mardi 4 juillet 2006

La chute : un film controversé sur les derniers jours d'Hitler

Les réactions de la presse allemande face à La chute ont largement configuré la réception critique en France. De nombreux quotidiens en Allemagne ont avancé que la nation avait enfin tourné une page de sa mémoire. Pour Oliver Hirschbiegel, la représentation minutieuse des derniers jours d’Hitler a brisé l’un des derniers tabous en vigueur dans son pays[1]. Cependant, beaucoup de journalistes se sont demandés si une œuvre cinématographique avait le droit de donner un visage humain au Führer. Certains historiens pensent également que le film, en se focalisant sur le personnage du dictateur, ne permet pas de comprendre les processus historiques du nazisme.
Différents réalisateurs se sont également prononcés. Pour Hans-Jürgen Syberberg, il n’est pas possible de raconter la fin d’Hitler
« sans susciter une forme d’empathie, sans provoquer de la compassion pour la créature agonisante. Il ne revient pas à l’art de traiter un cas aussi grave. (…) La chute, que Eichinger (le producteur) a fait réaliser d’après les souvenirs sans intérêt historique de la secrétaire d’Hitler, est donc un tribut à notre époque où tout peut devenir une valeur, où tout se fait monnaie courante »[2]. Wim Wenders est néanmoins le cinéaste le plus écouté dans l’Hexagone : celui-ci affirme que le film ne propose aucun point de vue historique sur la fin du IIIe Reich. La messe est dite. La presse française réitéra, dans son ensemble, les mêmes propos. Bien souvent sans grande intelligence.

Humaniser, décontextualiser et excuser le nazisme
De nombreux articles rejettent ainsi « l’humanisation » d’Hitler. Pour le journaliste de Télérama, le film présente « Un être plus pathétique que monstrueux, rendu presque touchant par l’interprétation d’un des plus grands acteurs allemands, Bruno Ganz, dont les yeux de chien battu rendraient humaine la pire des crapules (…) On le verra, aussi, provoquer chez ses derniers fidèles, mourant pour lui et avec lui, une force d’âme digne des modèles antiques »[3]. La maladresse semble énorme. Le critique limite le champ d’agir d’un « monstre » au seul registre de la monstruosité. Dire qu’Hitler n’était pas humain réduit les crimes nazis à une exception de l’histoire, rendue possible par des acteurs politiques et administratifs exerçant à l’extérieur de l’humanité. Le national-socialisme est l’oeuvre d’hommes et non de diables. L’humanité est capable des pires horreurs. Reléguer les nazis à des êtres inhumains disculpe trop facilement les bien-pensants. Au contraire, l’œuvre magistrale de Primo Levi nous dit que le nazisme révèle la honte d’être un « homme ». La honte d’appartenir à une espèce capable d’appliquer ou d’autoriser l’épuration raciale.
L’absence de contextualisation biaiserait par ailleurs la compréhension du film. Le vrai problème de
La chute serait donc de décrire les derniers jours d’Hitler sans donner de trame ni d’explications historiques sur le IIIe Reich. Selon Positif, on ne relève aucune réflexion sur l’histoire ou d’explications permettant de comprendre les agissements des personnages[4].
Mais c’est surtout contre l’occultation de la Shoah que la presse s’insurge. Le célèbre historien Marc Ferro pense qu’Hitler n’est plus un tabou depuis longtemps en Allemagne, et que
La chute conduit le spectateur à s’identifier aux Berlinois pris dans la tourmente. Ses arguments ne manquent pas d’intérêts : « Le film nous invite à nous identifier aux défenseurs de Berlin. Dans La chute, l’armée est pure, alors qu’on sait désormais que la Wehrmacht a participé à toutes sortes de crimes aux côtés des SS. (…) En fait, le Hitler qu’on nous montre dévie notre regard des vrais enjeux. Par exemple, quand il était dans le bunker, la question juive restait au cœur de sa volonté destructrice : en imaginant sa défaite depuis des mois, il accélérait la machine de mort dans les camps de concentration pour se venger. Mais ça, on ne peut pas le comprendre en voyant La chute. (…) Le film montre les souffrances de ceux qui défendent l’Allemagne, qui se rendent compte que Hitler les a conduit à un suicide collectif, pour mieux dégager les Allemands, d’une certaine façon, de toute responsabilité dans les crimes nazis »[5].
Le film exposerait ainsi la détresse des Berlinois sous les tirs soviétiques, en oubliant d’évoquer l’existence des lagers. Par exemple, selon
Le Nouvel Observateur, « Que les millions de victimes des camps de la mort ne soient évoquées que par un bref carton final relève d’un choix : elles non plus, personne ne les voit »[6]. Pour les Cahiers du cinéma, le film est destiné au public allemand pour aider à reléguer le traumatisme des années 1930 et 1940 à de l’histoire ancienne[7]. Le Monde considère que l’oeuvre « représente une Allemagne martyrisée, victime presque malgré elle de ce régime fanatique qu’elle aura pourtant – mais le film ne le dit pas – porté triomphalement au pouvoir et durablement soutenu. C’est sans doute cette dimension consolante, qui dissocie la nation du régime qu’elle a engendré, que le public plébiscite aujourd’hui dans un pays qui est pourtant censé regarder de longue date son histoire en face »[8]. On refuse ainsi aux Allemands d’évoquer leurs morts et la détresse des survivants. Ce que Rossellini avait montré en 1947 dans Allemagne année zéro n’est plus permis en 2005.
Les tentatives de réhabilitation du film
Les quelques journalistes et intellectuels favorables au film dénoncent les réactions exacerbées de leurs confrères. Claude Weill s’interroge sur le rejet de l’humanisation d’Hitler, l’occultation de la solution finale et l’exposition des souffrances de l’Allemagne au lieu de montrer ses crimes :
« On aura reconnu là la trace de préjugés antiallemands toujours vivaces ». Après avoir vu le film, il ne remarque « aucune complaisance dans le propos des auteurs. Le personnage vieilli et malade d’Hitler l’a « glacé d’horreur. (...) A part quelques néonazis hallucinés, on voit mal qui pourrait éprouver la moindre empathie avec cet Hitler là. (…) « Humains, oui, comme la lâcheté et le crime sont humains » [9].
Alain Finkielkraut est scandalisé par les réactions de la presse. Pour lui, le film ne montre pas l’humanité d’Hitler, mais
« l’inhumanité sans pareil d’une volonté qui ne reconnaît pas le principe de réalité et qui, à chaque obstacle qu’elle rencontre, trépigne, éructe, et tue »[10].
Anne Hugot-Legoff est encore plus virulente. Elle émet trois critiques :
« Premièrement, on ne parle pas de la Shoah, donc, c’est à démolir. On ne fait pas de cinéma sans demander l’imprimatur de Claude Lanzmann. C’est comme ça. Même si, en l’occurrence, la Shoah est hors sujet ». Elle affirme ensuite que le film lui a beaucoup appris sur le sujet et qu’il ne tente en acune manière de réhabiliter les Allemands. Au contraire, le réalisateur montre, selon elle, « le terrible travail du fanatisme » qui aboutit à la mort. « Ouvre les yeux, critique : ce qu’on te montre, c’est avant tout l’histoire d’une dinde, dont la parole ouvre le film comme elle le clôt »[11].

