L'histoire d'Elephant Man se déroule au début de la deuxième révolution industrielle. Le Royaume-Uni entre dans un nouvel âge technologique à partir des années 1880. La révolution industrielle se fonde sur l’exploitation de nouvelles sources d’énergie, principalement l’électricité et le pétrole. L’acier, l’électrochimie, la pétrochimie, les nouvelles machines sont les branches motrices de cette mutation des modalités de production, qui favorise les grandes villes (1). C’est à cette époque, marquée par la dernière phase du règne de Victoria (1837-1901), que John Merrick, « homme-éléphant », martyr, bête de foire et attraction mondaine, voit le jour.
Cette naissance est indissociable de son contexte historique, comme le soulignent les images et la bande-son. David Lynch perçoit déjà une analogie directe entre les nombreuses protubérances peuplant le corps de John et les explosions industrielles (2). Le réalisateur choisit le noir et blanc pour accentuer la part de mystère du protagoniste. Les jeux d'ombre et de lumière de Freddie Francis, le chef opérateur, reflètent ainsi les antagonismes qui caractérisent Merrick – à la fois homme et monstre – et la société victorienne – aussi charitable que cruelle. L’obscurité est logiquement réservée à l’univers nocturne, celui des tavernes ou de la cage de Merrick, lieux où dominent la vulgarité, la perversité et l’ignominie. La clarté est plutôt utilisée dans les séquences situées dans l’hôpital, lieu où règnent l’ordre et la dignité humaine. La bande-son, quant à elle, contient de nombreux bruitages (sifflements, ronflements, cliquetis, grincements) qui illustrent l’univers auditif du monde industriel. John peut lui-même être comparé à une sorte de « fabrique sonore », produisant des bruits respiratoires aussi désagréables que ceux d’une usine.
Merrick n’est donc pas un personnage anhistorique. Il ne peut fonctionner qu’à l’intérieur d’une certaine société et d’une certaine économie – même si le monstre est aussi vieux que le monde. Il est le fruit d’une époque bien précise. Le cadre social, lui-même configuré par des spécificités économiques, détermine un regard sur l’altérité. Ce rapport entre soi et l’autre, qui s’insère dans le cadre normatif du XIXe siècle, met également au jour une radiographie assez précise des mentalités et des jeux de représentation propres à l’ère victorienne (3).
L’espace de la monstration
L’espace global de la représentation est configuré dès le début du film. Le spectateur, en même temps que Treves, découvre les attractions de la fête foraine : les marionnettes, les tigres en cage, les cracheurs de feu et les « freaks », ces monstres exhibés dans les fêtes foraines. Ceux-ci incarnent à la fois l’altérité absolue et la dimension du spectacle (en étant assimilés à une curiosité comme une autre). Leur seule fonction sociale est d’appartenir à l’espace de la monstration. Triste réduction de l’existence par la dictature de la norme.
Treves rencontre Bytes et demande une séance privée. Le forain joue le jeu et raconte l’histoire de l’homme-éléphant. La pantomime transpose le spectateur dans un ailleurs fantasmatique, sur une île inconnue, au large de l’Afrique. Une femme est renversée par un éléphant durant son quatrième mois de grossesse. L’histoire fait référence à la séquence d’ouverture. Le film débute par un gros plan sur les yeux de la mère de Merrick. La caméra descend pour filmer le nez puis la bouche. Le plan suivant montre la photographie du personnage en entier. Il s’agit d’une très belle femme. L’opérateur fait un zoom sur le visage de la mère, relié au plan précédent par un fondu enchaîné et au plan suivant par un fondu noir. Cet effet de liaison scande toute la séquence. Un troupeau d’éléphants est filmé en plan fixe. L’image se superpose au visage de la mère. L’image se fige. Deuxième fondu noir. Les éléphants avancent vers l’appareil. Troisième fondu noir. Un éléphant est filmé en gros plan et au ralenti. Il donne un coup de trompe et fait tomber la mère, qui hurle. On entend seulement un barrissement amplifié, accompagné d’un martèlement menaçant. Le champ-contrechamp représente d’un côté la jeune femme qui est agressée, de l’autre l’animal qui s’acharne sur elle. Quatrième fondu noir. Une fumée blanche apparaît dans l’obscurité, accompagnée par le bruit du vent et les pleurs d’un bébé. Un fondu ferme logiquement la séquence. L’accident produit symboliquement un transfert organique. La physionomie de la bête s’imprègne dans les tissus intra-utérins et transforme le fœtus en pachyderme (4).
Le mystère, qui retarde le moment de la monstration, alimente d’autant plus la curiosité de Treves. Les artifices de la mise en scène fonctionnent parfaitement : le chirurgien est médusé. Celui-ci aperçoit enfin Merrick, qui apparaît dans deux plans très brefs. Le public, dans la salle obscure, n’a pas le temps de bien discerner la créature. Sa curiosité, contrairement à celle de Treves, n’est pas assouvie (5). Pour l’instant, l’homme-éléphant est juste hors champ. Il est invisible et ne parle pas – on entend seulement le bruit roque de sa respiration. Le monstre est piégé dans les limites de la non-monstration. Le jeu de la représentation est faussé, tandis que le paradoxe nourrit la frustration du spectateur (6).
