vendredi 19 mai 2006

Tetsuo : The Iron Man

Tetsuo est un miracle en noir et blanc. Une œuvre souterraine qui laisse une trace indélébile dans la conscience du spectateur.
Le scénario est minimal. Un morceau de métal pénètre dans la cuisse d’un homme. Des vers se mettent à grouiller dans la plaie béante. Pris de panique, il hurle et se précipite à l’extérieur. Il est alors renversé par une voiture. Après sa convalescence, il se transforme en monstre mécanique, tandis que la civilisation s’écroule autour de lui.
Les dialogues sont presque inexistants. La parole s’efface, se disloque. Elle devient inutile face à l’horreur de la transformation.
Adepte d’un cinéma enragé, Tsukamoto réalise un film emblématique de l’underground japonais des années 1980
[1]. Le réalisateur tourne en 16 mm. La photographie est granuleuse, abrupte. Tsukamoto privilégie les longues séquences descriptives et utilise certains effets de montages, tels que les fondus enchaînés.
Les cadrages des premiers plans sont difficiles. Puis la caméra se stabilise pour décrire un univers composé de fragments d’objets récupérés. Le cinéaste entretient une véritable passion pour le métal entortillé. Les ressorts, les câbles. Il ne se lasse pas de les filmer en multipliant les plans fixes, les panoramiques ou les travellings optiques.
La musique expérimentale accentue l’industrialité des images. Les percussions assourdissantes sonnent le glas des sociétés modernes, qui croupissent sous les déjections de leur opulence.
Tetsuo célèbre les dernières heures de l’utopie technologique et du règne de la surconsommation.

Le cloisonnement social
Le personnage de Tetsuo est l’archétype de l’employé japonais moyen, qui voit sa société sombrer progressivement dans le chaos.
Le film évoque le rejet de « l’autre », qui n’est autre que « soi-même ». Ce corps étranger, cette créature biomécanique qui menace l’intégrité du monde et de l’espèce humaine.
La paranoïa s’inscrit sur les visages filmés en gros plan. Tetsuo s’assoit dans le métro près d’une femme. Celle-ci change de place. Ce type de comportement, si fréquent dans les transports en commun, illustre la déstructuration quotidienne des sociabilités. Le dénigrement d’autrui et le cloisonnement social deviennent alors le prétexte d’une transformation monstrueuse : la femme est contaminée par le mal et se change en machine. La malédiction est la conséquence de la stérilisation des rapports humains.
Après sa métamorphose, le personnage se voit sur son téléviseur, en train de faire l’amour à sa compagne. L’acteur se change en voyeur. Le transfert est total. Désormais, la vraie vie est télévisuelle, alors que la réalité n’est plus qu’une fiction grotesque. La télévision est le miroir obligé du monde. Le reflet de sa laideur et de son impuissance.

La fusion du corps et de l’objet
Les accessoires du film proviennent des décharges fouillées par Tsukamoto. L’utilisation de ce matériel de récupération évoque à l’écran une sorte d’archéologie de nos sociétés contemporaines, qui semblent figées dans les déchets qu’elles produisent.
Les appareils electro-ménagers vétustes s’animent en entrant en contact avec la peau du personnage, qui attire à lui toute sorte d’objets métalliques. De la vapeur et des liquides huileux s’échappent de leurs entrailles ; ce sont des organismes vivants qui respirent et qui saignent.
L’emploi de la technique "image par image" et l’utilisation d’un arrière plan en vitesse accélérée évoquent les plans les plus audacieux du film. Ceux-ci expriment la rapidité de la propagation du mal et le désordre de la chair.
Les ordures dévorent le protagoniste, dont le corps fusionne peu à peu avec son biotope. La chair et de le métal donnent naissance à un nouvel alliage. Le corps se transmute et accède à une forme d’existence supérieure.
De nombreuses protubérances, comme les câbles striés, évoquent l’image du cordon ombilical sectionné. Tetsuo instaure un nouveau rapport à l’origine. Les propriétés de la chair sont renversées. Le devenir et la généalogie du corps s’établissent désormais dans un rapport avec le métal. La caméra s’attarde longuement sur le corps qui rentre en rapport avec d’autres composés semi-organiques. Ils rappellent les propos de Gilles Deleuze : « Les forces dans l’homme entrent en rapport avec des forces du dehors, celles du silicum qui prend sa revanche sur le carbone, celles de composants génétiques qui prennent leur revanche sur l’organisme (…) » [2]. Tetsuo ranime le débat sur la mort de l’homme et l’avènement d’une nouvelle forme-homme.
Tetsuo entretient également une certaine ambiguïté quant au statut social de l’objet. Celui-ci accède à un autre degré d’évolution en devenant lui-même vivant. Son omniprésence dans nos systèmes de consommation parvient à son paroxysme. L’objet, célébré à outrance, finit par usurper la vie humaine.

La désérotisation de l’acte sexuel
Tetsuo n’est pas un porno soft, comme on peut parfois le lire, mais une expérience qui désérotise l’acte sexuel. Le discours du film renverse en premier lieu le pouvoir phallique. Le personnage est par exemple sodomisé en rêve par une femme dotée d’un pénis monstrueux.
La surabondance de représentations et de discours sexuels tue le vrai désir. Le protagoniste a une énergie érotique débordante. Sa compagne croque une saucisse, symbole de l’émasculation, qui déclenche chez lui une irrésistible envie sexuelle. Mais le désir de Tetsuo se retourne contre lui. Le pénis du personnage se transforme en une sorte de perceuse incontrôlable. Le métal prend désormais sa revanche et les outils meurtriers succèdent aux accessoires de latex. Le désir est incontrôlable au point d’annihiler toute forme de volonté.
Le protagoniste perd son humanité à mesure que le métal recouvre son corps. Il se transforme en une bête hybride qui agresse sa compagne. Celle-ci enfonce un couteau dans sa gorge. La créature émet des grésillements et de la fumée. La perceuse s’arrête de tourner. La machine semble être hors d’état de nuire. Fausse piste. Le monstre reprend vie. Il a perdu, en même temps que son humanité, la possibilité de mourir. La perceuse fonctionne de nouveau, et transperce la jeune femme dans une ultime tentative sexuelle. L’érotisme sauvage régule l’ensemble des rapports sociaux et finit, dans
Tetsuo, par anéantir toute forme de civilisation. Ce malaise dépasse le cadre de l’archipel nippon et interroge directement les valeurs occidentales. La portée de Tetsuo est universaliste.

Aurélien Portelli
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[1] Tetsuo connaît une certaine postérité, en inspirant des clips musicaux (notamment Shock To The System, avec Billy Idol, 1993) et des longs-métrages comme Pi (Darren Aronofsky, 1998) ou Electric Dragon 80.000 V, (Sogo Ishii, 2000).
[2] Gilles Deleuze, « Sur la mort de l’homme et le surhomme », in Foucault, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 140.

TETSUO : THE IRON MAN
Réalisation :
Shinya Tsukamoto. Interprétation : Kei Fujiwara, Renji Ishibasi, Tomoro Tagushi. Origine : Japon. Année : 1987. Durée : 1h07.

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