mercredi 2 août 2006

Le film comme lieu de mémoire

La mémoire et l'histoire ne peuvent se confondre l'une et l'autre. La mémoire résulte d'un processus de souvenance discontinue qui survit dans la conscience individuelle ou collective, tandis que l’histoire reste un récit qui tente d’interpréter les traces du passé et de le reconstruire dans le présent de la narration.
Si la mémoire et l’histoire constituent bien deux phénomènes distincts, il est cependant possible de les réunir en construisant l'histoire de la mémoire, qui est selon Henry Rousso
[1] un excellent exercice critique sur le métier même d’historien. Mais comment appréhender ensemble mémoire et cinéma dans un travail historique ? Michèle Lagny, Marie-Claire Ropars, et Pierre Sorlin évoquent, dans l’ouvrage collectif Film/mémoire, la double question du statut de la trace documentaire et de l'activité de la mémorisation filmique. Les auteurs précisent que « Lorsqu’elle est filmique, la trace n'est que mouvement. Et elle ne se perçoit en outre que dans une sollicitation mémorielle qui soumet le passage de l'écriture à l'épreuve de l'oubli. Mais lorsqu'il est pris dans sa disposition filmique, le terme oblige à s'interroger aussi sur ce que l'activité scripturale fait de la mémoire au moment même où elle la met en œuvre »[2].
Cinéma et mémoire s’imbriquent de deux manières selon Aldo Bernardini
[3]. Le cinéma est d’abord envisageable comme vecteur de mémoire, en se référant au rapport qu’il établit avec la mémoire historique et, au-delà, avec l'imaginaire social. On peut ensuite considérer la mémoire du cinéma, qui entraîne pour l’historien une réflexion sur les problèmes posés par le type particulier du langage cinématographique.
Le cinéma modifie notre conception de la mémoire, tout comme il modifie le rapport qu'entretient l’historien avec l'étude de la mémoire. C'est ce que nous explique Michèle Lagny :
« Le film raconte, et contraint à questionner le rapport histoire/mémoire et l'opposition que les historiens maintiennent entre les deux mais aussi à envisager comme le fait Mesnil, que le cinéma doit modifier en profondeur l'idée, et peut-être l'usage que nous avions jusqu'à lui de la mémoire »[4]. Pourtant, le film est souvent oublié par l’historien qui écrit l’histoire de la mémoire. En effet, celui-ci privilégie plutôt l’étude de lieux mémoriels « classiques » (tels que les monuments, les toponymes, les manuels scolaires, etc.). L'analyse de l'image est difficile. De ce fait, des difficultés méthodologiques apparaissent, et le manque de considération de l’aspect mémoriel des films n’est pas forcément un problème spécifique en soi. Il tient avant tout à l’absence de formation filmologique de l’historien.
Par ailleurs, quelle est la définition d’un lieu de mémoire ? Selon Pierre Nora, il s’agit d’une « unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté »[5]. Ce n’est pas une construction définitive, mais plutôt une forme qui est réactualisée en fonction du temps présent.
Un lieu de mémoire filmique correspond à une définition analogue. Un film n’a pas de dimension physique. C’est un lieu de mémoire virtuel qui se matérialise dans la conscience spectatorielle. La projection sur l’écran, la mémorisation, la transformation immédiate et différée du matériau filmique construisent l’entité mémorielle. La production de signifiants cinématographiques s’intègre ainsi à la mémoire sociale.