Le mystère continue lorsque John arrive à l’hôpital. Il porte une cape et une cagoule surmontée d’une casquette. Lynch continue de cacher le personnage. Le regard demeure interdit. La démarche, aussi maladroite qu’inquiétante, les difficultés respiratoires de Merrick (on a l’impression qu’il est sans cesse au bord de l’asphyxie), augmentent les intentions voyeuristes du public. Comble de l’étrangeté : la cagoule ne présente qu’un seul orifice. Le masque a trois fonctions dans le film : il protège le regard de la foule en cachant la monstruosité de Merrick, il protège Merrick en le préservant de la furie populaire, il accroît enfin la curiosité naturelle du spectateur.
La séquence où l’homme-éléphant entre dans le hall de l’hôpital permet une transition subtile entre l’espace de la monstration vulgaire (la fête foraine) et l’espace de la monstration scientifique (le cabinet de Treves). Il passe alors du statut d’objet d’effroi à celui d’objet médical. Le phénomène de foire devient un phénomène anatomique. Le comportement de Merrick se conforme par conséquent à la manière dont il est traité par ceux qui l’exhibent (forain ou chirurgien). Confiné dans son mutisme, il ne répond pas aux questions de Treves, ni ne donne de signes de compréhension. La communication, pour l’instant, est impossible, malgré les paroles rassurantes du docteur, qui ne réalise aucunement la maladresse de ses propos : « N’ayez pas peur, je veux juste vous regarder ». L’homme-éléphant est soumis au regard normatif de Treves, comme il était auparavant soumis au regard terrifié des amateurs de sensations fortes.
Le chirurgien réitère la démarche de Bytes dans la séquence suivante. Après avoir regardé le monstre, il veut cette fois le montrer, en le présentant à ses éminents collègues de l’Université. L’amphithéâtre est bondé. Treves décrit les caractéristiques morphologiques de Merrick, caché derrière un rideau. Lynch ne montre toujours pas le corps disgracieux, uniquement filmé en ombre chinoise. Nouvelle mise en scène de la monstruosité. Les savants applaudissent, comme au théâtre, la découverte de Treves. Fête foraine ou conférence scientifique, c'est la même logique du spectacle qui s'applique.
Tous les personnages ne réagissent pourtant pas de manière identique. Le film présente en fait plusieurs niveaux d’humanité. Au niveau le plus bas se trouvent Bytes ou Broadneck (le manutentionnaire qui s’occupe du système de chauffage de l’hôpital), qui ne perçoivent Merrick qu’à travers un prisme lucratif. Bytes est dénué d’humanité – sa brutalité est décuplée par son alcoolisme. Broadneck ne vaut pas mieux : même s’il fait preuve de moins de cruauté (il ne le bat pas), il profite de l’a fragilité de l’homme-éléphant pour l’humilier et le torturer mentalement.
Treves et son épouse, les infirmières, Carr Gomm le directeur de l’hôpital, l’actrice Madge Kendal et la bonne société londonienne qui défile dans la chambre de Merrick, se comportent plus humainement avec le personnage. Il s’agit là encore de faire des distinctions. Certains sont réellement touchés par le destin de Merrick. D’autres le perçoivent seulement comme un enjeu mondain. Dans tous les cas, c’est néanmoins la logique utilitariste qui l’emporte. Le film ne ménage aucune place à la morale kantienne : les personnages, aussi charitable soient-ils, n’agissent que par intérêt : les riches s’achètent une conscience, tandis que Treves s’intéresse d’abord au cas Merrick pour acquérir une notoriété scientifique. Le chirurgien découvre ensuite l’homme qui se cache derrière l’animal et se met à lui témoigner une amitié sincère. Il réalise alors qu’il n’est pas différent de Bytes, puisqu’il a lui même instrumentalisé l’homme-éléphant en faisant de ce dernier une attraction bourgeoise et un sujet de salon.
Objet d’effroi, objet médical, objet social. Merrick devient une célébrité grâce à plusieurs articles de presse qui vantent à la fois sa difformité et son raffinement intellectuel. Cette contradiction nourrit la curiosité de l’élite sociale. Son voyeurisme est plus sophistiqué que celui des masses laborieuses, mais l'élite considère également la créature comme un objet qu’il s’agit de scruter sous tous les angles.
A la suite de l’orgie organisée par Broadneck, Bytes se rend dans la chambre de Merrick. Il enlève son « trésor » pour l’exhiber de nouveau dans les fêtes foraines. La vie du personnage redevient un calvaire. Les autres monstres le prennent en pitié et décident de le libérer. Leur attitude n’est cependant pas dénuée d’ambigüité. Beaucoup d’historiens du cinéma ont vu en eux une humanité véritable et sincère. Leur compassion est certes admirable, mais elle reste dictée par leur condition même de monstre. Leur comportement n’est pas moins utilitariste que celui de l’aristocratie ou de la bourgeoisie. La solidarité des « freaks » se fonde sur un principe communautariste qui ne témoigne pas d’une bonté extérieure à leur condition marginale.
