vendredi 14 juillet 2006

1900 : un événement dans le cinéma italien des années 1970

1900 est une fresque historique monumentale de 320 minutes, réalisée par Bertolucci, financée par des capitaux américains et divisée en deux parties par les producteurs pour faciliter ses modes de projection hors norme.
Cette œuvre majeure de la cinématographie italienne expose les processus sociaux qui ont bouleversé la ruralité émilienne pendant la première moitié du XXe siècle. Sa trame narrative développe, en suivant les destins croisés de la famille d'Alfredo Berlinghieri (Robert De Niro) et de celle d’Olmo Dalcò (Gérard Depardieu), l’histoire microcosmique d’un domaine agraire de l’Emilie, depuis la disparition de Verdi, en 1901, jusqu’au 25 avril 1945, jour de la Libération de l’Italie.
D’après Laurence Schifano[1], les films d'histoire italiens se focalisent en grande partie sur les grandes crises contemporaines qui ont secoué la Péninsule, à savoir le Risorgimento et le fascisme. Par ailleurs, l'auteur insiste sur l'importance des racines géographiques, linguistiques, culturelles, dans le cinéma italien et notamment de la culture de l'opéra. « La nation italienne et ses rêves d'unités territoriales et politiques commencent à prendre forme sur les champs de bataille et sur les scènes lyriques des opéras. Au XXe siècle, c'est le cinéma qui se fait héritier de cette vocation culturelle du mélodrame à exprimer, émouvoir et unifier la conscience civile et nationale. D'où l'enjeu que représente, au sein d’œuvres engagées et d'empreinte gramscienne comme celle de Visconti, de Bertolucci et des Taviani, la référence fondamentale de l'opéra » [2]. Ainsi 1900, tout en proposant un discours politique de gauche, s’inscrit dans cette double culture cinématographique, puisque le récit débute par la mort de Verdi et présente ensuite l’ascension du fascisme.

Les perspectives de 1900
Bertolucci, qui est un membre du PCI, propose une vision marxiste de l’histoire. Son film montre l’antagonisme des classes à travers l’ascension du fascisme italien, symboliquement représenté à l’écran par le personnage d’Attila (Donald Sutherland). Conçu à l’époque où Berlinguer a établi la stratégie du « compromis historique », Bertolucci s’est indubitablement inspiré de la nouvelle ligne politique du Parti communiste italien pour mettre en forme la diégèse de 1900. L’œuvre met ainsi en opposition « les impérissables vertus paysannes » des Dalcò, paysans de pères en fils, et « la décadence de la bourgeoisie rurale » des Berlinghieri, les maîtres de la propriété où évoluent les personnages. Le film se termine par la victoire utopique du prolétariat, qui organise à la fin du film le procès d’Alfredo. L’histoire est reformulée, reconfigurée par le cinéaste, qui fait disparaître la figure du patron dans l’imaginaire filmique.
1900 représente selon Bertolucci une œuvre militante. « Communiste depuis toujours », il s’inscrit au PCI, lorsque le mouvement étudiant apparait en 1968, et qu'il ressent autour de lui un anticommunisme violent qui l’incite à adhérer au Parti. Mais son attachement pour le communisme s'explique en premier lieu par des raisons sentimentales, « parce que le mot communiste est un mot que j'entendais souvent dans la bouche des paysans (…) La chose a commencé lorsque j'étais enfant quand j'ai habité à la campagne »[3]. Issu d’un milieu bourgeois, l’auteur a passé son enfance dans la maison des paysans qui se trouvait dans le hameau où il est né. Il insiste sur ce point : « tous les fils des patrons adorent vivre avec une famille paysanne ». Dès lors, on peut supposer que la séquence dans laquelle Alfredo se réfugie chez la famille d’Olmo est essentiellement d’origine autobiographique.
