lundi 16 octobre 2006

Amarcord : la mémoire en images

Le déroulement narratif d’Amarcord (1973), à l’instar des précédentes réalisations de Fellini (comme Fellini Roma, 1972) se fonde sur une succession de saynètes évoquant, durant les années 1930, les aventures de Titta Biondi (Bruno Zanin), un adolescent de Borgo, ville balnéaire dont la représentation s’inspire certainement de Rimini, la cité du cinéaste. Les scènes s’enchaînent ainsi dans un tourbillon d’images potaches, typiques de l’imagination débordante de Fellini. Le montage dynamique, qui alterne des plans assez courts, accentue cet effet de spirale dans laquelle est entraîné le spectateur[1]. Les protagonistes s’adressent fréquemment à ce dernier, pour lui expliquer les coutumes ou l’histoire de la ville. Fellini joue ainsi sur plusieurs niveaux narratifs en donnant à son film l’allure d’un reportage fictionnel.
« Le sujet d’Amarcord – disait Pascal Bonitzer – c’est la jouissance. Mais l’inscrivant dans la fiction d’une mémoire, [Fellini] l’historicise, il la date »[2]. Le film engage une réflexion sur la réactualisation d’un passé qui se désagrège inéluctablement. Aussi, Fellini ne délivre-t-il pas une reconstitution historique rigoureuse. Il préfère abattre les barrières de l’histoire, pour rapprocher le passé du présent de la narration. Pour Fellini, l’acte de remémoration vise à établir une continuité temporelle plutôt qu’une césure historique. Dans la salle de classe, c’est tout juste si on retrouve le portrait de Mussolini accroché au mur. C’est l’idée que soulignent les critiques de l’époque. Pour Jean-Louis Bory : « L’histoire, que la mémoire fellinienne ne peut ni ne veut ignorer, s’écarte de tout réalisme historique (comme elle s’en éloignait dans le Satyricon), pour devenir cette confidence vivante mais sarcastique et désabusée »[3].
Les fondus noirs, qui ponctuent les scènes d’
Amarcord, donnent l’impression que les images surgissent de la mémoire du cinéaste tels des flashs. Certains d’entres eux sont éclatants de luminosité, comme la séquence dans laquelle Fellini filme les « manines » annonçant la venue du printemps. D’autres sont au contraire plus sombres. Citons la scène où le grand-père (Giuseppe Ianigro) s’égard dans une brume épaisse qui l’empêche de retrouver sa maison. Fellini met au jour les zones d’ombre et de lumière de son enfance. Chris Wiegand souligne que « Nombre de scènes pittoresques d’Amarcord rappellent la propre jeunesse de Fellini. On sait qu’il multipliait les farces à l’école, espionnait les banquets et les bals donnés au Grand Hôtel et attendait avec impatience, sur le parvis de l’église, la sortie des femmes dotées des plus gros derrières de la ville »[4]. Le terme « Amarcord » provient du dialecte romagnol et signifie « Je me souviens ». Pour certains auteurs, tel que Wiegand, Fellini avait « apparemment exorcisé une fois pour toutes les démons de son enfance »[5]. De ce point de vue, la fonction de l’œuvre serait d'évacuer le passé, tout comme la population de Borgo se rassemble sur la place pour brûler l’effigie de l’hiver, et fêter l’avènement de la nouvelle saison.
Le réalisateur est néanmoins intervenu dans la presse pour limiter l’interprétation autobiographique de son film. Pour lui, il faut oublier la signification d’Amarcord : « Parce que, dans son mystère, il ne traduit rien d’autre que le sentiment qui caractérise tout le film : un sentiment funèbre d’isolement, de rêve, de torpeur, d’ignorance »[6]. Le titre du film renverrait dès lors à une pléiade de souvenirs qui ne souligne aucune complaisance nostalgique, contrairement à ce que pense Lorenzo Codelli : « Incertain, incapable de choisir entre le détachement critique et la participation affectueuse dans sa reconstitution de l’époque, Fellini a congelé ses visions rétrospectives aiguës en un discours qui d’historique n’a même plus les racines trop exploitées de la mémoire »[7]. Selon mon opinion, Fellini, réalisateur iconoclaste, ne cherche pas à sacraliser cette mémoire qu’il invoque. Le réalisateur fuit toute forme de pathos en construisant les segments d’Amarcord sur le registre de la comédie. Il n’hésite donc pas à se moquer de l’érudition solennelle de l’avocat, gardien de la mémoire et de l’histoire de la ville. Celui-ci arpente de nuit les rues désertes et vante au spectateur les nombreux mérites de Borgo. Il est cependant interrompu par les flatulences d’un habitant qui tourne en dérision son savoir encyclopédique. La connaissance et le souvenir du passé doivent par conséquent rester facétieuses, comme en témoigne une séquence primordiale dans la compréhension de l’œuvre.
Un dignitaire fasciste se rend un jour dans la ville afin de célébrer la pérennité de Rome. Le régime tente d’égaler la gloire de l’empire romain en organisant des cérémonies grotesques, placées sous l’égide hiératique du portrait du Duce. La mascarade telle que la présente Fellini est savoureuse
