mardi 6 février 2007

La laideur du monde selon Aronofsky

L’œuvre de Darren Aronofsky, encore en pleine gestation, mérite un premier inventaire. Même si son dernier film a déçu une grande partie de la critique, on ne peut nier l’importance et la qualité de ses deux réalisations précédentes (je n’évoquerai pas sa participation au scénario de Abîmes, oeuvre laborieuse et sans intérêt, où les personnages sont piégés dans un sous-marin hanté). Dans Pi (1999), le premier long-métrage du réalisateur, Max Cohen (Sean Gullette) est un mathématicien qui tente de découvrir le code régulant les marchés boursiers ainsi que l’ensemble des phénomènes naturels. Ce film en noir et blanc s’inspire en grande partie de Tetsuo : The Iron Man (1987), de Shinya Tsukamoto. Le scénario de ce chef-d’œuvre est minimal : il montre les étapes de la transformation d’un homme en monstre mécanique, alors que la civilisation s’écroule autour de lui. Adepte d’un cinéma enragé, le cinéaste signe une œuvre emblématique de l’underground japonais des années 1980. Il tourne en 16 mm, adopte une approche abrupte - aussi bien du point de vue des images que de la bande-son (les dialogues sont presque inexistants et la musique industrielle assourdissante) - tout en expérimentant plusieurs effets novateurs, repris par Aronofsky dans Pi. La photographie granuleuse, les décadrages et la vitesse de défilement des photogrammes, accélérée dans certains plans, rappellent le film de Tsukamoto. Autre caractéristique importante : une caméra est placée devant le visage de Max, tandis qu’un travelling arrière accompagne l’avancée du protagoniste dans le champ. Le déroulement de la narration épouse quant à elle les aléas des expériences du jeune homme. Par conséquent, le récit trépigne et s’égare à travers le jeu des énigmes, parfaitement intégrées dans la construction éclatée des séquences.
La variété des angles et la beauté des cadrages de
Requiem for a Dream (2001) sont encore plus saisissantes que dans Pi. Harry Goldfarb (Jared Leto), sa petite amie Marion (Jennifer Connelly) et Tyrone (Marlon Wayans) sont des junkies qui multiplient les combines afin de se procurer leur dose quotidienne d’héroïne. Sara (Ellen Burstyn), la mère d’Harry, vit seule et reçoit une invitation pour participer à son émission favorite. Elle décide alors de perdre énormément de poids, pour rentrer dans sa belle robe rouge et épater tous les téléspectateurs. La mise en scène sophistiquée de Requiem se concentre, contrairement à Pi, sur la destinée sordide de plusieurs personnages, qui se trouveront tous face à l’échec de leur propre rêve. Le traitement narratif est certes plus classique, mais n'en demeure pas moins fascinant.
Il en va tout autrement de The Fountain (2006), œuvre très décevante, qui amorce néanmoins un virage décisif dans le style de l’auteur. Hugh Jackman incarne trois personnages vivant à des époques différentes. Tomas est un explorateur du XVIe siècle qui part en pays maya à la recherche de la fontaine de jouvence. De nos jours, Tommy est un neurochirurgien qui essaie désespérément de guérir le cancer de son épouse Izzi (Rachel Weisz). Enfin, Tom a survécu dans un futur très lointain, et voyage à travers l’univers dans une bulle, espérant ressusciter la femme qu’il n’a pu sauver de la mort. Aronofsky abandonne la plupart des effets qui l’avaient auparavant rendu célèbre. Mais la complexité du montage et la préciosité des plans ne suffisent pas à donner de relief à ce drame alambiqué. L’émotion, si forte dans Pi ou Requiem, se tarie progressivement et finit par déserter le film, dont l'échec artistique doit être considéré comme une transition nécessaire dans l’œuvre du cinéaste.
La perception du Monde et son interprétation appartiennent aux grandes questions posées par Aronofsky. Dans Pi, le jeu de Go représente une réduction de l’univers, tandis que la spirale des coquillages et des graphiques évoquent le mouvement fondamental de la nature. Max observe l’effet du vent dans les arbres et le défilement des chiffres de la bourse pour comprendre l’énigme qui l’obsède. Sa théorie repose sur trois axiomes : « Le langage de la nature est mathématique ; tout ce qui nous entoure peut être mis en équation ; toute représentation graphique d’une équation met en évidence une séquence – donc la nature est faite de séquences ». La structure que Max recherche, et qui est sensée synthétiser l’essence numérique du réel, le conduit paradoxalement à se déconnecter de la réalité. Perdu dans ses calculs mathématiques, il fréquente seulement le professeur Sol Robeson (Mark Margolis), son mentor, avec lequel il peut parler de l’avancée de ses travaux. Hormis quelques rencontres qui l’agacent, il reste enfermé dans son appartement, où il se sent protégé d’autrui. L’omniprésence de la voix off accentue d’ailleurs la solitude volontaire du protagoniste. Les verrous, qu’il referme dans de nombreux plans, prouvent qu’il veut vivre en huis clos, afin de se consacrer uniquement à ses problèmes scientifiques. Max a ainsi très peu de contacts directs avec son entourage. Il préfère regarder ses voisins à travers le cadre déformant de son judas plutôt que de leur ouvrir la porte. Les personnages d’Aronofsky sont souvent des reclus qui perçoivent singulièrement leur environnement, sans toujours parvenir à le comprendre.
