mardi 21 novembre 2006

Babel

Babel, qui clôt la trilogie qu’Alejandro González Iñárritu a consacrée au « principe des coïncidences », entrecroise la destinée de personnages vivants aux quatre coins du globe. A première vue, le film semble reposer sur la multiplication des archétypes. Deux jeunes marocains vivent dans les montagnes et gardent les chèvres de leur père. Pour tester la portée de leur fusil, ils visent un bus et blessent accidentellement Susan (Cate Blanchett), une touriste américaine. Richard (Brad Pitt), son mari, la fait transporter d’urgence dans une bourgade voisine. Le protagoniste lance un regard inquiet sur le docteur arabe qui vient ausculter sa femme. Ce regard, c’est celui des pays riches qui jugent les pays pauvres. Iñárritu donne d’ailleurs raison à Richard : l’homme n’est que vétérinaire. Dans les villages du désert, seules les bêtes ont droit à un médecin. Du Maghreb, le réalisateur ne retient donc que les conditions misérables des indigènes.
Les Japonais sont également tels que les imaginent les Occidentaux. Dingues de nouvelles technologies, astreints à des conventions sociales étouffantes et des horaires de travail aberrants. Entre une mère qui s’est suicidée et un père totalement absent, Yasujiro (Koji Yakusho) est une adolescente sourde-muette qui ne trouve pas sa place parmi les jeunes de son âge.
Les enfants de Richard et Susan sont élevés depuis leur naissance par Amelia (Adriana Barraza), une Mexicaine qui vit illégalement aux Etats-Unis. Le mariage de son fils permet au réalisateur d’évoquer lapidairement certaines sociabilités latino-américaines. Les Mexicains ont le sang chaud, et Amélia, malgré son âge, est courtisée par un senior durant les noces.
Hormis le déroulement habilement éclaté de la narration et la belle photographie du film, on ne note pour l’instant rien de bien édifiant. La représentation des groupes ethniques est trop évidente et réserve peu de surprises au spectateur. Il faut du reste dépasser ce premier niveau d’interprétation de
Babel pour en apprécier toute la subtilité. Iñárritu s'amuse en fait à déconstruire les archétypes qu’il avait si bien agencés, afin de prouver la perméabilité des communautés humaines. La globalisation des échanges pourvoit d’ailleurs à leur rapprochement. Babel illustre l’idée d’un « village-monde », où chaque protagoniste est en contact avec une culture opposée à la sienne. Un Japonais se lie d’amitié avec un guide maghrébin. Un policier marocain porte une paire de Ray-Ban et conduit une Toyota. Yasujiro pénètre dans une boîte de nuit qui passe de la musique anglo-saxone. Amelia a décidé de s’installer définitivement chez les gringos. Ce n’est pas un hasard si Iñárritu évoque à peine la culture américaine, noyée dans le tourisme de masse et soumise à un inéluctable processus d’hispanisation.
Le réalisateur montre également que les personnages sont victimes des membres de leur propre communauté. La police marocaine persécute les montagnards. Le douanier qui s’acharne sur Amelia et son neveu (Gael Garcia Bernal) est interprété par un acteur d’origine mexicaine (Clifton Collins Jr.). Les latino-américains gardent les marches de l’empire et traitent les immigrés sans aucun ménagement.
Le corps de Yasujiro, qu’elle exhibe à tout va, devient le principal témoin de sa détresse. Elle dévoile son
« monstre poilu » aux garçons, plonge la main du dentiste dans son intimité, se présente dévêtue devant un policier pour l’exciter, et recevoir peut-être un peu d’amour en échange. Dans la séquence de la boite de nuit, le réalisateur joue sur plusieurs registres de sensation en coupant le son in, pour faire partager au spectateur la surdité de la jeune fille. Sur la terrasse, Yasujiro s’appuie contre la rambarde et regarde les tours de la mégapole. Nue face à ces milliers de lumière, elle lance un cri silencieux à cette société qui la considère comme une infirme et refuse de la regarder comme une simple adolescente.
L’homogénéité des Occidentaux est fictive : dès que Richard a le dos tourné, les touristes font démarrer le bus. Seul un Maghrébin fait preuve d’humanité à son égard en le soutenant jusqu’au bout. Mais l’Américain ne comprend pas son désintéressément, et lui propose quelques dollars en guise de récompense. Le Marocain refuse son aumône. Il a agi par solidarité, au nom d’une fraternité universelle. Richard le comprend au moment de partir, après l’avoir serré dans ses bras.
Les pauvres, quant à eux, ne profiteront d’aucune solidarité. La détermination de la police – qu’elle soit marocaine ou américaine – ne leur laisse pas la moindre chance. Cyniquement, les stores de la douane laisse apercevoir la photographie de Bush. Le président peut bien sourire, ses services viennent d’appréhender une nouvelle clandestine.
Aurélien Portelli
In Jeune cinéma, n°306/307, décembre 2006, pp. 109-111.
BABEL
Réalisation :
Alejandro González Inárritu. Scénario : Guillermo Arriaga. Photographie : Rodrigo Prieto. Interpétation : Brad Pitt, Cate Blanchett, Gael Garcia Bernal, Koji Yakusho, Adriana Barraza. Origine : Etats-Unis. Durée : 135 min. Année : 2006.

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