lundi 21 février 2011

La dictature de la norme dans Elephant Man de David Lynch

L'histoire d'Elephant Man se déroule au début de la deuxième révolution industrielle. Le Royaume-Uni entre dans un nouvel âge technologique à partir des années 1880. La révolution industrielle se fonde sur l’exploitation de nouvelles sources d’énergie, principalement l’électricité et le pétrole. L’acier, l’électrochimie, la pétrochimie, les nouvelles machines sont les branches motrices de cette mutation des modalités de production, qui favorise les grandes villes (1). C’est à cette époque, marquée par la dernière phase du règne de Victoria (1837-1901), que John Merrick, « homme-éléphant », martyr, bête de foire et attraction mondaine, voit le jour. 
Cette naissance est indissociable de son contexte historique, comme le soulignent les images et la bande-son. David Lynch perçoit déjà une analogie directe entre les nombreuses protubérances peuplant le corps de John et les explosions industrielles (2). Le réalisateur choisit le noir et blanc pour accentuer la part de mystère du protagoniste. Les jeux d'ombre et de lumière de Freddie Francis, le chef opérateur, reflètent ainsi les antagonismes qui caractérisent Merrick – à la fois homme et monstre – et la société victorienne – aussi charitable que cruelle. L’obscurité est logiquement réservée à l’univers nocturne, celui des tavernes ou de la cage de Merrick, lieux où dominent la vulgarité, la perversité et l’ignominie. La clarté est plutôt utilisée dans les séquences situées dans l’hôpital, lieu où règnent l’ordre et la dignité humaine. La bande-son, quant à elle, contient de nombreux bruitages (sifflements, ronflements, cliquetis, grincements) qui illustrent l’univers auditif du monde industriel. John peut lui-même être comparé à une sorte de « fabrique sonore », produisant des bruits respiratoires aussi désagréables que ceux d’une usine. 
Merrick n’est donc pas un personnage anhistorique. Il ne peut fonctionner qu’à l’intérieur d’une certaine société et d’une certaine économie – même si le monstre est aussi vieux que le monde. Il est le fruit d’une époque bien précise. Le cadre social, lui-même configuré par des spécificités économiques, détermine un regard sur l’altérité. Ce rapport entre soi et l’autre, qui s’insère dans le cadre normatif du XIXe siècle, met également au jour une radiographie assez précise des mentalités et des jeux de représentation propres à l’ère victorienne (3).  

L’espace de la monstration

L’espace global de la représentation est configuré dès le début du film. Le spectateur, en même temps que Treves, découvre les attractions de la fête foraine : les marionnettes, les tigres en cage, les cracheurs de feu et les « freaks », ces monstres exhibés dans les fêtes foraines. Ceux-ci incarnent à la fois l’altérité absolue et la dimension du spectacle (en étant assimilés à une curiosité comme une autre). Leur seule fonction sociale est d’appartenir à l’espace de la monstration. Triste réduction de l’existence par la dictature de la norme. 
Treves rencontre Bytes et demande une séance privée. Le forain joue le jeu et raconte l’histoire de l’homme-éléphant. La pantomime transpose le spectateur dans un ailleurs fantasmatique, sur une île inconnue, au large de l’Afrique. Une femme est renversée par un éléphant durant son quatrième mois de grossesse. L’histoire fait référence à la séquence d’ouverture. Le film débute par un gros plan sur les yeux de la mère de Merrick. La caméra descend pour filmer le nez puis la bouche. Le plan suivant montre la photographie du personnage en entier. Il s’agit d’une très belle femme. L’opérateur fait un zoom sur le visage de la mère, relié au plan précédent par un fondu enchaîné et au plan suivant par un fondu noir. Cet effet de liaison scande toute la séquence. Un troupeau d’éléphants est filmé en plan fixe. L’image se superpose au visage de la mère. L’image se fige. Deuxième fondu noir. Les éléphants avancent vers l’appareil. Troisième fondu noir. Un éléphant est filmé en gros plan et au ralenti. Il donne un coup de trompe et fait tomber la mère, qui hurle. On entend seulement un barrissement amplifié, accompagné d’un martèlement menaçant. Le champ-contrechamp représente d’un côté la jeune femme qui est agressée, de l’autre l’animal qui s’acharne sur elle. Quatrième fondu noir. Une fumée blanche apparaît dans l’obscurité, accompagnée par le bruit du vent et les pleurs d’un bébé. Un fondu ferme logiquement la séquence. L’accident produit symboliquement un transfert organique. La physionomie de la bête s’imprègne dans les tissus intra-utérins et transforme le fœtus en pachyderme (4)
Le mystère, qui retarde le moment de la monstration, alimente d’autant plus la curiosité de Treves. Les artifices de la mise en scène fonctionnent parfaitement : le chirurgien est médusé. Celui-ci aperçoit enfin Merrick, qui apparaît dans deux plans très brefs. Le public, dans la salle obscure, n’a pas le temps de bien discerner la créature. Sa curiosité, contrairement à celle de Treves, n’est pas assouvie (5). Pour l’instant, l’homme-éléphant est juste hors champ. Il est invisible et ne parle pas – on entend seulement le bruit roque de sa respiration. Le monstre est piégé dans les limites de la non-monstration. Le jeu de la représentation est faussé, tandis que le paradoxe nourrit la frustration du spectateur (6).
Le mystère continue lorsque John arrive à l’hôpital. Il porte une cape et une cagoule surmontée d’une casquette. Lynch continue de cacher le personnage. Le regard demeure interdit. La démarche, aussi maladroite qu’inquiétante, les difficultés respiratoires de Merrick (on a l’impression qu’il est sans cesse au bord de l’asphyxie), augmentent les intentions voyeuristes du public. Comble de l’étrangeté : la cagoule ne présente qu’un seul orifice. Le masque a trois fonctions dans le film : il protège le regard de la foule en cachant la monstruosité de Merrick, il protège Merrick en le préservant de la furie populaire, il accroît enfin la curiosité naturelle du spectateur. 
La séquence où l’homme-éléphant entre dans le hall de l’hôpital permet une transition subtile entre l’espace de la monstration vulgaire (la fête foraine) et l’espace de la monstration scientifique (le cabinet de Treves). Il passe alors du statut d’objet d’effroi à celui d’objet médical. Le phénomène de foire devient un phénomène anatomique. Le comportement de Merrick se conforme par conséquent à la manière dont il est traité par ceux qui l’exhibent (forain ou chirurgien). Confiné dans son mutisme, il ne répond pas aux questions de Treves, ni ne donne de signes de compréhension. La communication, pour l’instant, est impossible, malgré les paroles rassurantes du docteur, qui ne réalise aucunement la maladresse de ses propos : « N’ayez pas peur, je veux juste vous regarder ». L’homme-éléphant est soumis au regard normatif de Treves, comme il était auparavant soumis au regard terrifié des amateurs de sensations fortes. 
Le chirurgien réitère la démarche de Bytes dans la séquence suivante. Après avoir regardé le monstre, il veut cette fois le montrer, en le présentant à ses éminents collègues de l’Université. L’amphithéâtre est bondé. Treves décrit les caractéristiques morphologiques de Merrick, caché derrière un rideau. Lynch ne montre toujours pas le corps disgracieux, uniquement filmé en ombre chinoise. Nouvelle mise en scène de la monstruosité. Les savants applaudissent, comme au théâtre, la découverte de Treves. Fête foraine ou conférence scientifique, c'est la même logique du spectacle qui s'applique.
Tous les personnages ne réagissent pourtant pas de manière identique. Le film présente en fait plusieurs niveaux d’humanité. Au niveau le plus bas se trouvent Bytes ou Broadneck (le manutentionnaire qui s’occupe du système de chauffage de l’hôpital), qui ne perçoivent Merrick qu’à travers un prisme lucratif. Bytes est dénué d’humanité – sa brutalité est décuplée par son alcoolisme. Broadneck ne vaut pas mieux : même s’il fait preuve de moins de cruauté (il ne le bat pas), il profite de l’a fragilité de l’homme-éléphant pour l’humilier et le torturer mentalement. 
Treves et son épouse, les infirmières, Carr Gomm le directeur de l’hôpital, l’actrice Madge Kendal et la bonne société londonienne qui défile dans la chambre de Merrick, se comportent plus humainement avec le personnage. Il s’agit là encore de faire des distinctions. Certains sont réellement touchés par le destin de Merrick. D’autres le perçoivent seulement comme un enjeu mondain. Dans tous les cas, c’est néanmoins la logique utilitariste qui l’emporte. Le film ne ménage aucune place à la morale kantienne : les personnages, aussi charitable soient-ils, n’agissent que par intérêt : les riches s’achètent une conscience, tandis que Treves s’intéresse d’abord au cas Merrick pour acquérir une notoriété scientifique. Le chirurgien découvre ensuite l’homme qui se cache derrière l’animal et se met à lui témoigner une amitié sincère. Il réalise alors qu’il n’est pas différent de Bytes, puisqu’il a lui même instrumentalisé l’homme-éléphant en faisant de ce dernier une attraction bourgeoise et un sujet de salon. 
Objet d’effroi, objet médical, objet social. Merrick devient une célébrité grâce à plusieurs articles de presse qui vantent à la fois sa difformité et son raffinement intellectuel. Cette contradiction nourrit la curiosité de l’élite sociale. Son voyeurisme est plus sophistiqué que celui des masses laborieuses, mais l'élite considère également  la créature comme un objet qu’il s’agit de scruter sous tous les angles. 
A la suite de l’orgie organisée par Broadneck, Bytes se rend dans la chambre de Merrick. Il enlève son « trésor » pour l’exhiber de nouveau dans les fêtes foraines. La vie du personnage redevient un calvaire. Les autres monstres le prennent en pitié et décident de le libérer. Leur attitude n’est cependant pas dénuée d’ambigüité. Beaucoup d’historiens du cinéma ont vu en eux une humanité véritable et sincère. Leur compassion est certes admirable, mais elle reste dictée par leur condition même de monstre. Leur comportement n’est pas moins utilitariste que celui de l’aristocratie ou de la bourgeoisie. La solidarité des « freaks » se fonde sur un principe communautariste qui ne témoigne pas d’une bonté extérieure à leur condition marginale. 
Dès lors, c’est bien John qui est le personnage le plus humain du film. Le monstre, malgré les sévices qu’il a pu subir, se comporte avec douceur et gentillesse, sans jamais témoigner la moindre trace d’animosité à l’égard des hommes. Sa bonté dépasse tous les clivages, tous les critères de normalité et d’anormalité, toutes les formes de communautarisme. Le comportement de Merrick est d’ailleurs inexplicable, et relève d’un mystère aussi profond que celui de son origine monstrueuse. Cette grande pureté appartient bien sûr au domaine de la fiction – tout comme l’histoire racontée par Bytes. Les scénaristes se sont en effet inspirés de la vie du vrai Merrick (7) et ont façonné un personnage angélique pour rendre possible son intégration sociale.  

