samedi 8 juillet 2006

Cinéma et histoire : la recherche française

Le potentiel historique du cinéma est apparu dès les premiers temps du cinématographe. Rémy Pithon rappelle à ce propos le texte de Matuszewski : « Une nouvelle source de l'histoire : création d'un dépôt de cinématographie historique » (1898)[1]. La première tendance repérable, selon Pithon, se polarise autour de la recherche anglo-saxonne et allemande. Celle-ci propose d'étudier le contenu explicite des films, en insistant en particulier sur l'analyse de documentaires et d'actualités cinématographiques.
L’auteur discerne ensuite une autre tendance qui privilégie largement une approche dite sémiologique. Cette dernière se développe à partir des années 1970 surtout dans les milieux de la recherche française et italienne, et se caractérise par une étude essentiellement contextuelle de l’objet filmique.
Il repère enfin une troisième catégorie, rassemblant des chercheurs s'intéressant à ce qui, au-delà du contenu explicite des films, soulève les problèmes et les préoccupations d'une époque, très souvent au sein de larges corpus filmiques. Ce sont la plupart du temps des historiens qui produisent des travaux assez proches des pistes de recherche tracées par Marc Ferro.
La création de la thématique « cinéma et histoire » débute véritablement avec la parution de « l'article-programme » publié par cet auteur en 1968 (cf. « Société du XXe siècle et histoire cinématographique », in Les Annales). Citons ensuite deux importantes contributions dans les années 1980. Il s'agit tout d'abord d’un premier bilan bibliographique de Pithon paru dans les Cahiers de la Cinémathèque ; puis d'un second bilan de François Garçon publié en 1983 dans le Bulletin de l'Institut d'Histoire du Temps Présent. Si l’on remarque un regain d'intérêt historique au sein de l’étude cinématographique, précisons que c’est l'analyse sémiologique et psychanalytique qui s'impose comme paradigme dominant durant cette période.
La décennie se termine avec un changement historiographique important, qui voit s'estomper quasiment l'approche sémiologique, tandis que se multiplient des travaux s’orientant presque exclusivement sur des problématiques historiennes. Pourtant, la plupart de ces études se limitent à l’histoire du cinéma sans étudier comment « histoire et cinéma » composent des histoires concomitantes.
A côté de manifestations telles que le cycle Le cinéma face à l’histoire, (faisant suite à l’exposition Die letzen Tage der Menscheit, Bilder des Ersten Weltkrieges organisée en 1994 par le Deutsches Historisches Museum à Berlin), et la grande exposition Face à l’histoire au Centre Georges-Pompidou (hiver 1996-1997), de nombreuses contributions font progresser la discipline dans les années 1990. On peut citer en premier lieu la parution en 1992 d’un numéro spécial de Cinémaction, intitulé «Cinéma et histoire : autour de Marc Ferro »[2], permettant de mesurer l’ampleur et le caractère innovant du travail de cet auteur qui a édifié en France les fondements de la discipline.
Trois ans plus tard, la revue XXe siècle propose de consacrer son 46e numéro à la thématique « Cinéma, le temps de l’histoire ». Les auteurs de cette parution contribuent à aller au-delà des stéréotypes établis qui stigmatisent l’opposition entre l’écrit et le film. En outre ces derniers veulent replacer le Septième art « comme objet et comme pratique, au cœur de l'histoire globale »[3].
Vertigo publie en 1997 une revue sur « Le cinéma face à l'histoire ». Son éditorial s’attaque de front à l’épineuse question du « statut de vérité du récit, historique ou filmique, à travers notamment la question de la véridicité du film historique par rapport à l'histoire académique ou scientifique »[4].
En 1998, un ouvrage collectif, De l'histoire au cinéma, dirigé par Antoine De Baecque et Christian Delage, met en corrélation l’étude cinématographique avec les problématiques exprimées au sein de la recherche historique, tout en réfléchissant « à la manière dont le cinéma contribue à la vitalité et à la diversité des réflexions actuelles sur l'écriture et le statut de vérité de l'histoire »[5].
L’association du récit et de l’écriture historique a par ailleurs accompagné l’évolution de la recherche. Jean Leduc (
Les historiens et le temps[6]) nous rappelle à ce propos que Paul Valéry avait déjà perçu l'adéquation existant entre le genre romanesque et historique. De la même manière, Barthes se demande dès 1967 s’il est bien pertinent d'opposer ces deux formes de récit. Mais c'est surtout l’œuvre fondamentale de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire[7], qui fait date dans l'historiographie française. Pour Veyne l'écriture de l’histoire n'a rien d’une science et appartient pleinement au genre romanesque, car elle explique les faits du passé en les racontant. Il ne remet cependant pas en cause la véracité de « ce roman » et démontre comment cette forme de récit peut être véridique. L'histoire est un récit d'événements vrais. Les faits n'existent pas isolément, en ce sens que le tissu de l'histoire est une intrigue. Selon Paul Veyne, expliquer pour l'historien revient à « montrer le déroulement de l'intrigue, le faire comprendre »[8]. L'explication historique ne se distingue donc guère de celle qui est pratiquée dans la vie de tous les jours ou dans n'importe quel roman. « Elle n'est que la clarté qui émane d'un récit suffisamment documenté »[9].
En France, le travail de Paul Ricœur (notamment les trois tomes de
Temps et récit[10]) représente un apport indispensable à la compréhension de l'écriture historique. Pour cet auteur, l'action humaine se temporalise par le récit. Il n'y a de « temps pensé que raconté » et le temps est inhérent à l'être. Seule l’activité narrative a le pouvoir de « refigurer » le temps, et celui-ci devient humain dans la mesure où il est articulé sur le mode narratif. Le temps « préfiguré » de l'action humaine est « configuré » par la « mise en intrigue » et refiguré par la lecture. Le récit historique et le récit de fiction sont profondément différents, mais ne sont cependant pas étrangers l'un à l'autre. Entre récit de fiction et récit historique, les connexions peuvent désormais paraître évidentes.
Cette remarque concerne également le récit filmique. L’histoire écrite et le film historique sont fondés tout deux sur la fiction. Comme l’affirme Delage, il est possible d’appréhender le temps par le récit cinématographique, car celui-ci,
« en donnant à la reconstruction du passé la forme d'une narration historique, nous permet d'appréhender le temps, si comme Ricœur, on considère que le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative »[11].
La profusion des travaux sur la thématique « cinéma et histoire », ainsi que la qualité des articles publiés, expriment la vitalité de la discipline, qui a connu un essor tout à fait remarquable ces dernières années. Essor qui révèle également l’épicentre actuel de la recherche, à savoir l’analyse de la réciprocité entre l’écriture filmique et historique. Par conséquent, leur lecture nous invite à nous demander quels sont les rapports qu’entretient l’historien avec son objet filmique.