Bertolucci souhaite réaliser un grand film populaire, et peindre l’histoire des masses paysannes émiliennes, « un peuple qui développe sa propre créativité pour faire sa propre histoire, dans le sens marxiste. Donc il s'agit d'un film sur ce qui pourrait sembler être l'agonie de la culture paysanne, et que au contraire des paysans ont réussi à transformer à travers un moment pré-politique (celui précisément du début du siècle). En une conscience politique plus aiguë »[4]. Tout le film semble construit sur le principe des contradictions : « contradiction entre les dollars américains et le discours idéologique et politique du film. Entre Olmo et Alfredo, entre les paysans et les patrons. Entre les acteurs d’Hollywood et les acteurs authentiques de l’Emilie. Entre la fiction et le documentaire. Entre la préparation la plus soigneuse et l’improvisation déchaînée. Entre une culture archaïque et paysanne et une culture très bourgeoise »[5]. Ainsi, Hollywood participe pour la première fois de son histoire à la production d’un film à forte connotation marxiste.

Un film événement
L’idée de réaliser 1900 apparaît en 1973, alors que Bertolucci réalise Le dernier tango à Paris. Il pense d’abord écrire, avec les co-scénaristes Kim Arcalli et Giuseppe Bertolucci, un film télévisé en six épisodes, pour finalement réaliser un film cinématographique.
Le projet est soumis à la Paramount, la Fox et United Artists, qui décident de le produire et d’investir deux millions de dollars chacune. Malgré la forte composante politique de son sujet, les succès précédents de Bertolucci lui laissent carte blanche pour réaliser son oeuvre.
La production choisit des vedettes telles que Orson Welles (Alfredo Berlinghieri le grand-père), Maria Schneider (Anita), Robert De Niro (Alfredo Berlinghieri le jeune), Donald Sutherland (Attila), Sterling Hayden (Leo Dalcò) ainsi qu’un jeune acteur français, Gérard Depardieu (Olmo Dalcò). Il parcours ensuite la campagne émilienne pour repérer les futurs lieux du tournage, afin d’engager d’authentiques paysans et accroître ainsi le réalisme de l’œuvre. C’est grâce à leur rencontre que le réalisateur prend conscience de la persistance des sociabilités et de la mémoire rurales.
Le tournage débute en juin 1974 dans les environs de Parme. Des problèmes apparaissent dès le début. Le scénario est constamment repris, ce qui oblige Bertolucci à interrompre le tournage à de nombreuses reprises, tandis que plusieurs acteurs prestigieux quittent la production : Orson Welles est remplacé par Burt Lancaster, et Maria Schneider par Stefania Sandrelli. Victime de son perfectionnisme, le cinéaste est contraint de prolonger le tournage sur plus de onze mois et dépasse son budget initial de trois millions de dollars[6].
En Italie, de nombreuses polémiques portent sur le montage et la durée du film, tandis que les milieux de gauche critiquent fortement l'interprétation historique du cinéaste[7]. Mais la querelle aux Etats-Unis est encore plus retentissante. La Paramount rejette Novecento, tandis qu’une partie des critiques new-yorkais, qui a vu le film dans sa version intégrale de 320 minutes lors de sa première projection à Cannes[8], signe une pétition pour sauvegarder l'aspect artistique de l’œuvre et pour éviter qu'elle ne soit raccourcie.
Le directeur général de la Paramount, Barry Diller, qui possède les droits de distribution du film aux Etats-Unis, refuse de l'acheter s'il dépasse la durée convenue de 90 minutes. L’affaire conduit Bertolucci en justice face à la Paramount. Parvenu à une entente, le cinéaste reprend le montage du film et propose une version de quatre heures et huit minutes qui serait exploitée en deux parties[9], au grand mécontentement des critiques américaines qui affirment que Bertolucci a dégradé son œuvre pour des raisons purement commerciales[10]. Le public, quant à lui, reste aussi frileux que la critique. Novecento, bien qu’il crée un véritable événement cinématographique, ne remporte pas, hormis en Italie, un franc succès dans les salles.