La naissance de John Merrick 

Les cours de Michel Foucault au Collège de France sont consacrés, en 1975, à l’étude de l’anormalité. Pour lui, le pouvoir, à partir du XVIIIe siècle, met en pratique une grande inventivité dans sa capacité de reformulation et produit un savoir indispensable à son bon fonctionnement  (8). Foucault analyse sur cette base les éléments qui déterminent le terrain de l’anomalie au XIXe siècle. Parmi ces éléments, il définit le « monstre humain », qui implique à la fois la violation des lois de la société et des droits de la nature (9).
Dès l’époque médiévale, se met en place la figure du monstre, qui implique une superposition entre l’homme et l’animal. L’homme-éléphant, dans le film de Lynch, fonctionne sur ce principe de transgression de la classification des espèces – il est la synthèse de l’hominidé et du pachyderme (10). Mais ce caractère hybride n’est pas suffisant pour définir la spécificité du monstre. Pour Foucault, le monstre remet non seulement en cause l’ordre naturel, mais aussi la loi civile et religieuse. Il représente une « infraction du droit humain et divin » (11), car il résulte de l’accouplement de l’homme avec l’animal. Le père de Merrick n’est jamais mentionné dans le film. Cette absence renforce la métaphore de l’animalité évoquée par Bytes pour expliquer l’origine de l’homme-éléphant. 
Le XIXe siècle opère une dernière mutation du concept de monstre : désormais, celui-ci présente un penchant manifeste pour le crime ou un comportement franchement criminel. Dans cette perspective, le monstre est monstrueux car il représente un danger pour la société. Merrick doit donc se soustraire à la vue des hommes, vivre en marge, se cacher dans la baraque de Bytes, porter une cagoule lorsqu’il est en public. Il doit de plus présenter une grande intégrité morale, pour montrer qu’il n’est pas une menace et briser le processus de marginalisation dont il est victime. 
Carr Gomm et les visiteurs peuvent se rassurer : Merrick se comporte en bon chrétien, voire même en saint homme. Le personnage cite le Nouveau Testament de mémoire et construit la maquette de l’église qu’il entraperçoit depuis la fenêtre de sa chambre (12). L’injustice de son martyre (sa vie est un long chemin de croix), la simplicité de son alimentation (il consomme une bouillie de céréales réservée aux nourrissons) et de sa chambre, sa prévenance, son amour pour son prochain, l’absence totale de mauvaises pensées et de rancœur, son innocence virginale, ne peuvent que séduire les puritains
L’abstinence sexuelle de John est bien pratique. Certes, ses parties génitales sont intactes et normales, comme l’indique Treves lors de sa conférence. Mais les scénaristes interdisent à Merrick toute relation physique avec les femmes. Le personnage provoque tout d’abord la répulsion des infirmières, qui finissent par l’apprécier en découvrant la douceur de son caractère. Merrick est ému en présence de l’épouse de Treves, car il n’as pas l’habitude d’être aussi bien traité par une femme aussi belle. La rencontre avec Mrs. Kendal est plus difficile à cerner. Les deux personnages interprètent une scène de Roméo et Juliette – histoire d’un amour impossible. L’actrice dépose un chaste baiser sur la joue de l’homme-éléphant, avant de l’appeler « Roméo ». Kendal s’étonne qu’il ne soit jamais allé au théâtre, comme elle pourrait s’étonner de sa virginité : « Le théâtre, c’est l’amour ! » s’écrie-t-elle. L’actrice se charge donc de mener l’éducation sentimentale de Merrick, en lui proposant d’assister à une représentation. Elle lui offre également son portrait dédicacé, que le protagoniste pose sur son chevet, juste à côté de la photographie de sa mère. Figure œdipienne et nouvel imaginaire érotique qui s’enclenche
Les images s’arrêtent là. Mais il aurait pu en être autrement, comme dans le téléfilm sur Merrick, réalisé par Jack Hofsiss en 1980. Jacques Lourcelles revient sur une scène absente du film de Lynch, qui aborde justement la sexualité du personnage : « Merrick exprime à l’actrice Mrs. Kendal son désir d’avoir une maîtresse et lui avoue qu’il n’a jamais vu une femme nue. Elle se déshabille devant lui. Le Dr Treves survient et est très choqué. Mrs. Kendal ne reverra jamais plus Merrick » (13).  Les scénaristes n’ont pas inclus une telle scène, qui aurait sinon brisé la « chasteté » toute chrétienne du protagoniste. La séquence où Broadneck oblige Merrick à embrasser des prostituées sur la bouche fait d'ailleurs figure de viol. Le spectateur s’insurge devant une telle calomnie : Broadneck tente de pervertir Merrick, en le jetant dans les bras de femmes licencieuses… L’innocence de l’homme-éléphant est néanmoins sauvegardée. Lynch montre bien qu’il est incapable d’opposer la moindre résistance face à une bande d’ivrognes en rut. 
L’anthropomorphisme de Merrick dépend de son acquisition progressive du langage. Une infirmière est chargée de lui apporter son petit déjeuner. La caméra est placée en haut de la cage d’escalier. La jeune femme, filmée en plongée, monte les marches lentement. Elle s’arrête et semble hésiter (elle regarde vers le bas). La caméra recule, tandis que l’infirmière arrive au sommet des marches. Lynch renforce le suspens en recourant au montage alterné : au même moment, Treves tente de persuader Carr Gomm de ne pas renvoyer leur mystérieux pensionnaire. Retour à l’infirmière, qui se dirige vers la chambre de Merrick. Elle ferme les yeux, prend courage et ouvre la porte. Elle entre dans la pièce. Contrechamp. Le spectateur découvre enfin le visage et le corps difformes de l’homme-éléphant, qui se recroqueville dans son lit (14). Zoom rapide sur l’infirmière, qui laisse tomber l’assiette en poussant des cris de terreur. En face, Merrick se met à crier à son tour.
La figure de découpage champ-contrechamp décrit habilement le paradoxe de la séquence. Le monstre a peur : il est en présence d’une inconnue dont il ignore les motivations. L’altérité renvoie à l’altérité, tout comme le hurlement produit un autre hurlement. L’animalisation de Merrick s’opère dans une logique cyclique. Pour l’instant, aucune forme de langage n’est possible. La présence sonore de l’homme-éléphant se manifeste seulement par le bruit de sa respiration – qui ressemble par moment à des grognements – les cris qu’il pousse lorsqu’il se sent en danger, sans oublier ses nombreux silences, qui renforcent davantage son incapacité à communiquer. Un comportement profondément animal en somme. 
Le docteur Treves apprivoise cependant la bête pour donner naissance à l’homme caché sous son enveloppe monstrueuse (15). Merrick se sent sécurisé pour la première fois de sa vie et il parvient à articuler ses premiers mots. Ses progrès sont spectaculaires, mais le personnage se contente d’abord de répéter les phrases que lui apprend Treves. Comme l’enfant répète les mots prononcés par ses parents pour apprendre à parler. Survient dès lors le moment de vérité. Carr Gomm rend visite au pensionnaire pour déterminer si ce dernier est un attardé incurable. Dans ce cas, Merrick sera contraint de quitter l’hôpital. Le directeur se rend compte que l’entretien a été soigneusement préparé par Treves. Carr Gomm sort de la chambre, avant d’être rejoint par le chirurgien, qui présente ses excuses à son supérieur. C’est alors qu’un miracle se produit. John récite la suite du Psaume 23, alors que son bienfaiteur ne lui a pas appris (16). L’homme-éléphant accède au logos. La preuve de son intelligence est faite. Carr Gomme et Treves rejoignent Merrick dans sa chambre. Le fait de filmer ce dernier en contre-plongée lui confère une stature plus imposante. Merrick peut désormais regarder dignement les deux personnages qui lui font face, car il est devenu un homme.
Le mutisme est rompu. Le renversement est total. Merrick fait preuve d’une sensibilité artistique et d’une sagacité qui ne cessent de surprendre ses hôtes. Toutefois, le retour à l’animalité n’est pas entièrement écarté. Merrick, une fois récupéré par Bytes, perd de nouveau l’usage de la parole et redevient l’homme-éléphant. Ce repli dans le silence met en exergue l'inhumanité de Bytes, qui semble perdre son accès au logos – il ne s’exprime plus qu’en vociférant des injures, qui le rendent encore plus méprisable17. A l’inverse, Merrick choisit de se taire, alors qu’il est parfaitement capable de s'exprimer avec raison. L’homme-animal se protège en se réfugiant de nouveau dans le mutisme. 
John retrouve la parole dans l’une des séquences les plus poignantes du film. Le visage masqué, il descend du train et attire l’attention d’un garnement, qui lui demande pourquoi il a une grosse tête. L’homme-éléphant tente de le distancer. Le tempo de la musique s’accélère. Merrick se met à courir et renverse sans le vouloir une fillette. Il est encerclé et un homme lui retire sa cagoule. La séquence illustre parfaitement la thèse de Foucault. La maladresse du monstre est aussitôt assimilée à un acte de délinquance. Merrick, à cause de sa difformité, est perçu comme une créature vicieuse, naturellement portée vers le mal. La foule en colère poursuit Merrick pour le punir, et l’accule dans les toilettes de la gare. Sur le point d’être agressé, le personnage rompt son silence et choisit enfin de s’exprimer : « Non, je ne suis pas un éléphant ! Je ne suis pas un animal ! Je suis un être humain. Je suis un homme ». La puissance du logos convertit la foule. Le monstre peut souffrir autant que n’importe quel autre humain. L’anormalité est ici reléguée à une simple vue de l’esprit, une pure fabrication sociale, dont le but est de différencier les dominants (les normaux) et les dominés (les exclus du quadrillage opéré par la norme). Le film est ainsi une invitation à la tolérance et à la déconstruction de l’arbitraire normatif. Le discours corrosif des auteurs, qui s’attaquent sans détour à l’abjection humaine, n’implique pourtant pas une condamnation intégrale du pouvoir. Au contraire, l’autorité politico-morale de la classe dirigeante semble être légitimée si l’on observe attentivement le film. 