Dès lors, c’est bien John qui est le personnage le plus humain du film. Le monstre, malgré les sévices qu’il a pu subir, se comporte avec douceur et gentillesse, sans jamais témoigner la moindre trace d’animosité à l’égard des hommes. Sa bonté dépasse tous les clivages, tous les critères de normalité et d’anormalité, toutes les formes de communautarisme. Le comportement de Merrick est d’ailleurs inexplicable, et relève d’un mystère aussi profond que celui de son origine monstrueuse. Cette grande pureté appartient bien sûr au domaine de la fiction – tout comme l’histoire racontée par Bytes. Les scénaristes se sont en effet inspirés de la vie du vrai Merrick (7) et ont façonné un personnage angélique pour rendre possible son intégration sociale.
Dès lors, c’est bien John qui est le personnage le plus humain du film. Le monstre, malgré les sévices qu’il a pu subir, se comporte avec douceur et gentillesse, sans jamais témoigner la moindre trace d’animosité à l’égard des hommes. Sa bonté dépasse tous les clivages, tous les critères de normalité et d’anormalité, toutes les formes de communautarisme. Le comportement de Merrick est d’ailleurs inexplicable, et relève d’un mystère aussi profond que celui de son origine monstrueuse. Cette grande pureté appartient bien sûr au domaine de la fiction – tout comme l’histoire racontée par Bytes. Les scénaristes se sont en effet inspirés de la vie du vrai Merrick (7) et ont façonné un personnage angélique pour rendre possible son intégration sociale.
La naissance de John Merrick
Les cours de Michel Foucault au Collège de France sont consacrés, en 1975, à l’étude de l’anormalité. Pour lui, le pouvoir, à partir du XVIIIe siècle, met en pratique une grande inventivité dans sa capacité de reformulation et produit un savoir indispensable à son bon fonctionnement (8). Foucault analyse sur cette base les éléments qui déterminent le terrain de l’anomalie au XIXe siècle. Parmi ces éléments, il définit le « monstre humain », qui implique à la fois la violation des lois de la société et des droits de la nature (9).
Dès l’époque médiévale, se met en place la figure du monstre, qui implique une superposition entre l’homme et l’animal. L’homme-éléphant, dans le film de Lynch, fonctionne sur ce principe de transgression de la classification des espèces – il est la synthèse de l’hominidé et du pachyderme (10). Mais ce caractère hybride n’est pas suffisant pour définir la spécificité du monstre. Pour Foucault, le monstre remet non seulement en cause l’ordre naturel, mais aussi la loi civile et religieuse. Il représente une « infraction du droit humain et divin » (11), car il résulte de l’accouplement de l’homme avec l’animal. Le père de Merrick n’est jamais mentionné dans le film. Cette absence renforce la métaphore de l’animalité évoquée par Bytes pour expliquer l’origine de l’homme-éléphant.
Le XIXe siècle opère une dernière mutation du concept de monstre : désormais, celui-ci présente un penchant manifeste pour le crime ou un comportement franchement criminel. Dans cette perspective, le monstre est monstrueux car il représente un danger pour la société. Merrick doit donc se soustraire à la vue des hommes, vivre en marge, se cacher dans la baraque de Bytes, porter une cagoule lorsqu’il est en public. Il doit de plus présenter une grande intégrité morale, pour montrer qu’il n’est pas une menace et briser le processus de marginalisation dont il est victime.
Carr Gomm et les visiteurs peuvent se rassurer : Merrick se comporte en bon chrétien, voire même en saint homme. Le personnage cite le Nouveau Testament de mémoire et construit la maquette de l’église qu’il entraperçoit depuis la fenêtre de sa chambre (12). L’injustice de son martyre (sa vie est un long chemin de croix), la simplicité de son alimentation (il consomme une bouillie de céréales réservée aux nourrissons) et de sa chambre, sa prévenance, son amour pour son prochain, l’absence totale de mauvaises pensées et de rancœur, son innocence virginale, ne peuvent que séduire les puritains.
L’abstinence sexuelle de John est bien pratique. Certes, ses parties génitales sont intactes et normales, comme l’indique Treves lors de sa conférence. Mais les scénaristes interdisent à Merrick toute relation physique avec les femmes. Le personnage provoque tout d’abord la répulsion des infirmières, qui finissent par l’apprécier en découvrant la douceur de son caractère. Merrick est ému en présence de l’épouse de Treves, car il n’as pas l’habitude d’être aussi bien traité par une femme aussi belle. La rencontre avec Mrs. Kendal est plus difficile à cerner. Les deux personnages interprètent une scène de Roméo et Juliette – histoire d’un amour impossible. L’actrice dépose un chaste baiser sur la joue de l’homme-éléphant, avant de l’appeler « Roméo ». Kendal s’étonne qu’il ne soit jamais allé au théâtre, comme elle pourrait s’étonner de sa virginité : « Le théâtre, c’est l’amour ! » s’écrie-t-elle. L’actrice se charge donc de mener l’éducation sentimentale de Merrick, en lui proposant d’assister à une représentation. Elle lui offre également son portrait dédicacé, que le protagoniste pose sur son chevet, juste à côté de la photographie de sa mère. Figure œdipienne et nouvel imaginaire érotique qui s’enclenche.
