mardi 29 août 2006

La revanche des mutants cannibales

La colline a des yeux d’Alexandre Aja, sorti en juin 2006, est un remake du film d’horreur éponyme réalisé par Wes Craven en 1977. Le cinéaste américain a tenu à produire lui-même la nouvelle version de son œuvre, que ses admirateurs considèrent parfois comme l’une des plus réussis de sa carrière. Le film fit sensation à la fin des années 1970. Les Carter se rendent en Californie et ont un accident en traversant le désert. La famille est bientôt confrontée à un clan de cannibales, dirigé par un dénommé Jupiter, qui habite dans les collines environnantes et s’attaque aux voyageurs imprudents[1].
Craven a créé des monstres célèbres, dont l’inévitable Freddy Krueger (cf.
Les griffes de la nuit, 1984). Il a réalisé des navets irregardables – La ferme de la terreur (1981) reste sans doute le pire – et des œuvres de qualité discutable, telle que la série des Scream, largement surévaluée. Sa mise en scène, souvent indigente, dissimule rarement la lourdeur de ses scénarios. Des questions pertinentes se dégagent néanmoins de sa filmographie, notamment autour de la monstruosité, qu’il décline – reconnaissons-le – sous des visages variés (mutants, esprits malfaisants, vampires et autres tueurs sadiques). La colline a des yeux fut donc pour lui l’occasion de confronter la famille américaine à son double maléfique, et de décrire les réactions de ses membres face à l’adversité la plus extrême.
Le style iconoclaste du film fit frémir la critique. Les enfants Carter utilisent par exemple le cadavre de leur mère pour attirer les anthropophages, alors que leur père, d’abord crucifié, est brûlé vif sous leurs yeux. Craven fut soumis à des contraintes de tournage draconiennes, ce qui explique certaines carences de l’œuvre (les autres sont dues aux insuffisances du cinéaste). Il parvint malgré tout à réunir plusieurs techniciens pour régler les effets spéciaux et les cascades. La photographie, ainsi que la progression dramatique, demeurent cependant laborieuses . Seules les trouvailles du réalisateur et la bonne volonté de son équipe sauvent le film de justesse.
L’esthétique du remake est plus soignée : Aja a reçu des moyens financiers plus conséquents et détient, à l’évidence, un solide sens de la mise en scène. La photographie terreuse révèle la part sinistre des paysages, et l’isolement des protagonistes est souligné par les plans de grand ensemble, qui évoquent l’immensité du désert. Le choix des cadrages est parfois extrême : la caméra est placée au ras du sol, tandis qu’un piège, occupant la diagonale de l’écran, a été posé pour provoquer l’accident de voiture des Carter. La bande-son, bien qu’adaptée au propos, demeure assez classique. Celle-ci a été enrichie par des bruitages, tels que les sempiternels crissements que l’on retrouve dans la majorité des films d’horreur. Les moments de silence sont plus judicieux : un travelling inquiétant fait découvrir au public l’intérieur de la caravane lorsque l’un des mutants caresse le visage de la fille endormie. L’absence de bruit et de musique amplifie l’impression d’angoisse qui se dégage de la scène. La psychologie des personnages est davantage développée. La direction des acteurs est plus précise, permettant à l’interprétation de gagner en intensité. Evidemment, Aja n’a pas été soumis aux mêmes impératifs de temps que Craven, qui devait tourner ses plans en toute hâte.
Le réalisateur français respecte scrupuleusement la trame narrative originelle. La famille est attaquée, dans les deux versions, au début du deuxième tiers du film. Il ajoute néanmoins une séquence d’ouverture d’une extrême violence. Des scientifiques, mesurant le taux de radioactivité de la zone, sont assassinés par les monstres. Le spectateur est donc plongé d’emblée dans l’horreur, alors que celle-ci était progressivement introduite dans le premier film.
Craven avait adroitement fondé toute la première partie de son oeuvre sur le hors-champ : cadrage partiel d’une partie du corps des cannibales, voix off qui menace les Carter, halètements insanes émis par le poste radio.Selon Gilles Deleuze,
« Si le continuum (ou la composante sonore) n'a pas d'éléments séparables, il ne s'en différencie pas moins à chaque moment, suivant deux directions divergentes qui expriment son rapport avec l'image visuelle. Ce double rapport passe par le hors-champ, pour autant que celui-ci appartient pleinement à l'image visuelle cinématographique. Ce n’est pas le sonore qui invente le hors-champ, mais c’est lui qui le peuple, et qui remplit le non-vu visuel d’une présence spécifique »[2]. Cette « présence » évoquée par le philosophe devenait « omniprésence » dans La colline a des yeux. L’emploi de plans tournés en caméra subjective (représentation des agresseurs à travers un élément du décor, utilisation d’un cache en forme de jumelles) et l’apparition furtive de silhouettes augmentaient d’ailleurs l’atmosphère menaçante produite par le hors-champ.