Le singe de la bourgeoisie

Elephant Man a suscité une littérature abondante depuis sa sortie en 1980. De nombreux auteurs, émus par la beauté de l’œuvre, ont souligné son optimisme en relativisant la noirceur de son propos (18). Certes, l’humanité du protagoniste s’affirme tout au long du film. Encore faut-il replacer cette évolution dans une perspective plus large. Merrick applique en fait un procédé éthologique relevant davantage du mimétisme que du libre arbitre. Il se comporte en animal lorsqu’il est considéré comme un animal. Il répète la leçon enseignée par Treves pour impressionner Carr Gomm. Il joue au parfait petit bourgeois lorsque les riches viennent prendre le thé chez lui. La préciosité et le dandysme de John – même si l’élégance est un moyen d’affirmer le caractère « civilisé » du protagoniste – frisent le ridicule (19). Il se coiffe avec soin, se parfume, fait semblant de fumer, prend des poses suggestives, invente des dialogues aussi courtois qu’insipides. Lynch force le trait du maniérisme de Merrick, reproduction bouffonne des mœurs de l’élite sociale. Cette parodie bourgeoise ne manque pas de provoquer l’hilarité de Broadneck, lorsqu’il fait irruption dans sa chambre. La fête improvisée par la bande de débauchés met quant à elle un terme aux efforts grotesques de John pour paraître ce qu’il n’est pas.
Merrick est toujours le singe d’un autre (20). Du prolétaire venu au spectacle des monstres, du docteur qui lui apprend à parler, du bourgeois qui lui rend visite. C’est la dimension la plus pathétique du protagoniste. Dans l’espace de la fête foraine, il se conforme à l’image que lui renvoie la société. Dans sa chambre ou chez Treves, il imite l’homme afin de contenter ses attentes et lui faire plaisir. Bien entendu, il ne faut pas négliger la part de créativité du maquettiste, ni omettre les goûts très sûrs de l’esthète en matière de décoration ou de littérature. Toutefois, ce registre sensitif ne se suffit pas en soi, et il faut regarder de quelle manière John reproduit l’obséquiosité de l'élite, pour être enfin admis dans son cénacle. Merrick, qu’il se retrouve dans la peau de l’homme-éléphant ou dans celle du singe, se soumet à un même processus de séduction. Etre aimé par tous les moyens représente sa seule gageure. La bête de foire devient bête de salon. Tel est son cursus honorum
Le miroir, comme objet et comme symbole, revient souvent dans Elephant Man. L’objet est d’abord prohibé par le chirurgien. Curieuse thérapie. Merrick n’a pas le droit de se regarder. Il n’est pas libre de jouir de son image, qui est confisquée par le personnel médical. Il est donc confiné dans la détestation de soi – on l’empêche d’admettre son inéluctable monstruosité – ou plutôt dans l’inexistence fictive de son corps ravagé par la maladie. On veut entretenir l’illusion de la normalité. L’intention est louable, mais la stratégie du paraître, qu’elle soit vestimentaire ou olfactive (21), n’en demeure pas moins un simulacre. Prétendre le contraire serait bien naïf. 
Un lent panoramique, accompagné par une musique sourde,  montre Merrick en train de dormir. Son sommeil est visiblement agité. La caméra s’arrête au niveau de la cagoule accrochée au mur. Un zoom sur le trou nous fait pénétrer dans le rêve du protagoniste. Travelling avant sur des tuyaux noirs, filmés en contre-plongée. La caméra se promène dans les pièces d’une usine, avec en surimpression les images de l’accident de la mère de Merrick. Les tuyaux symbolisent ici le cordon ombilical. On entend les barrissements off de l’éléphant, qui se substituent aux cris de la jeune femme. Puis des ouvriers actionnent une machine en cadence. Une superposition d’images montre ensuite de la fumée, l’axe supérieur de la machine et le dos nu des ouvriers. Dans le plan suivant, les ouvriers sont filmés au ralenti et s’avancent vers la caméra. Le premier de la file présente un miroir, dans lequel apparaît progressivement le visage de Merrick. Lynch insère un très gros plan sur son œil, avant d’ajouter des images d’un éléphant (la bouche, l’œil et la trompe). Merrick pousse un hurlement, tandis qu’un homme donne des coups de botte en direction de la caméra. La séquence se termine par des masses nuageuses qui tourbillonnent dans le ciel. 
Ce cauchemar fonctionne comme un retour à la réalité. Le langage onirique, malgré les chemins sinueux et obscurs qu’il emprunte, ne ment pas. L’inconscient de Merrick lui rappelle que le refoulement de son animalité n’est qu’un subterfuge. La séquence peut également être interprétée autrement. Le miroir met l’homme en face de l’éléphant, et par effet de symétrie, l’éléphant en face de l’homme. Dès lors, on ne sait plus si c’est l’animal qui regarde son « devenir-humain », ou si c’est l’homme en devenir qui prend conscience de son animalité. Merrick reste une énigme, pour les autres et pour lui-même. Le miroir que lui présente Broadneck durant l'orgie organisée dans sa chambre renforce cette impression : John hurle en apercevant son propre visage. La prémonition formulée dans le rêve s’incarne dans le réel. L’altérité ne se conçoit plus dans un rapport extrinsèque. Merrick représente désormais sa propre altérité. L’échec de Treves se manifeste clairement. John ne voit pas l’homme dans le miroir. Il ne voit que le reflet de l’éléphant.
Le miroir comme symbole diffère du miroir comme objet, car il opère un décentrement du sujet vers un autre. Il n’est plus question cette fois de l’image de Merrick, mais de celle de ses visiteurs. Pour Serge Daney, « Plus l’homme-éléphant est connu et fêté, plus ceux qui lui rendent visite ont le temps de se faire un masque, un masque de politesse qui dissimule ce qu’ils ressentent à sa vue. Ils vont voir John Merrick pour tester ce masque : s’ils trahissaient leur peur, ils en verraient le reflet dans le regard de Merrick. C’est en cela que l’homme-éléphant est leur miroir, pas un miroir où ils pourraient se voir, se reconnaitre, Mais un miroir pour apprendre à jouer, à dissimuler, à mentir encore plus » (22)