Les images s’arrêtent là. Mais il aurait pu en être autrement, comme dans le téléfilm sur Merrick, réalisé par Jack Hofsiss en 1980. Jacques Lourcelles revient sur une scène absente du film de Lynch, qui aborde justement la sexualité du personnage : « Merrick exprime à l’actrice Mrs. Kendal son désir d’avoir une maîtresse et lui avoue qu’il n’a jamais vu une femme nue. Elle se déshabille devant lui. Le Dr Treves survient et est très choqué. Mrs. Kendal ne reverra jamais plus Merrick » (13). Les scénaristes n’ont pas inclus une telle scène, qui aurait sinon brisé la « chasteté » toute chrétienne du protagoniste. La séquence où Broadneck oblige Merrick à embrasser des prostituées sur la bouche fait d'ailleurs figure de viol. Le spectateur s’insurge devant une telle calomnie : Broadneck tente de pervertir Merrick, en le jetant dans les bras de femmes licencieuses… L’innocence de l’homme-éléphant est néanmoins sauvegardée. Lynch montre bien qu’il est incapable d’opposer la moindre résistance face à une bande d’ivrognes en rut.
L’anthropomorphisme de Merrick dépend de son acquisition progressive du langage. Une infirmière est chargée de lui apporter son petit déjeuner. La caméra est placée en haut de la cage d’escalier. La jeune femme, filmée en plongée, monte les marches lentement. Elle s’arrête et semble hésiter (elle regarde vers le bas). La caméra recule, tandis que l’infirmière arrive au sommet des marches. Lynch renforce le suspens en recourant au montage alterné : au même moment, Treves tente de persuader Carr Gomm de ne pas renvoyer leur mystérieux pensionnaire. Retour à l’infirmière, qui se dirige vers la chambre de Merrick. Elle ferme les yeux, prend courage et ouvre la porte. Elle entre dans la pièce. Contrechamp. Le spectateur découvre enfin le visage et le corps difformes de l’homme-éléphant, qui se recroqueville dans son lit (14). Zoom rapide sur l’infirmière, qui laisse tomber l’assiette en poussant des cris de terreur. En face, Merrick se met à crier à son tour.
La figure de découpage champ-contrechamp décrit habilement le paradoxe de la séquence. Le monstre a peur : il est en présence d’une inconnue dont il ignore les motivations. L’altérité renvoie à l’altérité, tout comme le hurlement produit un autre hurlement. L’animalisation de Merrick s’opère dans une logique cyclique. Pour l’instant, aucune forme de langage n’est possible. La présence sonore de l’homme-éléphant se manifeste seulement par le bruit de sa respiration – qui ressemble par moment à des grognements – les cris qu’il pousse lorsqu’il se sent en danger, sans oublier ses nombreux silences, qui renforcent davantage son incapacité à communiquer. Un comportement profondément animal en somme.
Le docteur Treves apprivoise cependant la bête pour donner naissance à l’homme caché sous son enveloppe monstrueuse (15). Merrick se sent sécurisé pour la première fois de sa vie et il parvient à articuler ses premiers mots. Ses progrès sont spectaculaires, mais le personnage se contente d’abord de répéter les phrases que lui apprend Treves. Comme l’enfant répète les mots prononcés par ses parents pour apprendre à parler. Survient dès lors le moment de vérité. Carr Gomm rend visite au pensionnaire pour déterminer si ce dernier est un attardé incurable. Dans ce cas, Merrick sera contraint de quitter l’hôpital. Le directeur se rend compte que l’entretien a été soigneusement préparé par Treves. Carr Gomm sort de la chambre, avant d’être rejoint par le chirurgien, qui présente ses excuses à son supérieur. C’est alors qu’un miracle se produit. John récite la suite du Psaume 23, alors que son bienfaiteur ne lui a pas appris (16). L’homme-éléphant accède au logos. La preuve de son intelligence est faite. Carr Gomme et Treves rejoignent Merrick dans sa chambre. Le fait de filmer ce dernier en contre-plongée lui confère une stature plus imposante. Merrick peut désormais regarder dignement les deux personnages qui lui font face, car il est devenu un homme.
Le mutisme est rompu. Le renversement est total. Merrick fait preuve d’une sensibilité artistique et d’une sagacité qui ne cessent de surprendre ses hôtes. Toutefois, le retour à l’animalité n’est pas entièrement écarté. Merrick, une fois récupéré par Bytes, perd de nouveau l’usage de la parole et redevient l’homme-éléphant. Ce repli dans le silence met en exergue l'inhumanité de Bytes, qui semble perdre son accès au logos – il ne s’exprime plus qu’en vociférant des injures, qui le rendent encore plus méprisable17. A l’inverse, Merrick choisit de se taire, alors qu’il est parfaitement capable de s'exprimer avec raison. L’homme-animal se protège en se réfugiant de nouveau dans le mutisme.