Ces effets sont repris et valorisés dans la version de 2006. A la suite de l’accident, un zoom arrière très rapide opère un changement d’échelle de plans et montre que la caravane est isolée dans le désert. Le cache situé sur les pourtours du cadre indique qu’un observateur épie les membres de la famille, et qu’une menace indicible pèse sur eux. Les mouvements de grue et les lents travellings qui épousent les déplacements des Carter, donnent aussi l’impression qu’ils sont suivis en permanence. C’est sans doute ce procédé qui développe le mieux l’approche adoptée par Craven. Aja évite par la même occasion de multiplier les monologues navrants. La présence off des mutants se traduit plutôt par une série de sons gutturaux. Les grognements inhumains remplacent par conséquent les jacassements qui abondaient dans le film de 1977.
Craven était parvenu à susciter l’effroi en suggérant les cannibales plutôt qu’en les montrant. Cette démarche est cependant rompue durant le dernier tiers de son film. En effet, Jupiter et ses rejetons apparaissent trop fréquemment à l’écran. La menace mystérieuse prend dès lors un visage familier auquel s’habitue le spectateur. Le réalisateur fait également l’erreur de montrer les anthropophages dans des plans larges. L’effet de surprise est rompu, car nous voyons ces derniers arriver de loin. Le mécanisme de la peur ne semble donc plus fonctionner. Aja ne reproduit pas les mêmes maladresses. Les protagonistes qui sont éloignés dans le champ ne sont pas les chasseurs, mais leurs victimes ; ce qui paraît plus logique. Le visage et le corps des mutants sont souvent montrés, à l’instar de la version initiale. Mais cette fois, maquillage, prothèses et effets numériques (du reste peu nombreux) transforment les personnages inventés par Craven en créatures difformes. Aja mise sur l’aspect de ses monstres pour provoquer le dégoût et la terreur. Leur apparition répétée à l’écran amplifie donc l’effet horrifique, alors qu’elle représentait une entrave dans le film du cinéaste américain.
Le réalisme macabre de Craven choqua le public dans les années 1970. La séquence la plus répugnante reste celle où l’un des fils de Jupiter est attaqué par le chien des Carter, qui lui entaille la cheville jusqu’à l’os. Un gros plan nous fait découvrir un morceau de chair sanguinolent, presque détaché de la jambe du personnage. La nouvelle version est encore plus écoeurante et multiplie les scènes gores. Corps dépecés et carcasses pendues au plafond soulignent ainsi le thème du cannibalisme, qui est abordé de manière plus significative que dans le premier film. Dans une séquence, le père du bébé enlevé par les mutants est assommé puis enfermé dans un réfrigérateur où des morceaux de cadavres ont été entassés. Autre passage marquant, le fils Carter découvre, au détour d’un sentier, l’une des créatures en train de dévorer la chair de sa mère, après l’avoir arrachée de sa dépouille.
Le film de Craven actualisait le thème de la civilisation opposée à la sauvagerie. De nombreux cinéastes américains ont revisité, dans les années 1960 et 1970, le mythe fondateur de la frontière à travers plusieurs genres cinématographiques (westerns, films-Vietnam, science-fiction, horreur). La colline a des yeux s’inscrit dans cette tendance. L’exploration du continent nord-américain ne serait donc pas terminée. Il subsisterait des régions sauvages qui échappent au contrôle de l’homme. Craven fantasme sur les limites du monde socialisé, qui apparaissent dès que les Carter s’éloignent de la route, artefact dérisoire au milieu d’une nature dominée par l’inhumanité. La station-service symbolise d’ailleurs, dans l’organisation spatiale du film, l’ultime avant-poste au-delà duquel les personnages pénètrent dans un lieu où règne la barbarie.
Craven s’est sans doute inspiré, pour créer le personnage de Jupiter, des visions monstrueuses de Lovecraft : naissance anormale qui inquiète les parents, enfant poilu de taille colossale, adolescent malsain qui agresse les animaux puis les membres de sa famille. Nous retrouvons là quelques caractéristiques empruntées aux nouvelles du maître de l’épouvante. Jupiter fut abandonné sur les collines par son père après l’incendie mystérieux de sa maison. La référence au personnage d’œdipe est évidente : le fils est rejeté car il représente une menace pour son géniteur, qu’il finit d’ailleurs – conformément au mythe grec – par assassiner. Livré à son sort, le protagoniste renie la société et devient un ogre qui, à l’instar de la créature légendaire, dévore les malheureux qui s’aventurent sur son territoire.