Le contexte sociopolitique du milieu des années 1970
Le contexte sociopolitique italien des années 1970 est inquiétant. Le pays a été touché ; quelques années plut tôt, par une contestation étudiante qui débute en 1966. Celle-ci s’accentue vers la fin de l'année 1967, et se transforme en une révolte dépassant de loin la violence contestataire que la France a pu connaître à cette époque. Les raisons de cette crise sont avant tout socio-économiques : la Péninsule connaît un chômage endémique, et le manque d’emplois qualifiés devient inacceptable pour une frange de la population qui a poursuivi des études supérieures. Les troubles étudiants révèlent ainsi la fragilité structurelle et le profond déséquilibre d'un pays qui pourtant connaît un développement économique conséquent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La lutte étudiante, qui pénètre dans le milieu des usines, reste assez inorganisée malgré sa récupération par les syndicats, tandis que le mouvement syndical se radicalise en 1969 et organise de nombreuses grèves dans le pays.
La contestation des années 1960, qui est apparue dans l’environnement des universités, s'introduit peu à peu à l'intérieur des structures étatiques, ce qui a pour conséquence d'affaiblir les institutions italiennes. Selon Sergio Romano, « La magistrature, et dans une phase postérieure les forces armées, sont les corps les plus touchés »[11]. Cette situation révèle la fragilité de l'Etat italien. Une série de facteurs, tels que l'instabilité politique, la violence des revendications sociales, le dysfonctionnement des grandes institutions et des structures de la fonction publique, et surtout les attentats terroristes organisés par les Brigades rouges, accentuent la situation de crise qui touche le pays.
Ce contexte est aggravé par la condition économique du pays, par la dépréciation de la monnaie, la hausse des prix, du chômage, et de l'inflation. Les difficultés économiques s’intensifient davantage à la suite de la crise énergétique de 1973.
Durant cette période, le Parti communiste italien se heurte aux changements sociaux et structurels de la société, à une importante contestation qui le remet en cause, et enfin aux aléas que connaît la sphère communiste à l'échelle internationale (notamment le Printemps de Prague et l'invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie en 1968). C'est dans ce contexte socio-économique que le PCI choisit d'adopter une nouvelle stratégie politique : « le compromis historique ».
Les dirigeants du Parti communiste qui succèdent à Palmiro Togliatti en 1964 poursuivent les mesures réformatrices et la déstalinisation de l'appareil communiste italien. En 1973, Rinascita publie trois articles d’Enrico Berlinguer (secrétaire général du PCI depuis 1969), qui ont une importante répercussion au sein du Parti communiste et de la vie politique du pays. Craignant de voir la société italienne se désagréger, Berlinguer veut adopter une politique de rénovation démocratique reposant sur une vaste coalition des forces sociales démocratiques et populaires afin de construire une alliance politique solide. Le secrétaire général propose ainsi ce qu’il nomme le « compromis historique », réunissant, autour du PCI, la Démocratie chrétienne et le Parti socialiste.
Ce compromis permet de nuancer le profil idéologique du PCI. Il permet de présenter un langage qui rassurer l'opinion publique et de proposer des solutions pour résoudre les troubles institutionnels et sociaux qui touchent l’Italie. Les communistes, alliés aux démocrates-chrétiens, se retrouvent de nouveau sur le devant de la scène politique et espèrent accéder au pouvoir.
Le PCI obtient 33,4 % des voix aux élections municipales et régionales de juin 1975, ce qui confirme l'efficacité de sa stratégie. Mais ce sont surtout lors des élections politiques du 20 juin 1976 que le Parti se distingue en réalisant le meilleur résultat de son histoire avec 34,4 % (la Démocratie chrétienne obtient 38,7 % des voix et le PS 9,6 %). Le PCI parvient à ce moment au plus haut de sa puissance durant les années 1970.
Participant à la nouvelle majorité politique constituée, il ne réussit cependant pas à améliorer la situation critique dont souffre l’Italie. Selon Marc Lazar, « Les quelques réformes qu'il obtient ne compensent pas aux yeux d'une partie de ses électeurs ou de ses adhérents, sa collaboration avec la démocratie chrétienne, parti honni »[12]. Aussi, le compromis historique aboutit-il à un naufrage politique, accentué par les multiples réticences provenant de l'intérieur même du PCI[13].
