lundi 10 juillet 2006

L’historien face au film

L’historien peut tout d’abord considérer le film comme une source historique lambda. La caméra capture les mentalités, les comportements et le quotidien des sociétés qui produisent et reçoivent le matériau filmique. Ce dernier détient, aux yeux du présent, une valeur historique en devenir. L’œuvre cinématographique, à l’instar d’un document manuscrit ou imprimé, témoigne donc d’une réalité révolue. Pourtant, l’idée continue de provoquer des polémiques. Le film n’est évidemment plus dénigré par les historiens (entre les premiers travaux de Ferro et la recherche actuelle, le cinéma a gagné en crédibilité, même chez les historiens les plus réfractaires), mais certaines réticences n’ont toujours pas disparues. Le film est souvent dévalorisé en histoire contemporaine, au profit de la source écrite, dont la valeur est davantage appréciée. Ainsi, bon nombre de chercheurs oublient ou refusent d'intégrer dans leur corpus des films concernant la période et les sujets qu'ils abordent.

L'oeuvre cinématographique représente ensuite une reconstruction de l’histoire qui rivalise avec la recherche universitaire. Les travaux de philosophes comme Michel Foucault ou Paul Ricœur, ou d’historiens comme Michel De Certeau, Roger Chartier et Marc Ferro ont démontré l’existence de discours sur l’histoire tout aussi légitimes que l’histoire écrite. Selon Ferro : « Un fait véritablement nouveau dans le nouveau retournement du rapport entre l'écrit et l'image est intervenu ces dernières décennies. Au milieu du XXe siècle l’image n'avait qu'une légitimité contestée. Seule l’image aristocratique était considérée. Avec la Nouvelle Vague, par la plume et la caméra, on impose le cinéma comme un art égal aux autres, et par conséquent qui tiendrait lui aussi un discours sur l'histoire. Mais trente ans après, on a un nouveau retournement : c'est le triomphe de l'image, et en même temps l'image est entrée dans l'ère du soupçon. Son empire a pris la relève de l'écrit »[1]. Cependant, il n’y a pas de fossé infranchissable entre l’historien et le cinéaste. Tous les deux restent indubitablement des auteurs qui mettent en intrigue « une » histoire en suivant une série de procédés narratifs.

L’étude du cinéma permet à l’historien d’ouvrir de nouveaux champs analytiques et de l’inviter à s’interroger sur sa discipline et sur son métier même. Selon Marrou, « Pour être historien, il faut réfléchir sur la nature de l'histoire et la condition d'historien. Il faut une inquiétude méthodologique, un souci de prendre conscience du mécanisme de son comportement, un effort de réflexion sur les problèmes relevant de la "théorie de la connaissance" impliqués par celui-ci »[2]. La reconnaissance de discours historiques émis en dehors de l’université a amené les historiens à remettre en cause la scientificité et le statut de leurs travaux. On peut évoquer à ce sujet les propos tenus par Roger Chartier : « Le statut de connaissance historique est à redéfinir pour deux raisons : premièrement, des historiens ont dû accepter l'idée selon laquelle le discours historique est toujours dépendant des figures, formes, matrices qui sont aussi celles de l'écriture de fiction. Le deuxième ébranlement est davantage lié à la conjoncture contemporaine. Il tient à la mobilisation de l'histoire dans la construction des mémoires collectives et des identités particulières »[3]. Le cinéma, quant à lui, se trouve exactement à la jonction de ces deux rivages.
Par conséquent, le Septième Art participe au formatage de l’histoire. Comme toute autre forme d'événement, le film pénètre le présent et contribue à influencer et à motiver l’émergence de nouveaux cadres de pensée au sein de la réalité sociale. Qu'elle soit documentaire ou fictive, l’œuvre filmique exerce un poids indéniable sur l'histoire. Dès lors, on ne peut nier le fait que le cinéma participe à modeler certains aspects des processus sociaux.
Evoquons maintenant plus précisément les rapports entre l’historien et le cinéaste. L'histoire est une forme d'écriture à part entière, qui est soumise à des critères de documentation, de méthode et de véridicité qui sont propres à la praxis historienne. Marrou démontre combien il est nécessaire pour l’historien d’être un
« grand écrivain »[4]. Cette idée, qu’il émet dans les années 1950, reste toujours audacieuse. En effet, toute l’historiographie des deux derniers siècles tend à démontrer l’inverse, et affirme que l’historien doit renoncer à ses perspectives littéraires pour prétendre à une certaine scientificité. Sur ce point précisément, les études qui ont suivi en France celles de Paul Ricœur montrent que l’écriture historique et littéraire ne sont pas irréductiblement opposées, puisqu’il ne peut subsister de récit fictif absolu ni de récit historique pouvant se dispenser de toute formulation littéraire, aussi « scientifique » soit-il.