John retrouve la parole dans l’une des séquences les plus poignantes du film. Le visage masqué, il descend du train et attire l’attention d’un garnement, qui lui demande pourquoi il a une grosse tête. L’homme-éléphant tente de le distancer. Le tempo de la musique s’accélère. Merrick se met à courir et renverse sans le vouloir une fillette. Il est encerclé et un homme lui retire sa cagoule. La séquence illustre parfaitement la thèse de Foucault. La maladresse du monstre est aussitôt assimilée à un acte de délinquance. Merrick, à cause de sa difformité, est perçu comme une créature vicieuse, naturellement portée vers le mal. La foule en colère poursuit Merrick pour le punir, et l’accule dans les toilettes de la gare. Sur le point d’être agressé, le personnage rompt son silence et choisit enfin de s’exprimer : « Non, je ne suis pas un éléphant ! Je ne suis pas un animal ! Je suis un être humain. Je suis un homme ». La puissance du logos convertit la foule. Le monstre peut souffrir autant que n’importe quel autre humain. L’anormalité est ici reléguée à une simple vue de l’esprit, une pure fabrication sociale, dont le but est de différencier les dominants (les normaux) et les dominés (les exclus du quadrillage opéré par la norme). Le film est ainsi une invitation à la tolérance et à la déconstruction de l’arbitraire normatif. Le discours corrosif des auteurs, qui s’attaquent sans détour à l’abjection humaine, n’implique pourtant pas une condamnation intégrale du pouvoir. Au contraire, l’autorité politico-morale de la classe dirigeante semble être légitimée si l’on observe attentivement le film.
Le singe de la bourgeoisie
Elephant Man a suscité une littérature abondante depuis sa sortie en 1980. De nombreux auteurs, émus par la beauté de l’œuvre, ont souligné son optimisme en relativisant la noirceur de son propos (18). Certes, l’humanité du protagoniste s’affirme tout au long du film. Encore faut-il replacer cette évolution dans une perspective plus large. Merrick applique en fait un procédé éthologique relevant davantage du mimétisme que du libre arbitre. Il se comporte en animal lorsqu’il est considéré comme un animal. Il répète la leçon enseignée par Treves pour impressionner Carr Gomm. Il joue au parfait petit bourgeois lorsque les riches viennent prendre le thé chez lui. La préciosité et le dandysme de John – même si l’élégance est un moyen d’affirmer le caractère « civilisé » du protagoniste – frisent le ridicule (19). Il se coiffe avec soin, se parfume, fait semblant de fumer, prend des poses suggestives, invente des dialogues aussi courtois qu’insipides. Lynch force le trait du maniérisme de Merrick, reproduction bouffonne des mœurs de l’élite sociale. Cette parodie bourgeoise ne manque pas de provoquer l’hilarité de Broadneck, lorsqu’il fait irruption dans sa chambre. La fête improvisée par la bande de débauchés met quant à elle un terme aux efforts grotesques de John pour paraître ce qu’il n’est pas.
Elephant Man a suscité une littérature abondante depuis sa sortie en 1980. De nombreux auteurs, émus par la beauté de l’œuvre, ont souligné son optimisme en relativisant la noirceur de son propos (18). Certes, l’humanité du protagoniste s’affirme tout au long du film. Encore faut-il replacer cette évolution dans une perspective plus large. Merrick applique en fait un procédé éthologique relevant davantage du mimétisme que du libre arbitre. Il se comporte en animal lorsqu’il est considéré comme un animal. Il répète la leçon enseignée par Treves pour impressionner Carr Gomm. Il joue au parfait petit bourgeois lorsque les riches viennent prendre le thé chez lui. La préciosité et le dandysme de John – même si l’élégance est un moyen d’affirmer le caractère « civilisé » du protagoniste – frisent le ridicule (19). Il se coiffe avec soin, se parfume, fait semblant de fumer, prend des poses suggestives, invente des dialogues aussi courtois qu’insipides. Lynch force le trait du maniérisme de Merrick, reproduction bouffonne des mœurs de l’élite sociale. Cette parodie bourgeoise ne manque pas de provoquer l’hilarité de Broadneck, lorsqu’il fait irruption dans sa chambre. La fête improvisée par la bande de débauchés met quant à elle un terme aux efforts grotesques de John pour paraître ce qu’il n’est pas.
Merrick est toujours le singe d’un autre (20). Du prolétaire venu au spectacle des monstres, du docteur qui lui apprend à parler, du bourgeois qui lui rend visite. C’est la dimension la plus pathétique du protagoniste. Dans l’espace de la fête foraine, il se conforme à l’image que lui renvoie la société. Dans sa chambre ou chez Treves, il imite l’homme afin de contenter ses attentes et lui faire plaisir. Bien entendu, il ne faut pas négliger la part de créativité du maquettiste, ni omettre les goûts très sûrs de l’esthète en matière de décoration ou de littérature. Toutefois, ce registre sensitif ne se suffit pas en soi, et il faut regarder de quelle manière John reproduit l’obséquiosité de l'élite, pour être enfin admis dans son cénacle. Merrick, qu’il se retrouve dans la peau de l’homme-éléphant ou dans celle du singe, se soumet à un même processus de séduction. Etre aimé par tous les moyens représente sa seule gageure. La bête de foire devient bête de salon. Tel est son cursus honorum.