Le lieu de la mémoire
Ce processus évoque un travail sur le temps long que l’on ne peut appréhender sans prendre en compte la construction de l’espace au cinéma. Le film s’inscrit déjà dans un espace de visionnage, dont le dispositif est assuré par plusieurs éléments tels que le projecteur, la surface plate de l’écran, la salle de cinéma, et enfin la réception spectatorielle.
L’« espace montré » du film est quant à lui déterminé par le cadrage et le champ. Celui-ci fait indéniablement référence au hors champ, espace non montré. Selon Jacques Aumont et Michel Marie, « si le champ est la dimension et la mesure spatiales du cadrage, le hors champ est sa mesure temporelle, et pas seulement de façon figurée : c’est dans le temps que se déploient les effets du hors champ »[6].Cependant, l’espace dans lequel évoluent les personnages fictionnels reste à construire. Un cinéaste ne peut filmer l’espace. Il ne peut filmer que des lieux. Pour André Gardies, « Les lieux sont l’actualisation de l’espace toujours virtuel. Cela implique de considérer l’espace (tout comme la langue), comme un système qui, à ce titre, doit être construit par l’analyse ou la théorie »[7]. Le lieu de mémoire ne se réfère évidemment pas aux « lieux » du film, mais à l’espace mémoriel que les spectateurs construisent en regardant et en mémorisant la fiction.
Localiser l’ « espace » dans lequel s’inscrit une mémoire, cela revient à l’instar de Paul Ricoeur pour le récit littéraire
[8], à se demander comment le passé contenu dans le souvenir des images s’inscrit lui-même dans le temps. En cela, un film n’est qu’un lieu de mémoire tronqué, car il est à confronter à la conscience collective qui le perçoit.
Le récit est le médiateur entre la substance cinématographique et la mémoire collective. Il dévoile la culture et la pensée de son auteur, et participe par la même occasion à l’élaboration du psychisme des sociétés contemporaines.Seule l’analyse permet de reconstruire la mémorialité filmique. Il s’agit premièrement de disséquer le récit afin d’analyser la texture de chacun de ses composants. Un film est une expérience phénoménologique révélée par une mise en intrigue, une esthétique imagière, un espace-temps.
La pellicule est une unité mémorielle qui conserve le présent, comme le patrimoine paysager, la mode vestimentaire, l’architecture urbaine, etc. Le film enregistre également la gestualité et les tics langagiers des acteurs, ou les expressions célèbres élaborées par des scénaristes qui entrent dans le langage commun, que le cinéma actualise et réinvente.
Il est primordial d’intégrer dans l’analyse la réalité non-fictionnelle du monde social pour comprendre le rapport entre le réel et l’univers filmique. Une approche aussi bien contextuelle que textuelle de l’œuvre doit être tentée par l’historien. Il est essentiel d’étudier les mécanismes socioculturels qui s’exercent sur le film.Cette réactualisation de l’histoire se confronte à nos modes de perception du temps ainsi qu’à nos schémas de pensée actuels. Il faut dès lors discerner les niveaux de réception du film. On peut de la sorte tenter d’écrire l’histoire de son processus de mémorisation sociale.

Le film et la mémoire du spectateur
Le visionnage du film laisse une trace dans la conscience du spectateur, une empreinte mémorielle dans laquelle s’inscrit un mode d’intelligibilité du passé de l’œuvre. Ses images circonscrivent un espace de souvenance qui réactualise les marques d’historicité que nous avons évoquées dans notre précédente partie. Comme le dit Rancière,
« Plus que le goût de l'image cinématographique c'est la trace profonde que le film laisse en nous qui s'avère décisive. (…) La puissance de cette archive se manifeste autant dans sa capacité à imprimer physiquement les héritages et des expériences qui balisent notre parcours que dans les formes singulières de son écriture »[9]. Et c’est cette trace qui vient inscrire le propos historique de l’œuvre dans la conscience des publics.
La temporalité filmique n’est pas appréhendée pleinement si l’on se tient à une interprétation purement utopique de celle-ci. Le film produit une historicité qui devient effective seulement si on l’inscrit en terme de réception.
Jean-Pierre Esquenazi analyse les rapports qui s’effectuent entre le spectateur et l’œuvre filmique durant le temps de sa projection. L’auteur avance que
« Ce que le film produit comme sens naît des associations effectuées par le spectateur pendant la projection, et que le film comme discours cohérent, isolé de sa réception, n’existe pas »[10]. En conséquence, il en vient à penser que « L’avancée du film sur l’écran a donc pour résultat de produire le film comme une mémoire particulière, individuelle, dans l’esprit du spectateur »[11]. Celui-ci intègre le film comme une totalité, continuant de se modifier durant le temps de la projection.
L’existence de la trace mémorielle implique que sa substance appartienne au passé. Ricœur, dans son ouvrage
L’histoire, la mémoire, l’oubli[12] montre que l’individu parvient à appréhender la vision historique du temps grâce à ce type de trace. Sans elle, la compréhension de l’histoire est caduque puisqu’elle ne peut avoir lieu.
La constitution de cette trace nécessite invariablement une certaine distanciation avec l’objet passé qu’elle représente. Si cet éloignement n’a pas lieu, nous pensons que le spectateur reste à l’extérieur du temps, car celui-ci, à cause de l’effet de saturation de la réception immédiate des images, ne parvient pas à assimiler totalement le film dans sa mémoire. Le spectateur est piégé dans l’instantanéité du visionnage, de la « lecture » filmique. L’illusion cinématographique (dont le propre est de parvenir à se faire oublier du spectateur pour devenir instant de réalité), le submerge d’émotions qui l’empêchent d’intégrer les imaginaires à sa propre conscience.
Dès lors, il faut que le temps puisse s’écouler entre le visionnage du film et son opération de remémoration chez le spectateur. Le processus de mémorisation est lent, et ne peut s’effectuer qu’en dépassant la réception immédiate des images.