La séquence du théâtre évoque ce jeu de dupes de manière symptomatique. Merrick est assis dans une loge, à gauche de la princesse de Galles. Treves et la jolie infirmière (ravie d’exhiber sa nouvelle robe) sont assis derrière eux. John ne porte pas sa cagoule. A première vue, le monstre n’est plus l’objet du spectacle. Il est désormais spectateur. A son tour de regarder. La représentation elle-même semble désamorcer son anormalité. Sur la scène, les acteurs sont déguisés en personnages de conte de fées – Lynch ne pouvait pas mieux exprimer la magie du théâtre. Il y a notamment un loup et un lion. Le sens des images est évident : Merrick n’est pas un vrai homme-animal, tout comme l’acteur déguisé en lion est un faux lion. 
La fin de la séquence remet cependant en cause le nouveau statut de John. La représentation se termine et le rideau se ferme. Mrs. Kendal apparaît sur la scène et dédie la pièce à son très cher ami. Le public se met à applaudir. Treves s’adresse à Merrick : « Levez-vous, ils veulent vous voir ». John obéit et se lève. Standing ovation. Cet instant de gloire n’est qu’un mirage, car l’homme-éléphant redevient un sujet d’exhibition. Le vedettariat ne lui permet pas d’accéder à la normalité. Si les aristocrates et les bourgeois avaient considéré Merrick comme un individu normal, ce dernier aurait été placé de manière anonyme parmi les spectateurs. 
Les applaudissements traduisent en fait toute la vacuité de l’élite. John n’a rien fait de remarquable pour mériter une telle ovation et les véritables intentions de la classe dirigeante sont ailleurs. Celle-ci ne célèbre pas les vertus morales, l’intelligence, la sensibilité, ou encore le courage de l’homme-éléphant. Ce que l’élite célèbre, c’est elle-même. C’est sa tolérance, son esprit charitable, son amour du prochain, son respect de l’humain. L’hommage est d’autant plus justifié que le petit peuple, aussi grossier que méchant, s’est régalé de la misère de Merrick durant tout le film. 
Le pouvoir monarchique, à l’instar de la bonne société londonienne, est en représentation. Lorsque le public se tourne vers Merrick pour l’applaudir, la princesse de Galles se trouve également dans son champ de vision. Sa présence dans la loge, au côté de l’homme-éléphant, n’est pas fortuite. Elle incarne la bienveillance de la reine Victoria, profondément émue par le sort du plus démuni de ses sujets (23). Il n'y a donc aucune victoire pour Merrick, hormis celle de révéler la cruauté des pauvres et le narcissisme des riches, avant de s'endormir comme un homme normal et de mourir seul dans son lit (24). 
Aurélien Portelli

 
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(1) La population de Londres double ainsi en trente ans et atteint 4 millions en 1880. La concentration des services amorce un afflux de ruraux, attirés par les emplois industriels. La ville s’étale et atteint des proportions gigantesques. Les quartiers ouvriers, construits rapidement, s’opposent au centre-ville, muni de belles façades et de larges avenues. Cf. Serge Bernstein et Pierre Milza, Histoire du XIXe siècle, Hatier, 538 p.

(2) Elephant Man, tout comme Eraserhead, dépeint une vision négative de la technologie. Lynch s’attarde plus sur les accidents provoqués par les machines que sur les bienfaits de la production industrielle. Le réalisateur condamne l’altération de la nature, l’aliénation de l’homme, et les conséquences néfastes de la toxicomanie technologique. Pour Treves : « L’abominable avec ces machines, c’est qu’elles ne veulent rien comprendre ». L’histoire s’accélère, en même temps que les moyens de production et de circulation des marchandises, asservissant l’intelligence à l’arbitraire de la technique.

(3) Jousse rappelle que Merrick représente « l’impensé, le refoulé, la part maudite et souterraine » de la révolution industrielle (cf. David Lynch, Cahiers du Cinéma, p. 22).

(4) Par-delà la fiction inventée par Bytes pour impressionner son public, il paraît aujourd’hui plus probable que le vrai John Merrick ait souffert d’une maladie génétique appelée « syndrome de Protée ». 

(5) Le choix de montrer tardivement le visage et le corps de Merrick est en fait une idée de Mel Brooks, le producteur du film (Cf. David Lynch, entretiens avec Chris Rodley, Cahiers du cinéma, p. 74).

(6) Cette fascination pour le monstre exprime en soi une forme de monstruosité et interroge directement la place du spectateur dans le procédé filmique. Hubert Desrues montre, à juste titre, que Lynch dévoile notre difficulté à accepter la monstruosité. «Tant que nous ne dépasserons pas, tant que nous n’abandonnerons pas une certaine curiosité pour les monstres, pour ceux qui sont hors normes, aucun espoir d’insertion sociale de ceux-ci n’est fondé » (cf. Hubert Desrues, The Elephant Man, La revue du cinéma, n°326, avril 1981). Le cinéaste sollicite le spectateur en éveillant tout d’abord sa curiosité en dissimulant le monstre, avant de lui faire prendre conscience de la dimension perverse de son voyeurisme (thématique profondément lynchéenne, qui sera de nouveau traitée dans Blue Velvet). 

(7) Christopher De Vore, Eric Bergren et David Lynch ont écrit le scénario d’après deux récits biographiques : The Elephant Man, A study in Human Dignity d’Ashley Montagu, et The Elephant Man and Other Reminiscences de Frederick Treves.

(8) Michel Foucault, Les anormaux, « cours du 15 janvier 1975 », Le seuil.

(9) « Il porte avec lui la transgression naturelle, le mélange des espèces, le brouillage des limites et des caractères. Mais il n’est monstre que parce qu'il est aussi un labyrinthe juridique, un viol et un embarras de la loi, une transgression et une indécidabilité au niveau du droit. Le monstre est au XVIIIe siècle un complexe juridico-naturel ». Michel Foucault, Les anormaux, « cours du 22 janvier 1975 », Le Seuil.

(10) Les autorités veulent d’ailleurs fermer la baraque foraine de bytes, qu’elles jugent dégradantes pour les visiteurs et pour la créature elle-même. On considère le monstre comme une erreur de la nature, une altération de la création divine, qui doit être écartée de la vue des gens normaux. 

(11) Michel Foucault, « cours du 22 janvier 1975 », op. cit.

(12) Hormis sa gentillesse naturelle, Merrick présente des talents exceptionnels de maquettiste, ainsi que des connaissances intuitives de l’architecture religieuse – dues, apparemment, à son étonnante imagination. 

(13) Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, tome 3, Robert Laffont, p. 453.