Une critique inadaptée aux exigences actuelles
Hormis certaines réflexions qui surprennent par leur pertinence, les articles dans leur ensemble sont d’une grande médiocrité. Les journalistes comptabilisent les erreurs et les déformations historiques. Erudition oblige. Ils regrettent que le réalisateur ne présente pas une analyse explicative de l’histoire. Leur soif de didactisme leur fait oublier qu’Oliver Hirschbiegel n’a pas réalisé un film de commande pour les écoles primaires. On s’interroge sur les intentions pernicieuses des auteurs du film. Ces derniers ont donc dû se justifier à plusieurs reprises, en affirmant leur bonne foi et en prouvant la validité de leurs sources historiques.
Cette polémique montre une fois de plus que la réflexion sur le nazisme est unidirectionnelle. On ne peut sortir des sentiers battus sans provoquer les foudres des conservateurs qui n’acceptent que le « déjà-vu » : à savoir les crimes, la culpabilité, et au final la monstruosité des Allemands. Au nom du devoir de mémoire.
Il est évident que le rejet de nouvelles formes de représentation du nazisme nuit considérablement à toute volonté mémorielle. La mémoire doit être réactualisée en fonction des enjeux du présent. Après avoir reconnu les atrocités commises par le national-socialisme, le temps semble venu de représenter les souffrances du peuple allemand. La chute ne souhaite disculper quiconque. Le film montre au contraire que les Allemands ont été victimes de leur propre aveuglement politique. Et qu’ils ont subi, en avril 1945, les conséquences des crimes qu’ils avaient commis ou autorisés.
Le manque d’argumentaires solides et la multiplication de lieux communs ont empêché l’élaboration d’une controverse constructive, éludant les véritables problématiques suscitées en filigrane par le film. Quelle est l’importance du IIIe Reich dans la pensée occidentale ? La représentation familière d’Hitler peut-elle servir la mémoire allemande ? Quels sont les dangers de s’enfermer dans une vision dogmatique de l’histoire ? Ces quelques questions auraient sans doute permis au débat de ne pas rester au ras du sol.
Pour conclure, quelle valeur faut-il donner au discours journalistique ? Le généralisme discursif, le travail dans l'urgence, le peu de place souvent accordé aux articles, le manque de connaissances chirurgicales sur le sujet, et la volonté de simplifier, voire de caricaturer un événement ne semblent plus à la hauteur des exigences du temps présent.
Aurélien Portelli
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[1] Frédéric Strauss, « Le monstre intime », in Télérama, 13 octobre 2004.[2] Hans-Jürgen Syberberg, « La chute, film prêt à consommer », in Libération, 6 janvier 2005.[3] Pierre Murat, « Terrifiante maladresse », in Télérama, 5 janvier 2005.[4] Anonyme, « La chute », in Positif, n°527, janvier 2005.[5] Marc Ferro (propos recueillis par Aurélien Ferenczi et Frédéric Strauss), « Un film sur Hitler sans le nazisme », in Télérama, 5 janvier 2005.[6] Pascal Mérigeau, « Goodbye Adolf ( ?) », in Le Nouvel Observateur, 6 janvier 2005.[7] Anonyme, « La chute d’Olivier Hirschbiegel », in Cahiers du cinéma, n°597, janvier 2005.[8] Jacques Mandelbaum, « Une représentation de la mort des bourreaux », in Le Monde, 5 janvier 2005.[9] Claude Weill , « Faut-il brûler La chute ? », in Le Nouvel Observateur, 23 décembre 2004.[10] Alain Finkielkraut (texte recuilli par Jacqueline Artus), in Le Nouvel Observateur, 27 janvier 2005.[11] Anne Hugot-Legoff, « Que fait la critique ? », in TéléObs, 3 février 2005.
LA CHUTE
Réalisation :
Oliver Hirschbiegel. Interprétation : Bruno Ganz, Juliane Kohler, Alexandra Maria Lara. Origine : Allemagne. Durée : 150 min. Année : 2005.

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