vendredi 29 septembre 2006

La guerre du Vietnam dans le cinéma américain


La guerre du Vietnam a été le conflit le plus long et le plus impopulaire de l’histoire des Etats-Unis. Il est à l’origine d’une crise sociale, économique et politique sans précédent. La guerre a causé 58 000 morts ou disparus ainsi que des centaines de milliers de blessés du côté américain, et un coût matériel estimé à plus de 110 milliards de dollars en dépenses directes (et à un total de plus de 900 milliards en comptant les effets indirects). La chute de Phnom Penh et celle de Saigon deux ans après le repli des forces américaines révèle l’ampleur de la défaite et ébranle le prestige du leadership des Etats-Unis. Le nombre élevé de pertes humaines, les révélations sur le massacre de My Lai et les antagonismes qui divisent l’opinion provoquent une profonde crise morale. Le syndrome vietnamien touche ainsi plusieurs couches de la population, et en premier lieu les soldats qui reviennent du front et qui sont traumatisés par l’expérience de la guerre. Il n’est donc pas étonnant que le sujet ait inspiré des centaines de scénarios de films des années 1960 à nos jours.

Le désintérêt des studios et des spectateurs (1964-1978)

On peut discerner quatre grandes périodes dans le cinéma-Vietam. Hormis quelques exceptions, la première période se caractérise par sa frilosité. Durant le conflit, peu de fictions sont produites sur le sujet. Citons la première, Commando au Vietnam (Yank in Vietnam, M. Thomson, 1964), dans laquelle un capi­taine est chargé de libérer un médecin enlevé par les Viêt-Congs. On remarque surtout une œuvre tardive d’E. Kazan, Les Visiteurs (The Visitors, 1972) où deux vétérans, condamnés pour avoir violé une Vietnamienne, désirent se venger de leur dénonciateur.
Plusieurs raisons expliquent le désintérêt des studios. Premièrement, ils ne sont pas obligés, comme pendant la Seconde Guerre mondiale, de participer à l’effort de guerre. De plus, Hollywood évite toute controverse politique suite au film
Les bérets verts (The Green Berets, J. Wayne, 1968), l’un des plus décriés de la seconde moitié du XXe siècle. Wayne dresse dans cette fiction l’apologie de l’intervention américaine au Vietnam et engendre une polémique mondiale. Cet extrait caractérise parfaitement le style de critiques que le film a pu recevoir lors de sa sortie à Paris : « Nullité programmée au mois d’août par les courageux frères Siritzky, sous la protection de la police, et qui n’appellerait nul commentaire si un certain nombre de militants politiques et cinéastes bien intentionnés n’avaient très à la légère demandé son interdiction au gouvernement ! D'abord, il est assez dément de venir encourager notre bonne censure. Ensuite cela fait une fameuse pub au film et fait gicler quelque monnaie dans la poche du coura­geux (mais pas téméraire) kangourou (…) »[1]. Enfin, le public manifeste un faible enthousiasme pour les films-Vietnam, non seulement car la guerre est impopulaire, mais également à cause de la médiatisation télévisée du conflit. L’immédiateté des images séduit davantage que la fiction cinématographique.
Après la fin de la guerre, le sujet passionne aussi peu les spectateurs, hormis
Taxi Driver (M. Scorsese, 1976) et Le retour (Coming Home, A. Ashby, 1978) qui évoquent chacun différemment la condition des vétérans. A l’exception de ces deux oeuvres, les autres films passent inaperçus. Certains, comme Le merdier (Go Tell the Spartans, T. Post, 1978), seront redécouverts dans les années 1980, pendant l’âge d’or du cinéma-Vietnam. Pour l’instant, la société américaine subit une grave crise sociale et morale. Elle ne veut pas voir sur les écrans le reflet de sa propre déroute. Le syndrome vietnamien est une gangrène que l’on garde sous silence.