(14) « On ne voit vraiment John Merrick, que lorsqu’on a eu le temps de s’attacher à lui. Il fallait arriver à dépasser les apparences, car c’est là le problème de fond, cette distorsion entre l’apparence et la réalité » (cf. Entretien avec David Lynch, Le Figaro, 6 avril 1981).

(15) On peut très bien formuler l’inverse, puisque Merrick permet également de révéler l’humanité du chirurgien, dissimulée sous son manque d’empathie initial.   

(16) Treves continue de discuter avec Carr Gomm sans se rendre compte, tout d’abord, que Merrick a appris la suite du Psaume sans son aide. Lynch recourt au montage alterné et montre en même temps John, filmé en plan fixe, qui  poursuit son monologue. Comme l’indique Philippe Leclercq : « La qualité métaphorique de l’éclairage imprègne la scène d’une spiritualité propre à la révélation de l’humanité de John, à la reconnaissance et à l’élévation de son esprit ». cf. www.cndp.fr/tice/teledoc

(17) Les insultes de Bytes se substituent à tout discours cohérent : « Debout saloperie », « espèce de sale faux-cul », « je sais que tu fais ça rien que pour m’emmerder », « qu’il crève », « qu’il compte pas sur moi pour le mettre au trou, ce tas de viande pourrie ». 

(18) Coursodon et Tavernier mettent par exemple en avant cet optimisme, en évoquant l’intégration de Merrick, son épanouissement intellectuel et artistique, son accession à la normalité lorsqu’il se couche sur le dos, et la promesse d’immortalité à la fin du film – on entend la mère de Merrick annoncer : « rien ne meurt jamais » (cf. Coursodon et Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Omnibus, p. 671).  

(19) Eric Dufour est extrêmement gêné par un aspect du film : « Privé de parole, Merrick apparaît comme une altérité absolue, mais une fois doté de parole, il apparaît d’une grande naïveté qui n’exclut pas un certain ridicule. Masi ce n’est pas Merrick, c’est l’image qui ignore toute retenue et tombe volontairement dans l’excès. Ce n’est pas Merrick, c’est le cinéma de Lynch qui est naïf, premier et immédiat, n’hésitant pas à montrer l’homme-éléphant faire le beau dans la bonne société, mimer l’élégance et collectionner les photographies des dames élégantes, s’émerveiller lorsqu’on l’emmène au théâtre voir un ballet stupide avec des gens déguisés en tigre et en loup, des fées, dans une ambiance de contes, manifester des marques d’émotion profondes lorsqu’on lui offre un nécessaire de toilette, etc. » (Eric Dufour, David Lynch, matière, temps, et image, Editions Vrin, pp.118-119).

(20) Dans une séquence particulièrement éprouvante, Bytes enferme Merrick dans une cage. Sa présence provoque la colère d’un primate situé dans une cage voisine. Faut-il voir ici la preuve de l’ironie de Lynch, qui met John face à sa propre réalité ? 

(21) On peut penser que Merrick se parfume également pour masquer sa puanteur « animale », remarquée lorsqu’il entre pour la première fois dans le hall de l’hôpital.

(22) Serge Daney, « Le monstre a peur », Cahiers du Cinéma, n°322, 1981.

(23) Dans une séquence précédente, on peut déjà apercevoir le portrait de Victoria accroché au dessus des lits des malades. La reine semble ainsi veiller sur leur sommeil et garantir la mise en œuvre de leur rétablissement. La préservation de la santé est une affaire de pouvoir. Elle constitue un enjeu majeure pour l’autorité politique à l’époque contemporaine.  

(24) Le suicide de Merrick lui permet non seulement de dormir « comme un homme », mais aussi de choisir sa propre fin, alors que, durant tout le film, il est le jouet des autres. Hubert Desrues propose, quant à lui, une interprétation beaucoup plus sombre de la mort de John : « Lynch va encore plus loin dans le désespoir en nous montrant que si les rapports monstre-société sont a priori pourris par la curiosité, celle-ci s’exerce avec la complicité de l’a-normal qui d’une manière ou d’une autre y trouve son compte. Il ne reste plus alors de solution au problème et lorsque le monstre prend conscience de la réalité profonde de l’échec, il ne s’offre lui aucune autre possibilité que le suicide » (cf. Hubert Desrues, « The Elephant Man », La revue du cinéma, n°326, avril 1981).


ELEPHANT MAN
Réalisation : David Lynch. Scénario : Christopher De Vore, Eric Bergren, David Lynch. Producteur : Jonathan Sanger. Photographie : Freddie Francis. Montage : Anne Coates. Musique : John Morris. Décors : Stuart Craig. Interprétation : John Hurt, Anthony Hopkins, Anne Bancroft (USA / RU, 1980, 188 min.).

vendredi 2 avril 2010

Le corps et le pouvoir dans Salo ou les 120 journées de Sodome de Paolo Pasolini


Pasolini réalise Salò ou les 120 journées de Sodome en 1975, d’après le roman du marquis de Sade. Le film expose les sévices sexuels que font subir quatre dignitaires de la RSI[1] - désignés par le titre de « Monseigneur », « Duc », « Excellence » et « Président » - à des jeunes gens enlevés puis séquestrés dans une villa. Salò est d’abord un événement cinématographique. Le dernier film de Pasolini provoque un séisme médiatique bien connu. La presse spécialisée et généraliste se déchaîne[2], tandis que l’Association nationale des bonnes mœurs saisit les tribunaux italiens pour empêcher la projection de l’œuvre. Aujourd’hui, la poussière soulevée par la bataille est retombée. On peut dès lors s’interroger, avec tout le recul nécessaire, sur l’intérêt historique de ce film sulfureux, qui repousse « l’expérience-limite » du cinéma[3]. La relation entre le spectateur et le processus filmique est directement interrogée par Pasolini. Face à la léthargie causée par l’effet hypnotique des images, comment faire réagir le public sans pour autant le séduire ? Le cinéaste choisit de porter le langage cinématographique jusqu’à la limite de l’insoutenable, éradiquant ainsi toute possibilité de prise de plaisir[4].

Le fascisme comme corps-machine

Pasolini n’explique pas l’origine ou l’évolution de la dernière phase du fascisme italien. Son propos est autre et montre que tout pouvoir est un rapport de forces anarchiques entre des corps dominants et des corps dominés[5]. Le film dépasse donc le phénomène historique du fascisme[6], pour l’ancrer dans une conception pasolinienne plus globale, celle de la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat[7].
La structure en quatre épisodes du film (cf. schéma ci-contre) – un « Antinferno » précède le « Girone delle manie », « della merda » et « del sangue » – se réfère à celle de L’enfer de Dante[8]. Chaque épisode pourrait ainsi symboliser un rouage de la machine disciplinaire de Salò, allégorie du pouvoir fasciste, dont le seul objectif serait de broyer les corps dominés[9]. « L’Antinferno » se substitue au prologue du livre de Sade. Il expose les motivations des quatre dignitaires, la rafle des jeunes gens, la sélection draconienne des victimes et enfin leur déportation. Le Duc, contrairement au personnage de Virgile dans La Divine comédie, ne propose nul espoir de salut. Les individus choisis, une fois à l’intérieur de la machine, ne peuvent plus en sortir. On apprend seulement, à la fin du film, que les quelques survivants sont envoyés à Salò – espace de destruction sans doute pire que les précédents – assimilé au dernier lieu que Dante visite avant de sortir des enfers, où règne le roi des ombres, « La créature qui fut jadis si belle », selon les mots du poète. « L’empereur du royaume des douleurs sortait de la glace jusqu’au milieu de la poitrine, et je pourrais plutôt égaler la taille d’un géant, que les géants n’égaleraient un de ses bras : vois maintenant quel doit être le tout qui correspond à une telle partie. S’il fut aussi beau qu’il est hideux maintenant, et s’il osa lever le front contre son créateur, c’est bien de lui que doit procéder toute douleur »[10]. Salò, dans le film de Pasolini, est l’endroit où la substance de la douleur prend sa forme la plus pure. Salò est bien l’origine du Mal.
Les corps pénètrent dans les limbes disciplinaires du pouvoir. La villa où se déroule les tortures perpétrées par les fascistes reflète la forteresse de Silling des 120 journées de Sodome : « Ici, vous êtes hors des limites de toute légalité. Personne sur terre ne sait que vous êtes ici. Pour le monde, vous êtes déjà mort ». Pour Barthe, la clôture sadienne a une double fonction : elle permet d’isoler les personnages dans la luxure puis de fonder une autarcie sociale : « Une fois enfermés, les libertins, leurs aides et leurs sujets forment une société complète, pourvue d'une économie, d'une morale, d’une parole et d'un temps, articulé en horaires, en travaux et en fêtes. (…) C'est la clôture qui permet le système c'est-à-dire l'imagination »[11]. La villa est un microcosme où les protagonistes boivent, mangent, défèquent, dorment et ont des rapports sexuels. La machine possède également un manuel qui en explique le fonctionnement. Il s’agit du règlement énoncé par le Duc, qui possède son corollaire : le livre, dans lequel les fautes des prisonniers sont soigneusement notées – sorte de cahier de manutention relevant les dysfonctionnements du système.
Le « cercle des manies » présente différentes expériences sexuelles (autour de la masturbation et de la sodomie), à la fin desquelles les prisonniers sont réduits à l’état d’animaux domestiques. Ils marchent à quatre pattes, aboient, se nourrissent dans des gamelles posées sur le sol, sont caressés ou fouettés par leurs maîtres. Le pouvoir parvient à plier l’humanité des corps. L’homme devient une bête et retourne à un état primitif. L’évolution est renversée. Dans le « cercle de la merde », la coprophilie est présentée comme le plus délicat des délices. Les bourreaux et leurs victimes dégustent des chapelets d’excréments lors d’un banquet en l’honneur de son Excellence. Les déjections produites sont réabsorbées, prouvant ainsi la circularité aberrante de la société de consommation. Le « cercle du sang » se réfère plus directement à l’œuvre de Dante. Les suppliciés se retrouveraient donc dans le neuvième et dernier cercle de l’enfer, celui des traîtres. Ceux qui ont dérogé au règlement sont punis. Ils sont placés dans une cuve d’excréments – déformation grotesque du lac de glace de La Divine comédie, où les traîtres sont immergés. La séquence des supplices permet une nouvelle fois d’exprimer le mouvement circulaire du pouvoir. Pour Serge Daney : « Lorsque à la fin du film, les maîtres observent les tortures à travers des jumelles, ils ont toujours dans leur champ visuel un autre maître. La maîtrise ne voit que la maîtrise »[12]. Le champ et le contrechamp relient les bourreaux et les voyeurs dans une même totalité agissante et (auto)destructrice.