Dans
Requiem, l’utilisation de focales déformantes montre également que Harry et Tyrone ont une perception biaisée du réel lorsqu’ils se droguent. La télévision permet à Sara de s’évader de son quotidien. Le présentateur qu’elle admire semble provenir d’un univers imaginaire. Il annonce seulement des bonnes nouvelles à ses invités – qui répètent mécaniquement ses paroles – et leur prodigue des conseils alimentaires : « Pas de viande rouge pendant un mois ! ». Partisan d’une vie saine et épanouie, il est en parfaite opposition avec les héroïnomanes du film, qui mènent une existence autodestructrice. Aronofsky dénonce ainsi la fausseté des propos du présentateur (qui anéantit progressivement le discernement des téléspectateurs) en le confrontant à la réalité sociale. La fonction narrative de la toxicomanie, en plus d’exprimer la déchéance humaine, est donc de démythifier le discours télévisé.
Dans
Tetsuo, le personnage regarde son téléviseur et se voit subitement en train de faire l’amour à sa compagne. Par ce transfert d’image, Tsukamoto dénonce la télévision, qui se substitut peu à peu à la vraie vie. Pour lui, la boîte vénérée dans les foyers est devenue le miroir obligé du Monde. Le reflet de sa laideur et de son impuissance. Sur ce point, Requiem va encore plus loin que l’œuvre du cinéaste japonais. Sara imagine son double télévisuel surgir du poste en compagnie de la célébrité. Les deux individus se matérialisent dans son appartement, se moquent de sa décoration douteuse, des fissures du plafond et du corps de la pauvre femme, outragé par les amphétamines. Le public s’esclaffe en regardant cette misère, complètement bannie du monde féerique des émissions et des téléfilms. Aronofsky en profite d’ailleurs pour dévoiler la duplicité du « gentil » présentateur, révélée au grand jour lorsqu’il se retrouve de l’autre côté de l’écran. L’hallucination de Sara atteint son paroxysme lorsque les maquilleurs se ruent sur elle et que les techniciens transforment son appartement en plateau télé. L’assemblée défile ensuite en musique, transformant le spectacle en carnaval grotesque. L’humiliation de Sara est complète. Aronofsky rompt cependant l’ambiance festive lorsque le réfrigérateur, muni d’une rangée de dents acérées – ultime délire – s’avance vers le personnage dans le but de l’engloutir.
Pour Aronofsky, la question de l’intelligibilité du Monde ne se résume pas au regard du névrosé ou du marginal. Elle s’établit, dans son œuvre, à partir de grilles d’analyse qui dépendent aussi bien du champ scientifique que du domaine religieux.
Pi ressemble formellement à une expérience mathématique. On a l’impression que le réalisateur, en multipliant les effets à outrance, cherche à épuiser le langage cinématographique, tout comme le protagoniste passe en revue les solutions pour élaborer sa fameuse théorie. Ainsi, les segments du film sont à l’image des combinaisons élaborées par Max : ils nous permettent d’accéder à une certaine compréhension de l’univers. A l’évidence, Aronofsky joue la carte de l’utopie : il est tout aussi peu probable de réaliser une quintessence du cinéma (traditionnel ou underground) que de vouloir mettre en équation la nature. Le réalisateur invoque également dans Pi une certaine tradition ésotérique. Max est poursuivi par une secte juive, persuadée que la séquence du mathématicien est capable de révéler le vrai nom de Dieu et de fournir la clef du jardin d’Eden. Aronofsky superpose science et croyance fantaisiste, en s’inspirant de la tradition kabbalistique et pythagoricienne.
The Fountain, qui débute par un extrait de la Genèse, pose des questions métaphysiques encore plus ambitieuses, en brassant une multitude de références religieuses. La prédominance de la lumière dorée symbolise la pureté, tandis que les plans en plongée expriment la transcendance. L’iconographie bouddhique épouse celle de la Crucifixion (évoquée par les travellings latéraux et horizontaux qui dessinent, selon le cinéaste, des mouvements en forme de croix).