Les fonctions mémorielles du film
L’historien peut discerner plusieurs fonctionnalités mémorielles en analysant un corpus filmique. Evoquons tout d’abord la fonction identitaire. Selon Aldo Bernardini,
« Le film américain de grande consommation a fait entrer dans le patrimoine culturel et dans la mémoire historique de notre peuple, dans son imaginaire, des ingrédients narratifs et thématiques qui ont contribué à former les consciences, qui ont diffusé de nouvelles sensibilités, de nouvelles modes, de nouveaux modèles dans les secteurs et les niveaux les plus divers de la vie nationale »[13]. Citons l’œuvre cinématographique de Martin Scorsese, qui montre fréquemment les disfonctionnements de l’intégration de la communauté italienne dans la société américaine.La fonction commémorative du Septième Art est primordiale. Certaines œuvres font directement référence à un phénomène historique, et peuvent détenir des vertus « thérapeutiques ». Les films sur la guerre du Vietnam ont, par exemple, participé à la cicatrisation du syndrome vietnamien aux Etats-Unis. Hamburger Hill célèbre ainsi le sacrifice des soldats américains, et participe à l’entreprise de réconciliation de l’armée et de la nation durant les années 1980.
L’historien ne peut éluder la fonction idéologique du cinéma lorsqu’il étudie la mémorialité d’un film. Dans 1900, la mémoire rurale de l’Emilie est perçue à travers le prisme du marxisme de Bertolucci. Celui-ci a voulu démontrer la vitalité et l’ancienneté de la culture paysanne, face au décadentisme de la bourgeoisie. La mémoire de 1900 révèle donc la dimension politique que le réalisateur accorde dans son film au prolétariat rural.
Enfin, l’oubli est un phénomène inéluctable qu’il ne s’agit pas de minimiser. Des films restent, d’autres disparaissent des mémoires. L’historien peut activer (consciemment ou non) des processus de réminescence et produire un véritable travail « archéologique ». Il peut notamment mettre au jour certaines pratiques cinématographiques en corrélation avec des énoncés qui contiennent une valeur mémorielle.Ricoeur parle quant à lui d’oubli de réserve.
« La trace n’est pas perdue, elle n’est plus directement disponible. L’oubli de réserve est donc ce qui rend possible la mémoire et la reconnaissance même. Sans oubli, pas de mémoire et pas d’histoire »[14]. Ce problème de la nécessité de l’oubli se retrouve chez certains cinéastes. Michèle Lagny cite le cas de Chris Marker. Dans les années 80, « dans Sans soleil , Marker disait : « Filmer, c’est faire de la mémoire» (la mémoire n’est peut-être pas l’histoire, mais elle tend vers elle). En 1996, il ajoute: «Mémoriser le passé pour ne pas le revivre [a été] l’illusion du XXe siècle »[15].
Le cinéma a permis d’archiver une quantité colossale d’images sur le XXe siècle, et empêche peut-être de prendre de la distance face à des phénomènes historiques trop prégnants, limitant ainsi la pertinence de certains processus de réflexion sur l’histoire contemporaine.

Aurélien Portelli
Communication lors du séminaire « Lieu de mémoire, mémoire des lieux », CMMC, Faculté des Lettres de Nice, 16 janvier 2004.
______________________
[1] Henry ROUSSO, Ecrire l'histoire du temps présent, 1993, p. 106-108.
[2] Michèle LAGNY, Marie-Claire ROPARS, Pierre SORLIN (sous la direction de), Film/mémoire, Paris, Presses universitaires de Vincennes, Hors cadre, 1991, 223 p.
[3] Aldo BERNARDINI, « Le cinéma comme mémoire, la mémoire du cinéma », in Film/mémoire, op. cit.
[4] Michèle LAGNY, « L'histoire contre l'image, l'image contre la mémoire », in Film/mémoire, op. cit.
[5] Pierre NORA, Les Lieux de mémoire, tome 1, Paris, Gallimard, 1997, 1642 p.
[6] Jacques AUMONT, Michel MARIE, L’analyse des films, Paris, Editions Nathan, Fac cinéma, 1988, 231 p.
[7] André GARDIES, L’espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, 222 p.
[8] Paul RICOEUR, Temps et récit (trois tomes), Paris, Seuil, Points Essais, 1983, 1984, 1985.
[9] Jacques RANCIERE, « L'historicité du cinéma », in De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Editions Complexes, IHTP / CNRS, 1998, 223 p., pp. 45-60.
[10] Jean-Pierre ESQUENAZI, Film, perception et mémoire, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 1994, 255 p.
[11] Jean-Pierre ESQUENAZI, Film, perception et mémoire, op. cit.
[12] Paul RICOEUR, L’histoire, la mémoire, l’oubli, Paris, Editions du Seuil, L’ordre philosophique, 2000, 675 p.
[13] Aldo BERNARDINI, « Le cinéma comme mémoire, la mémoire du cinéma », in Film/mémoire, op. cit.
[14] Paul RICOEUR, « Histoire et mémoire », in De l’histoire au cinéma, op. cit.
[15] Michèle LAGNY, « L'histoire contre l'image, l'image contre la mémoire », in Film/mémoire, op. cit.

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