L'homme générique face au surhomme sadien

Pasolini réduit également le fascisme à l’expression d’un désir anéanti. Les débauches à répétition des quatre protagonistes ont complètement épuisé leur vitalité – « la dépense énergétique du sexe est une marche vers la mort », comme l’indique Joël Magny[13]. La vision des corps, à demi nus, ne suffit plus à susciter chez eux d’excitation sexuelle. Ils réclament donc l’intervention de trois anciennes prostituées, qui racontent chacune à leur tour des récits érotiques pour réveiller en eux un désir tari. La première narratrice, par exemple, raconte une expérience vécue avec un professeur. Son Excellence l’interrompt et lui demande de ne négliger aucun détail. « Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons tirer de vos histoires les indispensables éléments d’excitation que nous attendons de vous ». Il veut connaître la dimension du pénis du professeur, son type d’éjaculation, si la narratrice a touché ses organes génitaux ou s’il l’a forcé à les prendre dans sa main. Pendant ce temps, Monseigneur oblige l’un des garçons à le suivre dans une pièce voisine. Quelques minutes après, le protagoniste réapparaît et se plaint de l’attitude de son partenaire. Le Duc lui propose d’en prendre un autre. Le protagoniste refuse : « Les efforts pour me satisfaire seraient maintenant énormes et bien au-delà des péchés réellement véniels qu’il eut suffit auparavant. Et vous savez très bien à quoi conduit un désir qui demeure frustré ».
Les narrations et les expérimentations sexuelles circonscrivent une ligne, nouvelle limite que les personnages cherchent à repousser constamment, où vient s’éteindre leur désir. L’engrenage de la perversion est donc vécu comme une nécessité[14]. C’est à la pointe de la souffrance, toujours plus forte et insoutenable, que les dignitaires trouvent leur plaisir. Cette recherche extrême de la jouissance serait impossible si les quatre protagonistes n’étaient pas des pivots du régime fasciste (ils représentent la noblesse, l'église, la magistrature et la finance). Chacun semble jouer un rôle particulier : par exemple le Duc est chargé de coordonner les festivités, tandis que Monseigneur est le maître de cérémonie des différents rituels.
Cependant, les spécifiés ne répondent pas à un absolu. Les dignitaires ont des préférences sexuelles et des fantasmes particuliers qu’ils aiment partager entre eux. Le plaisir peut s’échanger, tout comme le pouvoir est redistribué par les corps dominants. Ces derniers sont donc interchangeables, à l’instar des corps dominés. Le pouvoir n’est pas affecté lorsqu’il passe des mains de l’institution judiciaire à celle de l’institution religieuse. Les fascistes le soulignent dans leurs propos : « Notre choix n’est que structure. Nous devons subordonner notre jouissance à un geste unique ». Le pouvoir est invariable quelle que soit sa forme. Le geste coercitif, s’il est unique, s’exerce également sur un corps unique. Les victimes ne sont plus considérées comme des entités individuelles mais comme un amas de chair informe. Le corps n’existe plus. Il est une cellule parfaitement identique aux autres cellules qui composent l’ensemble. Et c’est là que Pasolini évoque le mieux la nature du régime nazi-fasciste de Salò, autre modèle de fusion monstrueuse. Le totalitarisme hitlérien a rêvé d’abolir l’individu afin de produire « l’homme-générique »[15]. Le cinéaste fait partager ce rêve aux fascistes de la République Sociale Italienne. L’uniformité totale des corps gouvernés, voilà ce qui relie, pour Pasolini, les fantasmes de Salò et ceux du IIIe Reich. La sélection du début du film – qui ne se fait pas sur des critères raciaux mais sur des critères esthétiques – exprime très bien l’idée de la nazification du fascisme de la dernière heure.
Le pouvoir, dans Salò ou les 120 journées de Sodome, est immonde car il trouve son origine dans des affects tristes. Le plaisir, en d’autres termes la puissance, est procuré à travers le malheur et la souffrance. Les dignitaires regardent les miliciens jouir des prisonniers, deviennent à leur tour objets de jouissance, mais ne jouissent jamais eux-mêmes. La puissance s’en trouve donc renversée et devient impuissance. Les quatre fascistes évoquent, dans un dialogue, le surhomme nietzschéen. Il s’agit en fait d’un lapsus révélateur. Cette référence révèle une mauvaise lecture – celle que pratiquent à l’époque les nazis – de l’auteur de Zarathoustra. Le surhomme nietzschéen est celui qui réussit à vaincre le nihilisme. Il n’est pas le champion qui écrase les faibles et soumet autrui à sa volonté. Il est celui qui libère l’homme en incarnant les valeurs qui affirment la vie. Tout le contraire donc des personnages du film, qui correspondent plutôt au surhomme sadien. Pour Blanchot, l’homme promu par le Divin Marquis est le symbole même de la négation : « L'homme intégral, qui s'affirme entièrement, est aussi entièrement détruit. Il est l'homme de toutes les passions et il est insensible. Il a commencé par se détruire lui-même, en tant qu'homme, puis en tant que Dieu, puis en tant que nature, et ainsi il est devenu l'Unique. Maintenant il peut tout, car la négation en lui est venu à bout de tous »[16]. Aussi, l’intrigue sado-pasolinienne n’est-elle possible que dans un monde où Dieu est mort[17]. Pasolini montre ce qu’il est possible de faire subir à l’homme quand l’homme sadien, après avoir renié sa part divine et sa dimension humaine, devient son unique objet de désir. Le maître regarde l’autre maître, comme le dit Serge Daney, car c’est lui-même qu’il désire – l’autre n’étant qu’un simple avatar du même, exerçant également le pouvoir. La République de Salò, d’après Pasolini, est un grand gouffre qui aspire la vie. « Devant l'Unique, tous les êtres sont égaux en nullité, et l'Unique, en les réduisant à rien, ne fait que rendre manifeste ce néant »[18].

