mardi 19 septembre 2006

Mémoire et sado-masochisme (Portier de nuit)

Max (Dirk Bogarde) est le réceptionniste d’un grand hôtel viennois. Parmi les clients, il reconnaît Lucia (Charlotte Rampling). Les regards se croisent et expriment une indicible stupeur. Flash-back. La mémoire refait surface. Une file de femmes est filmée caméra à l’épaule. Un visage est violemment éclairé par une lampe. C’est celui de Lucia. Flash-back suivant. Le cadrage est plus large, et laisse apparaître deux symboles forts : d’un côté l’étoile jaune épinglée sur des vestons, de l’autre l’uniforme d’un officier de la SS. C’est celui que porte Max, qui filme la jeune fille avec une caméra 8 mm. La lumière qui l’aveugle provient de lampe qu’un soldat pointe dans sa direction. Max est sublimé par Lucia. Le bourreau vient de choisir sa proie.

Le nazisme comme névrose sexuelle
Portier de nuit, réalisé par Liliana Cavani, sort sur les écrans en 1974 et crée une polémique retentissante dans la presse et l'opinion. Une nouvelle brèche avait été ouverte après Les damnés de Luchino Visconti (1969), qui évoquait, dans un plan, les égarements incestueux de Martin, s’engageant à la fin du film dans la SS. Désormais, des cinéastes se mettent à exploiter les névroses sexuelles générées par l’imaginaire nazi. Les bottes de cuir, les casquettes à tête de mort, les svastikas devenaient de nouveaux objets de fantasme et surtout de scandale. Michel Foucault s’est interrogé sur ce type de monstration cinématographique. Selon lui, « Le problème qui se pose est de savoir pourquoi aujourd’hui nous nous imaginons avoir accès à certains fantasmes érotiques à travers le nazisme. (…) N’est-ce pas l’incapacité où nous sommes de vivre réellement ce grand désenchantement du corps désorganisé, qui nous fait nous rabattre sur un sadisme méticuleux, disciplinaire, anatomique »[1]. Le nazisme devenait ainsi, dans la première moitié des années 1970, un phénomène sado-maso à la mode.
Le récit de Portier de Nuit se dédouble entre le temps présent de la narration et l’histoire intime qu’ont vécue les personnages dans les camps de concentration. La mémoire s’organise. Lucia s’isole dans la salle de bain de sa chambre d’hôtel. Elle se souvient. Contre-champ. La séquence est filmée en caméra subjective et montre Max perçu cette fois par Lucia.
Les protagonistes partagent le souvenir d’une même expérience, perçue selon deux prismes différents. Le procédé cinématographique choisit par Cavani place le spectateur d’abord dans la peau du tortionnaire, puis dans celle de sa victime. L’expérience du film ne peut se vivre que de chaque côté du miroir. L’emploi de la caméra subjective n’est pas pour autant systématique. Cavani ne veut pas risquer de perturber en profondeur les niveaux de réception spectatorielle.
La représentation des lagers et des violences nazies est assez édulcorée. Max terrorise d’abord Lucia en tirant des coups de revolver autour d’elle. Puis il l’a fait participer à différents jeux sadiques, sous l’œil hagard des autres déportées. Les crimes des SS sont donc réduits à une série d’actes dégradants auxquels prend peu à peu goût la captive. Le travail forcé, la faim, la mort sont exclus du champ filmique. L’idéologie racialiste du régime et sa politique d’extermination sont réduites à des pratiques sexuelles perpétrées par des érotomanes névrosés. Le phénomène concentrationnaire est donc présenté dans un rapport d’individualité et de perversité, qui évacue toute conception globalisante de la Shoah.