Aurélien Portelli
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[1] Rémy PITHON , « Cinéma et histoire : bilan historiographique », in Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p., pp. 5-13.
[2] François GARCON (dirigé par), « Cinéma et histoire : autour de Marc Ferro », in
Cinémaction, n°65, 4e trimestre 1992, 230 p.
[3] Christian DELAGE , Nicolas ROUSSELLIER (présenté par), « Cinéma, le temps de l’histoire », in
Vingtième siècle, n° 46, Paris, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p.
[4] Christian DELAGE (coordonné par) « Le cinéma Face à l’Histoire », in
Vertigo, n°16, 190 p.
[5] Antoine DE BAECQUE, Christian DELAGE (sous la direction de),
De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Editions Complexes, IHTP / CNRS, 1998, 223 p.
[6] Jean LEDUC,
Les historiens et le temps (conceptions, problématiques, écritures), Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1999, 328 p.
[7] Paul VEYNE,
Comment on écrit l’histoire, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1996, 438 p.
[8] Paul VEYNE,
Comment on écrit l’histoire, op. cit.
[9] Paul VEYNE,
Comment on écrit l’histoire, op. cit.
[10] Paul RICOEUR,
Temps et récit, (trois tomes), Paris, Editions du Seuil, Points Essais.
[11] Christian DELAGE, « Temps de l'histoire temps du cinéma », in
Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p, pp. 25-35.

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