Les cannibales sont des dégénérés qui se couvrent de peaux de bêtes. Le comportement primitif et le visage raviné des personnages accentuent leur aspect néandertalien. Ruby, la fille de Jupiter, se distingue néanmoins de ses frères. Contrairement à eux, elle désire quitter les collines pour devenir une personne normale. Mais son grand-père refuse de l’emmener vivre en ville. Pour lui, son état de « nature » est irréversible : Ruby est une sauvageonne qui ne peut s’adapter au Monde car elle a été élevée à sa périphérie, dans un milieu qui échappe aux normes sociales.
Le péril nucléaire est davantage développé dans le remake (la version de Craven l’évoquait tout juste lorsque les Carter s’aperçoivent, en lisant une carte routière, qu’ils traversent une zone où ont eu lieu des essais militaires). Des images d’archives d’explosions atomiques ont été insérées dans le générique. Le scénario original a été remanié. Les anthropophages deviennent, dans le film de 2006, d’anciens mineurs transformés par les radiations, qui éprouvent une haine irascible pour le genre humain[3]. Mais quelle est la raison – hormis l’approche du vingtième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl – d’évoquer de nos jours le danger de l’atome, complètement désuet depuis la fin de la Guerre froide et l’apparition de nouveaux dangers technologiques ? Les studios hollywoodiens s’intéressent aujourd’hui davantage aux risques liés aux manipulations génétiques – comme le démontre la récente adaptation de Hulk (dont les origines mutationnelles diffèrent par rapport à la vieille bande-dessinée). Le nouveau scénario de La colline a des yeux présente donc des choix peu appropriés aux thématiques actuelles, qui affaiblissent de surcroît la portée sociale du film de Craven.
En effet, les monstres d’Aja ne vivent plus dans une grotte sommairement aménagée, mais dans la ville des anciens mineurs. Ces derniers ont même installé des mannequins dans les rues et dans les demeures pour simuler un semblant d’urbanité. La démence des créatures n’a pas pour origine l’isolement social, elle résulte des conséquences psychologiques des radiations. Le réalisateur français supprime également certaines séquences du premier film, qui soulignaient explicitement l’opposition entre la civilisation et la sauvagerie, comme celle où le grand-père refusait de s’enfuir avec Ruby.
Selon Julien Galliot, les films de Craven
« brossent un portrait cinglant de l’Amérique bien pensante, embourgeoisée et obsédée par le politiquement correct »[4]. La colline a des yeux illustre parfaitement cette idée. La mère Carter est une bigote archétypale. Son dieu ne lui est pourtant d’aucune utilité face à la progéniture de Jupiter, divinité païenne autoproclamée, siégeant au sommet de son Capitole. Mais l’œuvre de Craven s’interroge avant tout sur la structure familiale américaine. Le dernier plan du film est éloquent. Le père du bébé est filmé en contre-plongée, alors qu’il poignarde violemment le dernier cannibale en vie. Un arrêt sur image clôt brutalement la narration, et un fondu rouge-sang annonce le déroulement du générique. L’intention du réalisateur est claire : les valeurs de la famille se sont désagrégées en un temps infime (une nuit seulement). Les membres encore vivants ont été contaminés par l’horreur ambiante, et sont devenus à leur tour des assassins pour pouvoir échapper à leurs agresseurs. Le plan s’achève ainsi sans montrer la réunion des survivants. Le triomphe revient à l’individu, et non à la cellule familiale, dont la cohésion (fictive depuis le début) n’est même plus imaginable.
Sur ce point, la fin du film de Aja est décevante. Après avoir vaincu les mutants, les rescapés se retrouvent et s’embrassent, pensant que le cauchemar est terminé. La famille, du moins ce qu’il en reste, se recompose à l’écran. On est bien loin du pessimisme social de Craven, totalement court-circuité par cette séquence, qui donne au film une coloration bien plus convenue[5]. L’œuvre originale, malgré sa photographie surannée, proposait une réflexion pertinente sur la société, que l’on ne retrouve plus dans le remake. Une esthétisation de circonstance n’est pas forcément un gage de réussite.
Aurélien Portelli

[1] Je n’évoquerais pas, dans cette analyse, La colline a des yeux 2, séquelle réalisée par Craven en 1985, qui est sans grand intérêt pour cette étude (ni pour l’histoire du cinéma d’ailleurs).
[2] G. DELEUZE,
Cinéma 2: L'image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 305.
[3] L’équipe s’est d’ailleurs inspirée de documents photographiques sur les victimes d’Hiroshima pour concevoir le maquillage des monstres.
[4] J. GALLIOT, « Alice au pays du cauchemar américain », in F. LAFOND,
Cauchemars américains : fantastique et horreur dans le cinéma moderne, Liège, Editions du Céfal, 2003, p. 70.
[5] Cette interprétation peut être nuancée si l’on prend en considération la fin alternative, qui m’a été indiquée par Frank Lafond, montrant les retrouvailles des survivants, qui vont jusqu’à prendre Ruby par la main.

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