Le miroir, comme objet et comme symbole, revient souvent dans Elephant Man. L’objet est d’abord prohibé par le chirurgien. Curieuse thérapie. Merrick n’a pas le droit de se regarder. Il n’est pas libre de jouir de son image, qui est confisquée par le personnel médical. Il est donc confiné dans la détestation de soi – on l’empêche d’admettre son inéluctable monstruosité – ou plutôt dans l’inexistence fictive de son corps ravagé par la maladie. On veut entretenir l’illusion de la normalité. L’intention est louable, mais la stratégie du paraître, qu’elle soit vestimentaire ou olfactive (21), n’en demeure pas moins un simulacre. Prétendre le contraire serait bien naïf.
Un lent panoramique, accompagné par une musique sourde, montre Merrick en train de dormir. Son sommeil est visiblement agité. La caméra s’arrête au niveau de la cagoule accrochée au mur. Un zoom sur le trou nous fait pénétrer dans le rêve du protagoniste. Travelling avant sur des tuyaux noirs, filmés en contre-plongée. La caméra se promène dans les pièces d’une usine, avec en surimpression les images de l’accident de la mère de Merrick. Les tuyaux symbolisent ici le cordon ombilical. On entend les barrissements off de l’éléphant, qui se substituent aux cris de la jeune femme. Puis des ouvriers actionnent une machine en cadence. Une superposition d’images montre ensuite de la fumée, l’axe supérieur de la machine et le dos nu des ouvriers. Dans le plan suivant, les ouvriers sont filmés au ralenti et s’avancent vers la caméra. Le premier de la file présente un miroir, dans lequel apparaît progressivement le visage de Merrick. Lynch insère un très gros plan sur son œil, avant d’ajouter des images d’un éléphant (la bouche, l’œil et la trompe). Merrick pousse un hurlement, tandis qu’un homme donne des coups de botte en direction de la caméra. La séquence se termine par des masses nuageuses qui tourbillonnent dans le ciel.
Ce cauchemar fonctionne comme un retour à la réalité. Le langage onirique, malgré les chemins sinueux et obscurs qu’il emprunte, ne ment pas. L’inconscient de Merrick lui rappelle que le refoulement de son animalité n’est qu’un subterfuge. La séquence peut également être interprétée autrement. Le miroir met l’homme en face de l’éléphant, et par effet de symétrie, l’éléphant en face de l’homme. Dès lors, on ne sait plus si c’est l’animal qui regarde son « devenir-humain », ou si c’est l’homme en devenir qui prend conscience de son animalité. Merrick reste une énigme, pour les autres et pour lui-même. Le miroir que lui présente Broadneck durant l'orgie organisée dans sa chambre renforce cette impression : John hurle en apercevant son propre visage. La prémonition formulée dans le rêve s’incarne dans le réel. L’altérité ne se conçoit plus dans un rapport extrinsèque. Merrick représente désormais sa propre altérité. L’échec de Treves se manifeste clairement. John ne voit pas l’homme dans le miroir. Il ne voit que le reflet de l’éléphant.
Le miroir comme symbole diffère du miroir comme objet, car il opère un décentrement du sujet vers un autre. Il n’est plus question cette fois de l’image de Merrick, mais de celle de ses visiteurs. Pour Serge Daney, « Plus l’homme-éléphant est connu et fêté, plus ceux qui lui rendent visite ont le temps de se faire un masque, un masque de politesse qui dissimule ce qu’ils ressentent à sa vue. Ils vont voir John Merrick pour tester ce masque : s’ils trahissaient leur peur, ils en verraient le reflet dans le regard de Merrick. C’est en cela que l’homme-éléphant est leur miroir, pas un miroir où ils pourraient se voir, se reconnaitre, Mais un miroir pour apprendre à jouer, à dissimuler, à mentir encore plus » (22).
La séquence du théâtre évoque ce jeu de dupes de manière symptomatique. Merrick est assis dans une loge, à gauche de la princesse de Galles. Treves et la jolie infirmière (ravie d’exhiber sa nouvelle robe) sont assis derrière eux. John ne porte pas sa cagoule. A première vue, le monstre n’est plus l’objet du spectacle. Il est désormais spectateur. A son tour de regarder. La représentation elle-même semble désamorcer son anormalité. Sur la scène, les acteurs sont déguisés en personnages de conte de fées – Lynch ne pouvait pas mieux exprimer la magie du théâtre. Il y a notamment un loup et un lion. Le sens des images est évident : Merrick n’est pas un vrai homme-animal, tout comme l’acteur déguisé en lion est un faux lion.
La fin de la séquence remet cependant en cause le nouveau statut de John. La représentation se termine et le rideau se ferme. Mrs. Kendal apparaît sur la scène et dédie la pièce à son très cher ami. Le public se met à applaudir. Treves s’adresse à Merrick : « Levez-vous, ils veulent vous voir ». John obéit et se lève. Standing ovation. Cet instant de gloire n’est qu’un mirage, car l’homme-éléphant redevient un sujet d’exhibition. Le vedettariat ne lui permet pas d’accéder à la normalité. Si les aristocrates et les bourgeois avaient considéré Merrick comme un individu normal, ce dernier aurait été placé de manière anonyme parmi les spectateurs.