Le scénario du film est fondé sur la transversalité des mythes mayas et judéo-chrétiens, qui abordent chacun à leur manière la question de l’immortalité. Tommy utilise, dans le cadre de ses expériences, un arbre d’Amérique du Sud aux propriétés étranges, qu’une légende associe à l’Arbre de vie de l’Ancien Testament.
L’existence des personnages d'Aronofsky semble donc indubitablement liée à la quête qu’ils entreprennent. Celle-ci se construit toujours autour d’une recherche – de l’équation universelle, de la drogue, de la fontaine de jouvence – qui détermine la totalité de leur agir et de leur devenir. De ce fait, il n’est pas étonnant que l'oeuvre du cinéaste soit peuplée de monomaniaques en tout genre.
Max raconte en boucle la même histoire, qui explique l’origine de ses maux de crâne. Durant son enfance, il a fixé trop longtemps le soleil et a failli perdre la vue. Cet accident, qui revient plusieurs fois dans le récit, révèle les tendances obsessionnelles de Max, prêt à risquer sa santé pour assouvir sa curiosité. Tommy ressemble beaucoup au mathématicien. Tout comme lui, il est obnubilé par les expériences qu’il mène pour vaincre le cancer.
A l’inverse, les personnages de
Requiem ne sont animés par aucun rêve grandiloquent. Leur motivation existentielle reste aussi insignifiante que leur quotidien. On est donc saisi par une véritable sensation de vertige quand on passe d’un film à l’autre. L'unique but de Sara est de passer à la télévision. Le film pose le problème fondamental de la volonté dans nos sociétés modernes. La mère d’Harry est incapable de suivre ses résolutions. Après l’échec d’un régime à base d’agrumes, ce sont les amphétamines qui lui permettent de maigrir. Pour souligner la continuité stylistique entre Requiem et Pi, Aronofsky insère le même type de séquence lorsque Max et Sara ingurgitent leurs médicaments (ouverture de la boite, versement des cachets dans la main, gros plan sur la bouche qui les avale), sans lesquels ils ne peuvent poursuivre leur objectif.
Harry, Marion et Tyrone ne pensent qu'à une chose : s’approvisionner régulièrement en héroïne. Seule compte la prochaine dose. Le drogué voit court ; le futur n’a pour lui aucune consistance. Les plans où Aronofsky accélère la vitesse de défilement des images illustrent parfaitement cette idée. Le temps qui sépare chaque nouvelle injection n’a pas de valeur en soi. Il s’agit pour le toxicomane de toujours réduire ces moments d’attente, au cours desquels ses besoins ne sont pas rassasiés. Les instants intermédiaires doivent s’écouler le plus furtivement possible.
Le thème du corps outragé occupe ainsi une place centrale dans les films d’Aronofsky. Max imagine qu’il perfore son crâne avec une perceuse. Il aimerait se mutiler pour faire cesser ses douleurs cérébrales. Dans
Requiem, c’est l’addiction qui est à l’origine de la détérioration de la chair. Le rituel de l’injection d’héroïne (ouverture du sachet, préparation de la mixture, absorption, dilatation des pupilles) est monté de la même manière que la séquence où Sara allume son téléviseur (prise de la télécommande, bouton power, apparition du présentateur). Mais entre les deux formes de drogue, c’est bien celle de la mère qui est la plus révoltante. La récurrence de ce simple geste d’allumer la télé permet au réalisateur de condamner une pratique aberrante et pourtant communément admise – contrairement à l’héroïne que toute personne de bon sens associe immédiatement à un poison. Sara, intoxiquée par les médicaments et la télévision, devient difforme, tandis que sa raison se disloque.
Dans
The Fountain, le massacre des Mayas, la flagellation et la torture sont autant de dégradations menaçant l’intégrité du corps. L’inquisiteur, éternel méchant du cinéma, est le réceptacle de tous les vices. Caricaturé à l’extrême, il représente une forme de cancer qui anéantit la Castille. Aronofsky ne se soucie guère, à l’évidence, d’une quelconque vérité historique. L’artiste est libre, contrairement à l’historien, de réinventer le passé. Encore faut-il que ses transformations de l’histoire produisent un discours pertinent. Et sur ce point, il faut bien avouer que la représentation de la couronne castillane est risible. C’est à la demande des Rois catholiques que Torquemada est devenu inquisiteur général. Celui-ci, outre sa cruauté (qu’il faut évidemment replacer dans son contexte), était nécessaire pour assurer l’unité religieuse de l’Espagne, royaume hétérogène composé de plusieurs entités politiques. Le film continue quant à lui de colporter les imaginaires habituels. Certes, The fountain n’est pas une reconstitution historique, mais cela n’empêchait pas Aronofsky de sombrer dans les lieux communs. Il est grand temps que les metteurs en scène perdent leurs œillères et qu’ils abandonnent leur vision simpliste du pouvoir inquisitoriale, inhumain à nos yeux mais légitime en son temps.
