Le thème central de Mongol, réalisé par Sergei Bodrov, apparait dès les premières séquences de ce film sur Gengis Khan. Le jeune Temoudjin entreprend un voyage avec son père, le Kahn Yesougaï, au terme duquel ce dernier présentera à l’enfant sa future épouse. Mais le prince veut lui-même choisir sa compagne, et refuse de suivre le choix imposé par son père. Son destin est désormais scellé. Les conséquences de son choix détermine la suite du récit. Yesougaï est assassiné, Temoudjin est pourchassé par ses adversaires, avant d’être réduit en esclavage. Il s’échappe et décide, pour se venger, de se lancer à la conquête du pouvoir, qui devait lui revenir légitimement.
Les origines d’un mythe international
Le scénario explore les mécanismes complexes qui forgent, à travers une trame événementielle riche en rebondissements, une destinée historique fabuleuse. C’est la volonté de prendre en main son destin, et de devenir le seul décideur de ce dernier, qui pousse Temoudjin à accomplir des prouesses qui auront une répercussion immense sur d’innombrables vies humaines. C’est d’ailleurs cette vision historique qui est privilégiée par Bodrov : les « grands personnages » qui ont marqué l’histoire ont d’abord ressenti en eux leur puissance personnelle avant d’imposer aux hommes leur vision grandiose du Monde.
La voix off de Temoudjin commente les moments importants de la narration et renforce le caractère biographique du film. Cependant, le personnage fait plus que justifier ses actes en livrant ses pensées intimes, il exprime littéralement la volonté d’inscrire son histoire individuelle dans la grande histoire de son peuple.
Grâce à son ingéniosité politique, son génie militaire et son inébranlable foi en lui-même, Temoudjin parvient à accomplir des actions véritablement prodigieuses. Bodrov choisit cet angle d’approche : l’oeuvre de Gengis Khan est si incroyable qu’elle tient quasiment du miracle. On peut dès lors souligner l’importance de la séquence où le jeune Temoudjin, après s’être enfui, demande au « dieu du grand ciel bleu » de le libérer de ses chaînes. Un loup - symbole de force et de ruse - apparaît, suivi d’un fondu noir. Image suivante, Temoudjin n’est plus enchaîné et le plan se termine par un nouveau fondu noir. On ne sait pas comment le personnage s’est libéré. Le fondu évoque ici le mystère de cette libération. La séquence révèle ainsi l’une des clés d’interprétation du film. La nature profonde du pouvoir s’inscrit dans un ordre cosmologique païen en trois dimensions. Le divin, l’humain et l’animal. Ces figures sont de nouveau réunis dans la séquence de la bataille finale, où un violent orage obscurcit le soleil et met en déroute hommes et chevaux ennemis. Les dieux ont une fois de plus soutenu Temoudjin.
Mais une telle configuration ne suffit pas pour élaborer un mythe transnational(1). Bodrov montre avec précision de quelle manière Temoudjin est devenu un symbole fédérateur pour les tribus mongoles. Dès son plus jeune âge, le protagoniste s’oppose à la tradition. Il veut proposer une loi commune à tous les Mongols, et réorganiser juridiquement et politiquement les territoires soumis en brisant le système tribal. Temoudjin est un séducteur : il propose un rêve d’unité, de paix et de sérénité. Sa générosité envers les hommes qui décident de rallier sa bannière termine de convaincre les guerriers les plus récalcitrants. Temoudjin prend donc, dans le film, la valeur de modèle historique. La déconstruction de l’oeuvre du personnage permet d’accéder à une interprétation plausible de la réussite des conquérants. Ces derniers n’ont pas édifié de vastes empires en imposant seulement une autorité fondée sur la puissance militaire ; ils ont également été capables de produire et de diffuser des rêves de puissance. Un conquérant n’est ni plus ni moins qu’une machine à faire rêver le Monde.