Les applaudissements traduisent en fait toute la vacuité de l’élite. John n’a rien fait de remarquable pour mériter une telle ovation et les véritables intentions de la classe dirigeante sont ailleurs. Celle-ci ne célèbre pas les vertus morales, l’intelligence, la sensibilité, ou encore le courage de l’homme-éléphant. Ce que l’élite célèbre, c’est elle-même. C’est sa tolérance, son esprit charitable, son amour du prochain, son respect de l’humain. L’hommage est d’autant plus justifié que le petit peuple, aussi grossier que méchant, s’est régalé de la misère de Merrick durant tout le film.
Le pouvoir monarchique, à l’instar de la bonne société londonienne, est en représentation. Lorsque le public se tourne vers Merrick pour l’applaudir, la princesse de Galles se trouve également dans son champ de vision. Sa présence dans la loge, au côté de l’homme-éléphant, n’est pas fortuite. Elle incarne la bienveillance de la reine Victoria, profondément émue par le sort du plus démuni de ses sujets (23). Il n'y a donc aucune victoire pour Merrick, hormis celle de révéler la cruauté des pauvres et le narcissisme des riches, avant de s'endormir comme un homme normal et de mourir seul dans son lit (24).
Aurélien Portelli
_______________
(1) La population de Londres double ainsi en trente
ans et atteint 4 millions en 1880. La concentration des services amorce un
afflux de ruraux, attirés par les emplois industriels. La ville s’étale et
atteint des proportions gigantesques. Les quartiers ouvriers, construits
rapidement, s’opposent au centre-ville, muni de belles façades et de larges
avenues. Cf. Serge Bernstein et Pierre Milza, Histoire du XIXe siècle,
Hatier, 538 p.
(2) Elephant Man, tout comme Eraserhead,
dépeint une vision négative de la technologie. Lynch s’attarde plus sur les
accidents provoqués par les machines que sur les bienfaits de la production
industrielle. Le réalisateur condamne l’altération de la nature, l’aliénation
de l’homme, et les conséquences néfastes de la toxicomanie technologique. Pour
Treves : « L’abominable avec ces machines, c’est qu’elles ne veulent
rien comprendre ». L’histoire s’accélère, en même temps que les moyens
de production et de circulation des marchandises, asservissant l’intelligence à
l’arbitraire de la technique.
(3) Jousse rappelle que Merrick représente « l’impensé,
le refoulé, la part maudite et souterraine » de la révolution
industrielle (cf. David Lynch, Cahiers du Cinéma, p. 22).
(4) Par-delà la fiction inventée par Bytes pour
impressionner son public, il paraît aujourd’hui plus probable que le vrai John
Merrick ait souffert d’une maladie génétique appelée « syndrome de
Protée ».
(5) Le choix de montrer tardivement le visage et le
corps de Merrick est en fait une idée de Mel Brooks, le producteur du film (Cf.
David Lynch, entretiens avec Chris Rodley, Cahiers du cinéma, p. 74).
(6) Cette fascination pour le monstre exprime en soi
une forme de monstruosité et interroge directement la place du spectateur dans
le procédé filmique. Hubert Desrues montre, à juste titre, que Lynch dévoile
notre difficulté à accepter la monstruosité. «Tant que nous ne dépasserons
pas, tant que nous n’abandonnerons pas une certaine curiosité pour les
monstres, pour ceux qui sont hors normes, aucun espoir d’insertion sociale de
ceux-ci n’est fondé » (cf. Hubert Desrues, The Elephant Man, La
revue du cinéma, n°326, avril 1981). Le cinéaste sollicite le spectateur en
éveillant tout d’abord sa curiosité en dissimulant le monstre, avant de lui
faire prendre conscience de la dimension perverse de son voyeurisme (thématique
profondément lynchéenne, qui sera de nouveau traitée dans Blue Velvet).
(7) Christopher De Vore, Eric Bergren et David Lynch
ont écrit le scénario d’après deux récits biographiques : The Elephant
Man, A study in Human Dignity d’Ashley Montagu, et The Elephant Man and
Other Reminiscences de Frederick Treves.
(8) Michel Foucault, Les anormaux, « cours
du 15 janvier 1975 », Le seuil.
(9) « Il porte avec lui la transgression naturelle,
le mélange des espèces, le brouillage des limites et des caractères. Mais il
n’est monstre que parce qu'il est aussi un labyrinthe juridique, un viol et un
embarras de la loi, une transgression et une indécidabilité au niveau du droit.
Le monstre est au XVIIIe siècle un complexe juridico-naturel ». Michel
Foucault, Les anormaux, « cours du 22 janvier 1975 », Le
Seuil.
(10) Les autorités veulent d’ailleurs fermer la
baraque foraine de bytes, qu’elles jugent dégradantes pour les visiteurs et
pour la créature elle-même. On considère le monstre comme une erreur de la
nature, une altération de la création divine, qui doit être écartée de la vue
des gens normaux.
(11) Michel Foucault, « cours du 22 janvier
1975 », op. cit.