L'éros fasciste comme miroir du pouvoir et de la sexualité en Occident

Les critiques et les auteurs de l’époque nient souvent l’intérêt historique du film[19]. Pour Italo Calvino « L'horreur concrète de ce passé italien vécu, ne peut pas être utilisée comme fond dans la représentation d'une horreur éminemment symbolique, fantastique, constam­ment hors du vraisemblable : l'horreur sadienne (…) C'est avec regret que j'ai reconnu, sur un panneau routier repris par la caméra, le nom de Marzabotto[20], le village où a véritablement eu lieu un atroce carnage. Evoquer ainsi l'occupation nazie ne peut que réveiller un type d'émotions absolument contraire à la para­doxale et glaciale absence de pitié que Sade pose comme première règle, aussi bien à ses lecteurs qu'à ses personnages »[21]. Jean Chérasse affirme que « L’œuvre de Sade est une projection fantasmatique. C’est le cri d’un prisonnier, d’un emmuré vivant n’ayant d’autre exutoire que le crime d’écriture. Aussi l’assimilation faite par Pasolini entre les libertins du château de Silling et les bourreaux fascistes de "Salò", me semble purement gratuite »[22]. Selon Michel Foucault, associer la pensée de Sade au fascisme, comme dans Salò ou Portier de nuit, relève, pour d’autres raisons, d’une erreur historique totale : « Le nazisme n'a pas été inventé par les grands fous érotiques du XXe siècle, mais par les petits-bourgeois les plus sinistres, ennuyeux, dégoûtants qu'on puisse imaginer. Himmler était vaguement agronome, et il avait épousé une infirmière. Il faut comprendre que les camps de concen­tration sont nés de l'imagination conjointe d'une infirmière d'hôpi­tal et d'un éleveur de poulets. Hôpital plus basse-cour : voilà le fantasme qu'il y avait derrière les camps de concentration »[23].
Mais Pasolini ne dit pas que le fascisme est une histoire de dérèglement sexuel. Salò est une allégorie du fascisme[24] : l’exposition des sévices reflète la part inhumaine du pouvoir que les fascistes exercent sur les individus. Les prisonniers, pour la plupart, se laissent d’ailleurs docilement dominer – « Ces gens meurent parce qu'ils ont sacrifié leur corps qui n'est plus tout à fait le leur »[25]. Leur passivité face à la barbarie des quatre fascistes est présentée comme une forme de « collaboration » : les victimes se dénoncent même parfois entre elles pour s’attirer les faveurs de leurs bourreaux. Le pouvoir se distribue à tous les échelons. Chacun détient un petit secret capable de faire tomber l’autre. L’auto-surveillance des corps dominés témoigne du bon fonctionnement de la machine.
Pasolini invente également des événements fictifs, des rituels monstrueux dont la seule valeur est symbolique. A la connaissance des historiens, les supplices sexuels qui sont décrits n’ont jamais été commis par les fascistes[26]. Cependant, la ville de Marzabotto, dans laquelle se situe l’action du film, a été le théâtre d’un massacre bien réel perpétré par les nazis, comme l’a énoncé Calvino. Pasolini a donc interprété ce fait sanglant en le reformulant sous l’aspect d’une autre tragédie, celle de jeunes martyrs réduits en esclavage par des individus totalement amoraux. Pour nous, cette transformation imaginaire traduit l’obscénité nazie-fasciste.
Du reste, le principal intérêt historiographique de Salò est de recourir volontairement à l’anachronisme. Lors d’une discussion éclairée, les quatre protagonistes principaux citent des auteurs postérieurs aux événements évoqués. Selon Lisa El Ghaoui, « Avec la liste des auteurs cités en ouverture de son film, (Barthes, Blanchot, De Beauvoir, Klossowski, Sollers et plus spécifiquement leurs écrits sur Sade) Pasolini confère à son œuvre une dimension scientifique, littéraire et pédagogique. Il en fait un objet d’étude, de connaissance, d’enquête sur le malaise et la perversion qui caractérisent l’homme moderne. Il réactualise l’œuvre de Sade à travers les écrits de ces auteurs »[27]. Pasolini, s’étant inspiré de leurs travaux pour réaliser son film, n’hésite donc pas à les faire apparaître clairement dans les dialogues. L’anachronisme rappelle dans ce cas le caractère contemporain de l’écriture historique. Pasolini emprunte sans doute à Klossowski l’idée que la ritualisation de l’éros est fondamentale dans la littérature de Sade, où la succession des transgressions « se réitère principalement par un même acte »[28]. Les sévices se répètent inlassablement à l’écran. Les plans finissent par tous se ressembler et ne faire qu’« un ». C’est la gageure de Pasolini : donner au film une forme en parfaite adéquation avec le principe de « l’Unique », développé par Blanchot. Pour le réalisateur, « il en résulte que la gestuelle sodomite est la plus typique de toutes parce qu'elle est la plus inutile, celle qui résume mieux la répétitivité de l'acte, décidément parce que c'est la plus mécanique »[29].
Le film interroge enfin nos modes de représentation et de réception de la sexualité. Selon Pasolini, Salò est une métaphore de la situation que la société connaît dans les années soixante-dix, où le sexe est vécu comme « obligation et laideur »[30]. Normalisé tout en étant prétendument libéré, la pratique sexuelle est investie et exploitée par le pouvoir. La parole et le geste érotiques ont tristement perdu leur spontanéité créatrice en devenant de simples objets de consommation. Le fascisme historique est mort en 1945, après la défaite finale de l’Axe. Mais pour des auteurs tels que Pasolini, la substance fasciste – on pourrait dire la substance nazie-fasciste – ne s’est pas retirée de la matérialité qui compose les sociétés contemporaines. Au contraire, elle s’est transformée et a réinvesti le champ socioéconomique en adoptant une nouvelle physionomie, celle du consumérisme.
Le réalisateur dénonce cette nouvelle forme de fascisation en évoquant le sexe sans jamais l’érotiser[31]. L’éros est en effet complètement inexistant. Le spectateur ne ressent que du dégoût face à cette profusion de masturbations, de pénétrations, de discours et d’actes sadiques. En ce sens, Salò est une déclaration de guerre à la société de consommation de masse à travers le rejet de l’industrie du sexe. Le film est par conséquent aux antipodes du cinéma pornographique. Le porno n’a aucune pérennité, car il appartient à des circuits de production et de consommation rapides. Il cherche à procurer instantanément la jouissance du spectateur, et répond de ce fait à des attentes extrêmement codifiées. Les films X répètent inlassablement les mêmes modèles de représentation. Cette sexualité mécanique, sans surprise, sans inventivité, témoigne dans nos sociétés du règne d’une certaine pauvreté imaginaire. Salò évoque ce désenchantement, qui replie les corps sur une sexualité sans cesse exhibée et transformée en marchandise. Jean Delmas rappelle que, pour Pasolini, le sexe présente « ce que Marx a appelé la réification de l’homme : "la réduction du corps à l’état de chose (à travers l’exploitation)" »[32]. Il ne reste, dans Salò ou les 120 journées de Sodome, que ce poing levé par l’un des prisonniers, juste avant d’être exécuté pour avoir osé faire l’amour avec une servante noire. Ultime geste de résistance – le plaisir sexuel, dans ce cas, affirme la vie – face à la machine de mort du fascisme[33].