La purification d'une mémoire monstrueuse
Portier de nuit aborde par ailleurs le tabou de la mauvaise conscience des nazis, essentiel pour comprendre la psychologie des criminels qui ont échappé à Nuremberg. Max appartient à un groupe formé par d’anciens SS. Ces derniers organisent entre eux des procès factices. Il s’agit en fait d’une psychothérapie collective, où chaque membre est jugé et lavé de ses exactions. Ce simulacre juridique permet aux nazis de débarrasser leur conscience de tout ressentiment, pour que leur mémoire, ainsi que la mémoire du national-socialisme, puisse être purifiée.
Les documents qui pourraient prouver leur culpabilité sont méthodiquement détruits. Il en va de même pour les individus jugés dangereux. Un ancien prisonnier, qui fut épargné grâce à ses talents de gastronome, est assassiné par Max, qui craint d’être dénoncé. Les stigmates du passé sont minutieusement effacés pour permettre aux nazis de continuer de vivre dans un monde dénazifié. Un monde qui souhaite, contrairement à eux, réduire le IIIe Reich à un régime criminel.
Max et Lucia se retrouvent à l’opéra, durant une représentation de La flûte enchantée. La jeune femme se retourne fréquemment pour regarder son tortionnaire, qui est assis quelques rangs derrière elle. Lucia semble irrésistiblement attirée vers lui. La réitération de ce regard évoque les affects indestructibles qui les relient depuis qu’ils se sont rencontrés dans les lagers allemands.
Max finit par venir dans la chambre de Lucia. La jeune femme tente d’abord de lui échapper, puis l’attire et le serre contre son corps. La thèse du film, audacieuse, fit frémir l’opinion. La victime – sentiment impensable – a pris goût aux expériences qu’elle a subies dans les camps.
La mémoire s’incarne dans le présent. Les deux personnages reproduisent les gestes qu’ils ont faits jadis (cf. la séquence de la fellation). Le montage alterne des séquences sexuelles qui se sont déroulées dans les camps, et celles que les protagonistes rejouent une seconde fois, d’abord dans la chambre d’hôtel puis dans l’appartement de Max.
Lucia redevient l’esclave sexuelle de Max. Mais cette fois, la délimitation du sadisme et du masochisme n’est plus aussi clairement définie que dans les flash-back (du moins c’est ce que ces derniers laissent penser). Lucia reçoit la visite d’un des nazis, qui la questionne au sujet de sa relation avec Max. Celle-ci pourrait le compromettre définitivement en racontant la vérité. Dans cette séquence, son bourreau est à sa merci. Cependant, elle ne le trahit pas. Elle le protège. A son retour, Max la gifle car elle refuse de lui révéler ce que le nazi lui a demandé. Elle s’enferme dans la salle de bain, verrouille la porte, et brise une bouteille. Max fait irruption dans la pièce, tandis que les éclats de verre déchirent la plante de son pied. C’est avec plaisir qu’il sent monter la douleur, face à Lucia, qui se délecte du spectacle.
Les camps ont laissé en eux une trace indélébile qui les lie à jamais. Ce rapport pervers qui s’est institué entre eux anéantit évidemment la démarche des nazis qui tentent d’évacuer les preuves matérielles et psychiques de leurs exactions passées.
Pour Lucia, « Il n’y a pas de guérison possible ». Le syndrome des camps est inscrit dans sa chair. Max est également incapable d’oublier. Les nazis sont fiers d’avoir appartenus « à la fine fleur du IIIe Reich ». Max ne partage pas leur avis. « Je ressens de la honte quand je suis en pleine lumière ». C’est la raison pour laquelle il est devenu portier de nuit. C’est dans les ténèbres que sa conscience parvient à échapper aux souvenirs qui le dévorent depuis la fin de la Guerre.
Lucia représente désormais sa lumière. Il quitte donc son travail et l’obscurité de la nuit pour vivre près de sa « petite fille », qu’il tente de protéger des autres nazis, qui refusent de voir Max s’attacher à un ersatz du passé. Affamés, pris au piège, les amants prennent la fuite et sont abattus sur un pont, d’une balle dans le dos. Lucia porte des habits qui rappellent la fillette qu’elle était autrefois. Max a revêtu son uniforme d’officier SS. Ensemble, ils marchent au grand jour, d’un pas calme et assuré. Pour la première fois, leur passion nihiliste s’exprime en dehors d’un réfectoire ou d’une chambre. Ultime obscénité, inconcevable aux yeux du monde et surtout des nazis. Le renégat et sa putain méritent la mort. Au nom de la mémoire monstrueuse du national-socialisme, souillée par un amour sacrilège qui n’aurait pas dû survivre aux camps de concentration.

Aurélien Portelli
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[1] Michel FOUCAULT (entretien avec G. DUPONT), « Sade, sergent du sexe », in Cinématographe, n°16, décembre 1975-janvier 1976, pp. 3-5.

PORTIER DE NUIT
Réalisation : Liliana Cavani. Interprétation : Dirk Bogarde, Charlotte Rampling, Gabriele Ferzetti. Durée : 1h55. Année : 1974.

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