Espace, liberté, pouvoir
Bodrov refuse d’adopter un ton épique et préfère raconter un récit intimiste, où s’affrontent les sentiments virils les plus élémentaires. Les dialogues sont brefs et incisifs, car les guerriers privilégient l’action au discours. Mais cela n’empêche pas le cinéaste de développer des rapports humains d’une grande intensité, sans jamais tomber dans la complaisance. La relation amoureuse entre Temoudjin et sa femme, du reste, n’est pas fortuite et ne révèle aucune gratuité formelle. Elle montre au contraire la force de caractère du héros, prêt à tout pour protéger son amour, et prêt surtout à assumer ce choix malgré les nombreuses épreuves qu’il traverse - sous peine, sinon, de renoncer à son destin.
Les directeurs de la photographie ont magnifiquement capté la lumière des hautes steppes de Mongolie. Les nombreux plan d’ensemble et de grand ensemble isolent les individus dans cette immensité virginale. L’utilisation de la profondeur de champ renforce d’ailleurs cette idée d’écrasement de l’homme par la nature. Les repères spatiaux du spectateur (surtout si celui-ci appartient au monde urbain) sont complètement brouillés du fait de cette échelle de grandeur. Les personnages entrent et sortent de territoires dont la délimitation est imperceptible pour un oeil découvrant le nomadisme et ses pratiques d’occupation de l’espace. On comprend facilement le rapport privilégié qui relie l’homme et le cheval, indispensable pour parcourir les steppes, qui s’étendent à perte de vue.
La liberté, c’est le mouvement. Le mode de vie du nomade est fondé sur ce principe. D’ailleurs, Temoudjin-esclave est toujours immobile. Ses chaînes l’empêchent de se mouvoir. Même chose lorsqu’il est emprisonné par le roi chinois, qui l’enferme dans une cage minuscule. Aussi, peut-on interpréter les futures conquêtes de Temoudjin comme une forme d’exorcisme. Etendre sans cesse les limites de son empire reviendrait à repousser symboliquement les murs de son ancienne servitude.
Ce désir de liberté, qui habite constamment le protagoniste, finit par l’enfermer dans une logique de conflit permanent, où le plus faible doit être vaincu pour assurer la sécurité du plus fort. C’est cette logique qui pousse Temoudjin à devenir Gengis Khan. C’est aussi la vieille rengaine du pouvoir : soumettre perpétuellement pour continuer de s’exercer. Cet aspect est esquissé dans le film mais très peu évoqué. En effet, le récit se termine lorsque Gengis Khan commence à unifier les tribus mongoles. Toutes les victoires militaires postérieures ne sont pas montrées. Le réalisateur a en fait voulu dresser le portrait d’un personnage grandiose, à l’orée de sa puissance. Il a donc dépeint un homme qui devient le parfait maître de son destin. Filmer les batailles suivantes et l’expansion de l’empire de Gengis Khan aurait justement remis en cause cette vision. En effet, plus l’étendue de l’empire est grand, et plus il est difficile à défendre et à sécuriser. Le maître ne se libère pas en exerçant un pouvoir démesuré ; il ne fait que devenir son propre esclave.
Aurélien Portelli
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(1) Le casting reflète parfaitement ce caractère « transnational ». Par exemple, Tadanobu Asano, l'acteur qui interprète Temoudjin, est d’origine japonaise et non mongole. Pour Bodrov : « il faut savoir que beaucoup de Japonais pensent que le chef des Mongols était un compatriote, un célèbre guerrier de leur île disparu sans laisser de traces qui serait allé en Mongolie pour y devenir Gengis Khan. Pour eux, c'est un héros national. Même si les Mongols affirment qu'il était l'un des leurs, les Japonais continuent de croire en cette histoire. En fait, c'est une histoire qui fonctionne aussi dans d'autres pays : au Kazakhstan, ils pensent qu'il était kazakh, en Corée ils sont persuadés qu'il était coréen...». Outre cet aspect, l’interprétation d’Asano est très convaincante, et traduit admirablement l’épaisseur psychologique du protagoniste.
MONGOL
Réalisation : Sergei Bodrov. Scénario : Arif Aliyev, Sergei Bodrov. Photographie : Rogier Stoffers, Sergei Trofimov. Interprétation : Tadanobu Asano, Honglei Sun, Aliya, Ba Sen, Amadu Mamadakov. Genre : film historique (Kazakhstan, Allemagne, Russie, Mongolie, 2008, 124 min.).
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