Aurélien Portelli

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[1] Mussolini est destitué en 1943. Badoglio forme un gouvernement non-fasciste et signe l’Armistice avec les Alliés. Les Allemands décident alors d’occuper Rome, obligeant Badoglio et la famille royale à s’enfuir pour le Sud de l’Italie. Hitler confie à Mussolini la direction d’un nouveau gouvernement fantoche, et fonde, dans la ville de Salò, la République Sociale Italienne.
[2] Lire à ce sujet l’excellent article d’André Habib, « Remarque sur une réception impossible. "Salò" et "La grande bouffe" », in Hors-champ, janvier 2001.
[3] En effet, la froideur chirurgicale des plans et le réalisme des images mènent le spectateur sur un territoire que les caméras n’avaient pas encore exploré.
[4] C’est d’ailleurs, nous dit Gary Indiana, ce qui différencie notamment Pasolini de Sade (cf. G. INDIANIA, Salò or the 120 days of Sodom, Londres, British Film Institute publishing, 2000, 95 p.).
[5] Pour Pasolini, « Il n'y a jamais eu en Europe un pouvoir aussi anar­chique que celui de la République de Salò : celui-ci était la démesure la plus mesquine faite gouvernement. (…) Outre le fait d'être anarchique, ce qui carac­térise le mieux le pouvoir – tout pouvoir ­– c'est sa capacité naturelle à transformer les corps en choses. En cela aussi la répression nazie-fasciste a été maître » (cf. J. A. GILI, Le cinéma italien, op. cit.).
[6] Selon Barthes : « Si tout de même, au plan des affects, il y avait du Sade dans le fascisme (chose banale), et bien plus s’il y avait du fascisme dans Sade ? Du fascisme ne veut pas dire : le fascisme. Il y a le " système-fascisme " et il y a la " substance-fascisme ". Autant le système requiert une analyse exacte, une discrimination raisonnée, qui doit interdire de traiter en fascisme n’importe quelle oppression, autant la substance peut circuler partout. (…) » (cf. Roland BARTHES, « Sade-Pasolini », in Le Monde, 15 juin 1976). Pour Barthes, c’est cette substance que Salò réveille, à partir d’une analogie politique (bien que l’auteur ne juge pas satisfaisante la transposition de Pasolini).
[7] L’œuvre de Pasolini est tout entière vouée à la « Résistance ». Son engagement se voulait une sorte de déclaration de guerre virulente contre la bourgeoisie dont il rejetait la vulgarité de son contrôle juridique, financier et médiatique.
[8] Le principal apport de Pasolini à ce scénario « a été de lui donner une structure de caractère dantesque qui, probablement, était déjà dans l'idée de Sade, autrement dit j’ai divisé le scénario en cercles, je lui ai procuré cette espèce de verticalité et d'ordre de caractère dantesque » (cf. N. NALDINI, Pier Paolo Pasolini, Paris, Gallimard, Biographies, 1991, 416 p.).
[9] Comme le dit Lisa El Ghaoui, « Le corps est considéré comme un produit capitaliste, que l’on consomme et que l’on jette lorsqu’il ne sert plus » (cf. L. El GHAOUI, Langages du désir et métamorphoses du corps dans l’œuvre de Pier Paolo Pasolini, Thèse de doctorat, Université de Grenoble III, Discipline : langue et littérature italienne, 25 novembre 2006, p. 553).
[10] DANTE, La Divine comédie (chant trente-quatrième), Paris, Editions Lidis, 1982, 194 p.
[11] R. BARTHES, « L’arbre du crime », in Tel quel (La pensée de Sade), n°28, hiver 1967, 95 p., pp. 23-37.
[12] S. DANEY, « Note sur "Salò" », in Cahiers du cinéma, n°268-269, juillet-août 1976, p. 103.
[13] J. MAGNY, « Une liturgie du néant et de l’horreur », in M. ESTEVE (présenté par), in Etudes cinématographiques : Pasolini. Un cinéma de poésie, n°112-114, 1977, p. 194-195.
[14] Selon Michel Brix, « les libertins arrivent inéluctablement, un jour ou l’autre, à vouloir réveiller leur imagination à bout de souffle en abolissant l’interdit majeur, Tu ne tueras point. Le crime leur procurera, espèrent-ils, la volupté qu’ils ne trouvent plus dans l’acte sexuel lui-même » (cf. M. BRIX, « Les Cent Vingt Journées de Sodome et l'utopie libertine », texte de la conférence donnée dans le cadre du Congrès Sade, College of Charleston, Caroline du Sud, 13 mars 2003).
[15] « Il y a dans le discours fasciste et national-socialiste une obsession constamment et bruyamment affichée de remodeler le corps social et de transformer radicalement, non seulement les rapports entre les classes, mais encore l’homme lui-même, en tant que produit d’histoire et d’une culture dont les fascismes répudient l’héritage » (cf. P. MILZA, Les fascismes, op. cit., p. 304).
[16] M. BLANCHOT, « La raison de Sade », in Lautréamont et Sade, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, 380 p., pp. 15-49.
[17] Pour Gilles Deleuze, « On défigure Nietzsche quand on en fait le penseur de la mort de Dieu. C'est Feuerbach le dernier penseur de la mort de Dieu : il montre que, Dieu n'ayant jamais été que le dépli de l'homme, c'est une vieille histoire. Mais ce qui intéresse Nietzsche c'est la mort de l'homme. Tant que Dieu existe, c'est-à-dire tant que la forme-Dieu fonctionne, l'homme n'existe pas encore. Mais quand la forme-Homme apparaît, elle ne le fait qu'en comprenant déjà la mort de l'homme, de trois manières au moins. D’une part, où l'homme pourrait-il trouver le garant d'une identité, en l'absence de Dieu ? D’autre part, la forme-Homme ne s’est elle-même constituée que dans les plis de la finitude : elle met la mort dans l'homme. Enfin les forces de finitude elles-mêmes font que l'homme n’existe qu'à travers la dissémination des plans d'organisation de vie, la disparition des langues, la disparité des modes de production, qui implique que la seule "critique de la connaissance" est une "ontologie de l'anéantissement des êtres" ». (cf. G. DELEUZE, Foucault, Paris, Les Editions de Minuit, Collection « Critique », 1986, 141 p., pp. 131-141).
[18] Cf. M. BLANCHOT, « La raison de Sade », in Lautréamont et Sade, op. cit.
[19] Ceux qui défendent le film sur le plan historique ne sont pas légion. Citons, parmi eux, André Cornand : « Cette monstruosité sadique, ce pouvoir illimité et anarchique des maîtres de Silling a trouvé son équivalent chez les nazi-fascistes de la République de Salò. C’est là le référent historique du film et le glissement est justifié » (cf. A. CORNAND, « Salò ou les 120 journées de Sodome », in La revue du cinéma, n°302, janvier 1976, p. 98).
[20] Les SS ont en effet massacré, à Marzabotto et dans ses environs, près de mille victimes entre le 29 septembre et le 5 octobre 1944.
[21] I. CALVINO, « Sade est en nous », in Cahiers du cinéma, n°421, juin 1989, pp. 56-57 (publié initialement dans le Corriere della Sera, décembre 1975).
[22] J. A. CHERASSE, « Salò ou les 120 journées de Sodome », in Ecran, n°49, 15 juillet 1976, p. 49.
[23] M. FOUCAULT (entretien avec G. DUPONT), « Sade, sergent du sexe », op. cit., pp. 3-5.
[24] Pour Pasolini, l’allégorie est « une oeuvre où chaque chose signifie autre chose, renvoie à une autre réalité » (cf. J. DUFLOT, Pasolini, Paris, Editions Pierre Belfond, 1970, 175 p.)
[25] Cf. M. BOYER, M. TINEL, Les films de Pier Paolo Pasolini, Paris, Dark Star, 2002, 239 p.
[26] Selon Pasolini, « La raison pratique dit que durant la République de Salò il était particulièrement facile et "dans l’air du temps" d’organiser ce qu’ont organisé les héros de Sade : une grande orgie dans une villa contrôlée par les SS » (cf. J. A. GILI, Le cinéma italien, op. cit.).
[27] L. EL GHAOUI, Langages du désir et métamorphoses du corps dans l’œuvre de Pier Paolo Pasolini , op. cit., pp. 549-550.
[28] P. KLOSSOWSKI, « Sade ou le philosophe scélérat », in Tel quel (La pensée de Sade), op. cit., pp. 3-22.
[29] Cf. N. NALDINI, Pier Paolo Pasolini, op. cit.
[30] Cf. N. NALDINI, Pier Paolo Pasolini, op. cit.
[31] Pasolini pense d’ailleurs que ses films ne sont jamais érotiques : « peut-être parce que je suis inhibé et que je ne sais pas représenter l’érotisme en tant qu’érotisme. L’éros, dans mes films est toujours un rapport dramatique, métaphorique » (cf. A. CORNAND, « Salò ou les 120 journées de Sodome », in La revue du cinéma, op. cit., p. 101).
[32] J. DELMAS, « Salò ou les 120 jours de Sodome », in Jeune cinéma, n°92, janvier-février 1976, p. 8.
[33] André Cornand voit également, dans la dernière séquence, une autre forme de résistance : « Les dernières images montrent deux des jeunes soldats qui dansent ensemble en écoutant la radio. Plusieurs interprétations sont possibles. Sans doute enrôlés de force, attendent-ils des nouvelles de la "Libération" proche. Lisons, en 1975, "libération" du pouvoir bourgeois. Quoi qu’il en soit, leur danse "homosexuelle" est un signe de la revendication pasolinienne qui n’est elle-même que la métaphore de l’insurrection contre les forces répressives » (cf. A. CORNAND, « Salò ou les 120 journées de Sodome », in La revue du cinéma, op. cit., p. 101).

SALO OU LES 120 JOURNEES DE SODOME

Réalisation : Pier Paolo Pasolini. Interprétation : Paolo Bonacelli, Giorgo Cataldi, Umberto P. Quintavalle, Hélène Surgere. Origine : Italie. Durée : 2h00. Année : 1975.