[8]. Toute la communauté s’est déplacée pour fêter la visite de ce personnage qui s’efforce d’incarner, par sa gestuelle et son verbiage, la force virile du régime. Les femmes s’époumonent lors de son passage. Le dignitaire semble investi du pouvoir érotique que Mussolini exerçait sur la population féminine, tourné en dérision dans des comédies italiennes comme La carrière d’une femme de chambre de Dino Risi (1976). L’histrion profite de l’occasion pour imiter son chef en défilant au pas de course, démontrant ainsi à la foule admirative la vigueur des cadres du parti. Une démonstration de gymnastique à laquelle participe les jeunes éléments du pays prouve également la bonne santé de la nation italienne.
Fellini évoque la violence fasciste lorsque les chemises noires entendent un violon jouer l’Internationale. La ville, semble-t-il, ne compte pas seulement des sympathisants pour le régime. Les fascistes finissent par localiser la source de la musique, qui se trouve sur le clocher de l’église, et à la faire cesser en tirant des coups de feu. Pour laver cet affront, ils convoquent le père de Titta (Armando Brancia), soupçonné d’être subversif (celui-ci n’a d’ailleurs pas assisté à la cérémonie en l’honneur du dignitaire), le malmènent et lui font boire de l’huile de ricin.
La venue des chemises noires s’insère dans la trame narrative sans causer de bouleversement majeur dans l’organisation sociale de la cité, ce qui contribue à atténuer nettement la prééminence du fascisme. La visite du dignitaire n’a pas plus d’incidence dans le récit que celle de l’émir qui vient séjourner au Grand Hôtel. Dans
Amarcord, la vie quotidienne des habitants n’est pas ébranlée par le fascisme, contrairement à des films tel que 1900 (Bernardo Bertolucci, 1976). Le réalisateur n’évacue pas pour autant l'attrait des habitants pour le régime. En témoigne la célèbre séquence du paquebot. Une nuit, ils se rendent sur la plage et s’embarquent sur la mer pour assister à un événement fascinant : le passage, au large des côtes, du Rex, la plus grande réalisation navale du régime. Ce bateau de prestige, symbole de la puissance et de la modernité de l’ordre fasciste, emplit soudainement la totalité du champ, avant de disparaître brusquement dans l’immensité nocturne. Cette vision onirique démontre subtilement le mirage du fascisme, appelé lui aussi à disparaître, malgré ses entreprises démesurées qui impressionnèrent tant les Italiens. La représentation du fascisme évoque, pour Fellini, le comportement grégaire de la nation, de l’époque de Mussolini jusqu’aux années 1970 : « Nous avons tendance à rester d’éternelles enfants, à nous décharger de nos responsabilités sur les autres, à vivre avec la confortable sensation qu’il y a quelqu’un qui pense pour nous ; tantôt c’est la mamma, tantôt le père, tantôt le maire, tantôt le Duce, ou la madone, l’évêque, en somme toujours les autres »[9]. C’est cet « autre », qui éclate au grand jour lors du cérémonial fasciste ou du passage du Rex, que dénonce la rhétorique fellinienne, en mettant en valeur la dimension individuelle – les frasques de Titta – face au conformisme collectif, placée sous l'autorité ecclésiale, parentale et politique.
Aurélien Portelli
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[1] L’effet de proximité avec le public occupe une place importante dans la mise en scène. Par exemple, la famille de Titta se retrouve pour dîner et la caméra est placée au ras de la table, pour donner au spectateur l’impression de participer à la séquence.
[2] Pascal BONITZER « Mémoire de l’œil (Amarcord) », in Cahiers du cinéma, n°251-252, juillet-août 1974, p. 75-76.
[3] Jean-Louis BORY, « La grotte aux trésors de Federico le Grand », in Le Nouvel Observateur, n°495, 7-12 mai 1974, pp. 78-79.
[4] Chris WIEGAND, Federico Fellini, Paris, Taschen, 2003, 192 p., p. 146.
[5] Chris WIEGAND, Federico Fellini, Paris, Taschen, 2003, 192 p., p. 151.
[6] Cf. Federico Fellini, in Positif, n°158, avril 1974, pp. 11-14 (publié initialement dans L’Espresso, 7 octobre 1973, traduit par P.-L. THIRARD).
[7] Lorenzo CODELLI, « Nuit et gel (sur Amarcord) », in Positif, n°158, avril 1974, pp. 15-17.
[8] Bory souligne l’absence de la séquence du « fouilleur de latrine », dans la version française d’Amarcord : « Elle devait suivre à peu de distance celle des bûchers saluant le printemps. Je la regrette. Cendres et merde : c’était annoncer Mussolini ». Cf. Jean-Louis BORY, « La grotte aux trésors de Federico le Grand », op. cit.
[9] Cf. Federico Fellini, in Positif, n°158, op. cit.

AMARCORD
Réalisation :
Federico Fellini. Interpétation : Pupella Maggio, Armando Brancia, Ciccio Ingrassia, Nando Orfei, Luigi Rossi, Bruno Zanin. Origine : Italie. Année : 1973. Durée : 127 min.


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