(12) Hormis sa gentillesse naturelle, Merrick présente
des talents exceptionnels de maquettiste, ainsi que des connaissances
intuitives de l’architecture religieuse – dues, apparemment, à son étonnante
imagination.
(13) Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma,
tome 3, Robert Laffont, p. 453.
(14) « On ne voit vraiment John Merrick, que
lorsqu’on a eu le temps de s’attacher à lui. Il fallait arriver à dépasser les
apparences, car c’est là le problème de fond, cette distorsion entre
l’apparence et la réalité » (cf. Entretien avec David Lynch, Le
Figaro, 6 avril 1981).
(15) On peut très bien formuler l’inverse, puisque
Merrick permet également de révéler l’humanité du chirurgien, dissimulée sous
son manque d’empathie initial.
(16) Treves continue de discuter avec Carr Gomm sans
se rendre compte, tout d’abord, que Merrick a appris la suite du Psaume sans
son aide. Lynch recourt au montage alterné et montre en même temps John, filmé
en plan fixe, qui poursuit son monologue. Comme l’indique Philippe
Leclercq : « La qualité métaphorique de l’éclairage imprègne la scène
d’une spiritualité propre à la révélation de l’humanité de John, à la
reconnaissance et à l’élévation de son esprit ». cf. www.cndp.fr/tice/teledoc.
(17)
Les insultes de Bytes se substituent à
tout discours cohérent : « Debout saloperie », « espèce de
sale faux-cul », « je sais que tu fais ça rien que pour
m’emmerder », « qu’il crève », « qu’il compte pas sur moi
pour le mettre au trou, ce tas de viande pourrie ».
(18) Coursodon et Tavernier mettent par exemple en
avant cet optimisme, en évoquant l’intégration de Merrick, son épanouissement
intellectuel et artistique, son accession à la normalité lorsqu’il se couche
sur le dos, et la promesse d’immortalité à la fin du film – on entend la mère
de Merrick annoncer : « rien ne meurt jamais » (cf.
Coursodon et Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Omnibus, p. 671).
(19) Eric Dufour est extrêmement gêné par un aspect du
film : « Privé de parole, Merrick apparaît comme une altérité
absolue, mais une fois doté de parole, il apparaît d’une grande naïveté qui
n’exclut pas un certain ridicule. Masi ce n’est pas Merrick, c’est l’image qui
ignore toute retenue et tombe volontairement dans l’excès. Ce n’est pas
Merrick, c’est le cinéma de Lynch qui est naïf, premier et immédiat, n’hésitant
pas à montrer l’homme-éléphant faire le beau dans la bonne société, mimer
l’élégance et collectionner les photographies des dames élégantes,
s’émerveiller lorsqu’on l’emmène au théâtre voir un ballet stupide avec des
gens déguisés en tigre et en loup, des fées, dans une ambiance de contes,
manifester des marques d’émotion profondes lorsqu’on lui offre un nécessaire de
toilette, etc. » (Eric Dufour, David Lynch, matière, temps, et
image, Editions Vrin, pp.118-119).
(20) Dans une séquence particulièrement éprouvante,
Bytes enferme Merrick dans une cage. Sa présence provoque la colère d’un
primate situé dans une cage voisine. Faut-il voir ici la preuve de l’ironie de
Lynch, qui met John face à sa propre réalité ?
(21) On peut penser que Merrick se parfume également
pour masquer sa puanteur « animale », remarquée lorsqu’il entre pour
la première fois dans le hall de l’hôpital.
(22) Serge Daney, « Le monstre a peur », Cahiers
du Cinéma, n°322, 1981.
(23) Dans une séquence précédente, on peut déjà
apercevoir le portrait de Victoria accroché au dessus des lits des malades. La
reine semble ainsi veiller sur leur sommeil et garantir la mise en œuvre de
leur rétablissement. La préservation de la santé est une affaire de pouvoir.
Elle constitue un enjeu majeure pour l’autorité politique à l’époque
contemporaine.
(24) Le suicide de Merrick lui permet non seulement de
dormir « comme un homme », mais aussi de choisir sa propre fin, alors
que, durant tout le film, il est le jouet des autres. Hubert Desrues propose,
quant à lui, une interprétation beaucoup plus sombre de la mort de John : « Lynch
va encore plus loin dans le désespoir en nous montrant que si les rapports
monstre-société sont a priori pourris par la curiosité, celle-ci s’exerce avec
la complicité de l’a-normal qui d’une manière ou d’une autre y trouve son
compte. Il ne reste plus alors de solution au problème et lorsque le monstre
prend conscience de la réalité profonde de l’échec, il ne s’offre lui aucune
autre possibilité que le suicide » (cf. Hubert Desrues, « The Elephant
Man », La revue du cinéma, n°326, avril 1981).
ELEPHANT MAN
Réalisation : David Lynch. Scénario : Christopher De Vore, Eric Bergren, David Lynch. Producteur : Jonathan Sanger. Photographie : Freddie Francis. Montage : Anne Coates. Musique : John Morris. Décors : Stuart Craig. Interprétation : John Hurt, Anthony Hopkins, Anne Bancroft (USA / RU, 1980, 188 min.).