dimanche 11 octobre 2009

Le Parrain : analyse de la première séquence du film


Le parrain, réalisé par Coppola en 1972 d’après le roman éponyme de Mario Puzzo, raconte le destin du clan Corleone, famille d’origine sicilienne parvenue au sommet de la hiérarchie mafieuse new-yorkaise. La première séquence est exemplaire : elle résume la substance classique de l‘œuvre et introduit les grands thèmes développés dans le scénario.

Le classicisme de Coppola

La première scène (séquence en temps réel ne comportant pas d’ellipses) du Parrain est composée de 14 plans. Coppola emploie des vues frontales, sans recourir à des plongées ou des contre-plongées. Excepté le gros plan de départ sur Amerigo Bonasera (Salavatore Corsitto), le réalisateur utilise surtout des plans rapprochés taille/poitrine, qu’il entrecoupe de plusieurs plans demi-ensemble.
La photographie est d’une admirable sobriété. On localise deux sources de lumière, toutes deux assez faibles. D’abord une lumière tamisée qui provient de l’éclairage artificiel des lampes d’intérieur. Puis une lumière naturelle venant des persiennes de la fenêtre située derrière le bureau de Corleone. La séquence est ainsi plongée dans une certaine pénombre, qui accentue l’aspect austère et solennel de l’entrevue.
La mise en scène de Coppola témoigne d’un profond classicisme. L’image est épurée, tandis qu’aucune musique n’accompagne les dialogues. Les mouvements de caméra sont rares. On repère tout d’abord un zoom arrière très lent, qui part de Bonasera et se termine avec la main et la tête de Corleone (Marlon Brando) sur le bord gauche du cadre, faisant signe de donner un verre à son invité. Quelques mouvements permettent également de recentrer Corleone dans le cadre. On remarque enfin un court travelling d’accompagnement lorsque Corleone reconduit Bonasera vers la sortie. Hormis ces quelques mouvements, Coppola privilégie le plan fixe.
La théâtralité de la séquence n’est cependant pas totale. Comme l’indique Iannis Katsahnias (Francis Ford Coppola, Cahiers du cinéma, 1997), un élément, dès le premier plan, signale que nous sommes bien au cinéma. C’est la main qui apparaît dans le champ droit et qui donne un verre à Bonasera. Cette main qui s’introduit dans le cadre rappelle l’existence d’un espace hors champ, même si la mise en scène tente de faire oublier ce dernier.
La direction d’acteurs, très précise, repose sur l’opposition évidente des deux protagonistes. Le jeu de Corsitto tout en retenu, manifeste la profonde humilité de l’immigré sicilien. Cependant, ses gestes et les vibrations de sa voix trahissent la haine que le personnage ressent pour les agresseurs de sa fille. L’interprétation sophistiquée de Brando nuance le classicisme de la scène. Ses nombreuses mimiques contribueront d’ailleurs à la célébrité du protagoniste (Brando se parodiera lui même en reprenant son rôle dans Premiers pas dans la mafia, réalisé en 1990 par Andrew Bergman). La première séquence révèle d’emblée l’autorité de Corleone, accentuée par la corpulence et la présence charismatique de l’acteur à l’écran.

La face obscure du rêve américain

Corleone ne croit pas en la justice légale, qu’il méprise. Il refuse de reconnaître l’autorité juridique et morale de l’Etat. La seule structure légitime à ses yeux est celle du clan qu’il dirige. Pour le chef mafieux, l’équité correspond à la « loi du talion ». La riposte doit être graduée et correspondre à l’intensité de l’attaque. Son système de valeurs repose d’abord sur le respect, fondé sur l’amitié, la sincérité et surtout la crainte. Son autorité est sacrée : il veut se faire appeler « Parrain » et Bonasera lui baise la main, comme s’il était un prélat de l’Eglise catholique.
La mafia ne peut fonctionner sans l'application de l’omerta (la loi du silence). La photographie et le décor (bureau plongé dans la pénombre, volets refermés) contribuent à renforcer l’aspect secret de la conversation. La scène se déroule dans un lieu fermé et gardé, à l’abri des oreilles indiscrètes. Les propos échangés ne doivent pas sortir de la pièce.
La séquence montre d’abord une image positive de la mafia. Celle-ci obéit à un code d’honneur et détient des valeurs chevaleresques. En effet, Corleone semble incarner la justice. Il protège les faibles, sans pour autant recourir au meurtre. La réalité est en fait bien différente. L’objectif des « hommes d’honneur » est de multiplier les activités illicites de la mafia, afin d’accroître ses bénéfices. Le service rendu par Corleone, de plus, n’est pas gratuit. Bonasera a une dette envers le parrain, qu’il devra un jour acquitter. La séquence prend dès lors l’aspect d’une cérémonie d’allégeance, qui renforce le pouvoir autoritaire du chef de la mafia sur le territoire qu’il dirige.
Le début du film dévoile tout d’abord une interprétation positive du « rêve américain ». Bonasera est un immigré honnête et travailleur. Sa réussite sociale ne fait aucun doute. Il s’est parfaitement intégré en devenant un « bon américain » - il porte du reste un prénom emblématique : Amerigo. De ce point de vue, le rêve américain fonctionne parfaitement.
Cependant, Bonasera n’a pas perdu ses vieux réflexes communautaristes. Il annonce tout d’abord que le petit ami de sa fille n’est pas italien. Cette remarque révèle un point de vue « raciste » : Bonasera nous dit implicitement qu’un Italien n’aurait pas commis un tel crime. De plus, le personnage refuse d’accepter le verdict rendu par la justice américaine. Il se tourne donc « naturellement » vers la justice mafieuse. L’assimilation de Bonasera affiche donc rapidement ses limites.
De son côté, Corleone a fait fortune. Il est devenu un notable et un bienfaiteur de sa communauté. Mais pour cela, il a dû organiser un syndicat du crime, véritable « Etat dans l’Etat ». Le rêve américain présente par conséquent une part obscure, qui permet à des sociétés criminelles de s’enraciner et de prospérer en Amérique. Même si Coppola montre une vision assez romantique du crime organisé, on ne peut donc affirmer que son film occulte la réalité de la mafia. Le cinéaste explorera d’ailleurs le passé criminel de Corleone dans Le parrain II (1974), afin de noircir davantage l’image « séduisante » du protagoniste (interprété cette fois par Robert De Niro).

Aurélien Portelli

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