Le début de l'exploitation hollywoodienne du conflit (1978-1985)

La deuxième période correspond au déblocage de l’opinion et au début de l’exploitation cinématographique du conflit. La sortie de Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter, M. Cimino, 1978), succès commercial d’envergure, provoque une véritable détonation. La détresse des personnages, sidérurgistes pennsylvaniens profondément traumatisés par la guerre, sensibilise l’opinion au problème du vétéran. Certains journalistes vantent la qualité de l’œuvre. D’autres affirment qu’elle détourne la vérité historique en présentant les Vietcongs comme des bourreaux et les Américains comme leurs héroïques victimes. Les vétérans sont questionnés au sujet de l’authenticité de la célèbre séquence de « la roulette russe ». Les uns confirment que les Vietcongs obligeaient les prisonniers à jouer à ce jeu mortel, les autres certifient que cet épisode a été inventé par le réalisateur. Cimino s'est défendu dans la presse : pour lui, le syndrome produit des témoignages contradictoires, et les Américains ne sont pas encore prêts à connaître la vérité sur le conflit.
En 1979, F. F. Coppola réalise
Apocalypse Now, qui crée un événement au festival de Cannes (il reçoit la palme d’or ex-aequo avec Le Tambour, de V. Schlöndorff). Le cinéaste propose une interprétation psychédélique du conflit qui enthousiasme les spectateurs. De nombreux vétérans affirment à l’époque qu’Apocalypse Now témoigne admirablement bien de leur vécu, même si la guerre est explorée sous un angle fantasmagorique et non réaliste.
De nouvelles productions (ainsi que de nombreux romans, mémoires de vétérans, etc.) apparaissent à la suite de cet intérêt pour le syndrome vietnamien. Cette mode entraîne la réalisation d’œuvres de qualité très discutable.
Rambo (First Blood, T. Kotcheff, 1982) évoque la difficile réinsertion sociale des anciens combattants. Le vétéran du Vietnam, interprété par S. Stallone, n’avait encore jamais incarné les valeurs patriotiques américaines avec tant d’intensité. Les oeuvres navrantes se succèdent. Citons Portés Disparus (Missing in Action, J. Zito, 1984), puis Portés disparus 2 (M.I.A. 2 : The Beginning, L. Hool, 1985) avec l’incontournable Chuck Norris. Ces deux opus exploitent une légende qui effraie l’opinion : il resterait des prisonniers américains au Vietnam. Le vétéran repart donc en Asie, afin de sauver ses camarades et laver la honte de la défaite en vainquant les geôliers vietnamiens. Le point culminant de ce cinéma est l’arrivée de Rambo 2 (Rambo : First Blood 2, G. P. Cosmatos, 1985). Le film remporte un succès planétaire et déclenche une véritable « rambomania »[2]. En France, la critique ridiculise la moralité simpliste et le patriotisme primaire du film, comparant Rambo à un personnage de bande-dessinée.


L’apogée du cinéma-Vietnam (1986-1993)