Les traumatismes corporels ont finalement raison du psychisme des personnages d'Aronofsky, qui dépérissent encore plus rapidement lorsqu’ils tombent entre les mains de la médecine. Dans les films d'Aronofsky, les docteurs et les scientifiques considèrent le corps du patient comme une chose malade qu’ils tentent froidement de soigner. Tommy oublie que sa femme a besoin avant tout de sa présence. Pour lui, elle n’est plus cette épouse qu’il faut chérir, mais un objet qu’il doit impérativement guérir. Ce n’est pas le bien-être d’Izzi qui l’obsède, mais le cancer qui la ronge de l’intérieur. Requiem présente une critique de la médecine encore plus virulente. Les prescriptions du nutritionniste sont scandaleuses. L’aspect du cabinet, qui rappelle un mauvais décor de téléfilm, semble d’ailleurs aussi improbable que la compétence du docteur. Ainsi, l’unique porte de la pièce s’ouvre sur un couloir bleu, qui n’aboutit nul part. Sara se retrouve dans un lieu coupé de la réalité, où toutes les folies médicamentaires sont possibles. La déontologie d'Arnold (Sean Gullette), le psychothérapeute de Marion, est tout aussi douteuse. Il désire seulement coucher avec elle, et a abandonné depuis longtemps tout espoir de la désintoxiquer. Le protagoniste adopte le même comportement que les dealers : il ne voit en Marion qu’un jouet sexuel pour satisfaire sa libido.
Sara est ligotée par des infirmiers, qui la traitent sans ménagement, avant de lui faire subir une thérapie aux électrochocs. C’est ainsi que les médecins espèrent remettre en état cette « mécanique » défectueuse, que nul ne songe à considérer avec humanité.
Harry est également obligé de se rendre dans un hôpital. Son bras s’est infecté et le fait atrocement souffrir. Mais lorsque l’urgentiste s’aperçoit que le jeune homme est un drogué, il refuse de le soigner et appelle la police. Le toxicomane est perçu comme un délinquant et non comme un malade. L’autorité pénitentiaire n’accorde pas plus de considération aux détenus. En prison, la visite médicale n’est qu’un simulacre : le docteur passe dans les rangs en demandant aux détenus :
« Tu me vois bien ? Tu m’entends bien ? Apte au travail ! ». Conséquence : Harry n’est pas soigné à temps et son membre gangréneux est finalement amputé. Le corps, déjà empoisonné par la drogue, subit un outrage supplémentaire, cette fois-ci irréversible.
Requiem et The Fountain expriment une même indécence face à la maladie et la mort. Tommy considère celle-ci comme un mal dont on peu guérir. Nouvelle utopie, nouveau délire. La mort est refusée et évacuée dans les marges de l’intolérable. Elle correspond à un processus contre-nature, qu’il s’agit d’éradiquer. La solution se trouve dans l’Arbre de vie. En goûtant son écorce et en buvant sa sève, l’homme détruit la mort et rétablit le rapport originel qui le relie à Dieu. Le Mal est vaincu, la communion divine ouvre les portes de l’immortalité. Tommy utilise les extraits de l’arbre pour mener à bien ses recherches. La science et les textes sacrés s’épousent une fois de plus, comme dans Pi.
Pour finir,
The Fountain présente un modèle biologique totalement différent par rapport à Tetsuo. Dans ce film, la chair et le métal s’unissent pour donner naissance à une nouvelle forme de vie semi organique ; phénomène qui rappelle dans un sens les propos de Gilles Deleuze : « Les forces dans l’homme entrent en rapport avec des forces du dehors, celles du silicium qui prend sa revanche sur le carbone, celles de composants génétiques qui prennent leur revanche sur l’organisme » (cf. « Sur la mort de l’homme et le surhomme », in Foucault, Editions de Minuit, p. 140). Aronofsky réutilise le procédé de Tsukamoto, mais propose cette fois une fusion entre l’homme et le végétal. Tommy plante un morceau d’écorce dans la terre où repose Izzi. Un arbre pousse, dans lequel se réincarne la jeune femme. Aronofsky est à ce moment du film très proche de la pensée spinoziste : en mourrant, les parties qui caractérisent l’homme entrent dans une nouvelle série de rapports extrinsèques. L’essence d’Izzi n’est pas détruite et continue de subsister dans l’univers. L’éternité que découvre Tom à la fin de son voyage cosmique constitue ainsi une solution à son immortalité, fardeau qui lui était devenu insupportable après des siècles d’existence.

Aurélien Portelli

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