Par ailleurs, un cinéaste emploie des procédés fictionnels pour construire son récit filmique. Il va de soi que l’historien n’invente aucune situation ou personnage pour élaborer sa réflexion sur le passé. Pourtant, celui-ci a recours à des modes d’interprétation qui dépassent la réalité des documents analysés. Pour Paul Veyne[5], il est difficile de produire une synthèse historique et de saisir conceptuellement la multiplicité apparente du concret. L’historien ne parvient qu’à révéler une partie minime du réel, car sa démarche est déterminée par la lisibilité des sources disponibles. Entre chaque document, il doit produire intellectuellement des procédés de « remplissage » afin de produire un discours raisonné et synthétique. Si l’historien réalise qu’il est soumis à cette condition, il l’applique la plupart du temps sans en prendre conscience. Il le fait par l’automatisme de la pensée. Selon l’auteur, cette opération de remplissage correspond à ce que l’on appelle traditionnellement la synthèse historique, et qu’il nomme « rétrodiction »[6].
Signalons enfin que le cinéaste et l’historien sont tous deux des personnages politiquement engagés. Michel Foucault avait déjà souligné dans les années 1960 que le discours de l'historien exprime un exercice de domination discursive, qui tend à démontrer dans la sphère publique la validité de son raisonnement. De ce fait, il ne s’agit là que d’une volonté de « pouvoir », dissimulée derrière une argumentation qui cherche à s'imposer au sein de l’opinion. Barbara Abrash et Daniel Walkowitz proposent sur ce point une thèse provocatrice, en établissant que l'écriture de l'histoire est un acte politique. Pour ces auteurs,
« L'histoire sert la plupart du temps à valider ou à entériner des relations de pouvoir. Mais parfois aussi à rompre ou à remettre en cause des versions officielles du passé. (…) Chaque film reflète le moment historique dans lequel il a été réalisé et se présente donc comme un commentaire historique sur le discours de pouvoir qui prévaut alors » [7].
Il est essentiel d’approfondir le caractère subjectif de « l’engagement historique ». L’histoire est indissociable de l’historien qui la produit. Pour Marrou, l’historien
« poursuivra, dans son dialogue avec le passé, l'élaboration de la question qui l’empêche, lui, de dormir, du problème pour lui fondamental dont la solution, par des voies quelquefois détournées et souvent mystérieuses, importe à son destin, engagera sa vie et sa personne toute entière »[8]. Si l’on suit les réflexions de Paul Ricœur, la subjectivité historienne est nécessaire pour écrire l’histoire. Le philosophe attend de l’historien qu’il adopte une subjectivité adéquate aux exigences objectives de l’histoire. Il discerne une bonne et une mauvaise pratique subjective, devant être séparée l’une et l’autre par « l'exercice même du métier d’historien ». Il attend de plus que l’histoire « soit une histoire des hommes », qui puisse offrir à ses lecteurs la possibilité de constituer « une subjectivité de l'homme »[9]. Ainsi, l’historien n’est pas tenu dans l’enclos d’une objectivité stérile et utopique. Tout comme le cinéaste, il s’implique corps et âme pour écrire son histoire qui, avant même de parler du passé, témoigne du présent dans lequel vient s’inscrire sa narration.

Aurélien Portelli

______________________
[1] Marc FERRO, Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 1993 (réédition de 1977), 290 p.
[2] Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, Paris, Editions du Seuil, Points Histoire, 1954, 318 p.).
[3] Roger CHARTIER (entretien avec), « Le statut de l’histoire », in Esprit, n°10, octobre 1996, 214 p., pp. 133-143.
[4] Cf. Henri-Irénée MARROU , De la connaissance historique, op. cit.
[5] Cf. Paul VEYNE , Comment on écrit l’histoire, op. cit.
[6] Cf. Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, op. cit.
[7] Barbara ABRASH et Daniel WALKOWITZ, « Narration cinématographique et narration historique, la (sub)version de l'histoire », in Vingtième siècle, n° 46, Presses de Sciences Po, avril-juin 1995, 210 p., pp. 14-24.
[8] Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, op. cit.
[9] Cf. Paul RICOEUR, Histoire et Vérité, Paris, Editions du Seuil, Points Essais, 1967, 408 p.

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