Face à la crise généralisée que connaît l'Italie, Bertolucci veut réaliser un film très optimiste. Selon les propos du cinéaste, recueillis lors d'un entretien avec Jean Gili, « Je crois qu'il y a dans 1900 un optimisme peut-être un peu volontaire qui est celui de quelqu'un qui milite dans un parti de gauche et qui ne peut s'empêcher de penser que la finalité de tous les efforts communs accomplis par les masses populaires soit la victoire. C’est disons le côté optimiste du film, mais au même moment il y a le désespoir de savoir que tout ce dont on parle est pour le moment un rêve, une utopie. Et cela dans le film est très désespéré »[14].
Bertolucci élabore 1900 alors que Berlinguer adopte sa nouvelle stratégie politique. Le cinéaste, intimement impliqué dans la vie politique du PCI, est profondément influencé par les orientations choisies par ses dirigeants depuis 1945. Il pense que 1900 est « un film communiste d'abord parce que c'est un film en synchronie avec la ligne du Parti communiste de tout l'après-guerre, de Togliatti jusqu'à Berlinguer (…). C'est un film non du compromis historique, non sur le compromis historique, mais un film qui est le compromis historique au cinéma. Je donne au compromis historique une signification très haute parce que selon moi, c'est la chose la plus importante qui soit apparue sur le plan politique dans ce pays au cours de ces dernières années, la plus importante avec le dernier discours de Berlinguer sur l'austérité, un discours qui était l'objet d'équivoques et qui a été incompris même à l'intérieur du Parti communiste »[15]. 1900 évoque ainsi, à travers le prisme socio-politique des années 1970, une histoire de la lutte des classes durant la première moitié du XXe siècle en Emilie.
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[1] Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours (Crise et création), Paris, Nathan Université, Cinéma 128, 1995, 128 p.
[2] Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, op. cit.
[3] Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », Paris, 10/18, 1978, 441 p.
[4] Gidéon BACHMAN (propos du cinéaste recueillis par), « Bernardo Bertolucci », in Cinema 76, n°205, janvier 1976, pp. 61-73.
[5] Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[6] Bertolucci s’explique sur la durée peu commune du tournage : « La fresque qu’était devenue 1900 est devenue un film interminable parce que certains films ont pour vocation de matérialiser les fantasmes enfantins de la toute puissance d’un réalisateur… Cela amène à multiplier les séquences à l’infini. L’histoire du cinéma est pleine de films qui essaient d’imiter la vie… Et la vie continue, tout comme le film… C’est comme s’il était animé d’une vie propre qui assure sa longévité… Le film et ma vie sont devenus inséparablement liés. Sans que je m’en aperçoive, je ne voulais plus que le film se termine… » (in Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.)
[7] En France, certaines opinions de gauche, et en particulier celles qui s’inscrivent dans la ligne éditoriale du journal L’Humanité, paraissent plus favorables au film.
[8] Même s’il est hors compétition, 1900 représente le moment fort du festival de Cannes de 1976.
[9] On décide de scinder le film en deux parties et de le projeter en Italie, en France et en Allemagne en deux soirées consécutives.
[10] Le film est par la suite remonté et projeté dans sa version d’origine aux spectateurs américains.
[11] Sergio ROMANO, Histoire de l’Italie du Risorgimento à nos jours, Paris, Seuil, Points Histoire, 1977, 393 p.
[12] Marc LAZAR, Maisons rouges, Les Partis communistes français et italien de la Libération à nos jours, Paris, Aubier, Histoires, 1992, 419 p.
[13] Le PCI subit un échec aux élections de 1978, et quitte en janvier 1979 la majorité, sans pour autant abandonner la stratégie du « compromis historique ». Ce n’est qu’en novembre 1980 qu’il la délaisse en faveur de « l'alternative démocratique ».
[14] Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[15] Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
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