Les œuvres importantes de la troisième période se caractérisent par leur démarche réaliste, inaugurée par Platoon réalisé par O. Stone en 1986. Le cinéaste est un vétéran de la guerre du Vietnam. Selon lui, « La vérité de cette guerre n’avait pas été montrée »[3]. Il s’inspire donc de son vécu pour raconter l’histoire d’un bataillon de soldats au Vietnam. L’approche documentaire suscite une grande émotion parmi le public et bouleverse les vétérans. Invités dans des débats télévisés, ils évoquent avec émotion les divers aspects de leur expérience et les conditions de leur réinsertion sociale. Selon eux, une fiction présente enfin la vérité, contrairement aux films revanchards comme Rambo 2. Jane Fonda, qui milita contre l’intervention américaine au Vietnam, déclare aux journalistes avoir pleuré après la vision du film, alors qu’elle était entourée d’anciens vétérans, eux aussi en larmes. Mais elle avoue attendre encore le film qui puisse expliquer les raisons de l’engagement américain au Vietnam. Même Chuck Norris livre à la presse américaine quelques commentaires au sujet de Platoon. Selon lui, le film ne décrit pas vraiment la réalité de la guerre. Il ajoute que, dans ses lettres, son jeune frère Wieland, mort là-bas en 1970, ne parlait pas de camaraderie ou de fraternité entre les hommes. Pour Norris, « Pla­toon est une insulte à tous les décorés »[4]. Platoon est la dernière oeuvre pour laquelle l’opinion exprime une réaction aussi vive, et marque l’apogée du cinéma-Vietnam.
De nombreux films réalistes sont produits dans le sillage de
Platoon. Hamburger Hill (J. Irvin, 1987) détaille avec minutie le désespoir d’une section qui tente de s’emparer d’une colline. Dans Good Morning Vietnam (B. Levinson, 1987), un animateur radio (R. Williams) découvre au Vietnam les atrocités de la guerre. Un bataillon de parade chargé des funé­railles militaires aux Etats-Unis évoque le conflit de manière sobre et indirecte dans Les Jardins de Pierre (Gardens of Stone, F. F. Coppola, 1988). Outrages (Casualities of War, B. De Palma, 1989) décrit le cas de conscience d’un soldat témoin du viol et du meurtre d’une Vietnamienne, qui décide de dénoncer les coupables. Né un 4 juillet (Born on the Fourth of July, 1990), seconde fiction que Stone consacre au Vietnam, exprime de manière saisissante la souffrance d’un vétéran (T. Cruise) amputé de ses deux jambes. La critique remarque en général que des cinéastes célèbres donnent une représentation réaliste de la guerre et osent dire « la » vérité sur le conflit. Malgré ce réalisme, de nouveaux films revanchards sont réalisés. Un vétéran se venge de la maffia vietnamienne implantée aux Etats-Unis dans Steel Justice (R. Boris, 1987), Rambo quitte l’Asie et lutte contre les Soviétiques en Afghanistan dans Rambo III (P. Mc Donald, 1988), sans oublier Portés disparus 3 (Braddock : M.I.A. 3, A. Norris, 1988), certainement le plus grotesque de la série.
Par rapport à
Platoon, seul Full Metal Jacket (S. Kubrick, 1987) suscite un véritable débat. Ce film présente d’abord l’entraînement des marines puis leur arrivée au Vietnam. Certains critiques le trouvent inconséquent. D’autres le considèrent comme le film de guerre le plus véridique de l’histoire du cinéma. Ils affirment que Kubrick est le seul réalisateur à refuser de construire la guerre comme un spectacle irréaliste, en dénonçant son horreur et sa stupidité.


La cicatrisation du syndrome vietnamien et sa progressive disparition cinématographique (1993-….)

La quatrième période du cinéma-Vietnam débute en 1993. Le syndrome s’est appaisé et l’image-Vietnam devient un simple référent cinématographique. Vingt-neuf ans après le premier film sur le conflit, un cinéaste américain s’intéresse enfin au peuple vietnamien. Dans Entre ciel et terre (Heaven and Earth, 1993), Stone raconte cette fois l’histoire d’une Vietnamienne, depuis la guerre d’Indochine jusqu’à son arrivée aux Etats-Unis et son retour dans son village natal. Certains critiques évoquent le cinéma-Vietnam à travers le prisme de ce film. Pour les Cahiers du cinéma : « Cette guerre, sans doute plus que les autres, fut inséparable de la notion de dissi­mulation et de projection paranoïaque. Ce que le cinéma n’a cessé de radiographier, c’est la guerre livrée par les Américains contre eux-mêmes, contre leur image, leur peur, leurs illusions ou leurs désillusions, leur trau­matisme ou leur jouissance... Mise en scène déréglée de leur devenir »[5]. De nombreux articles annoncent la sortie de Entre ciel et terre comme la cloture symbolique du cinéma-Vietnam. Three Seasons (T. Bui, 1998) complète cependant la thématique de Entre Ciel et Terre et offre une réflexion sur la condition des Vietnamiens dans les années 1990.
Entre-temps, R. Zemeckis réalise
Forrest Gump en 1994. Ce film retrace, à travers la vie du personnage éponyme (T. Hanks), les grands événements historiques des Etats-Unis de la seconde moitié du XXe siècle. La guerre du Vietnam, au même titre que l’affaire du Watergate, devient un événement qui se dilue dans l’histoire américaine. A la fin, l’ancien officier de Forrest épouse une Vietnamienne, symbole du consensus entre les deux nations. Le film est fortement critiqué en France. En témoigne la réaction de l’article paru dans les Cahiers du cinéma : « Forrest Gump n’a de l’Histoire qu’une vision amnésique (…). Le film se range implicitement du côté des valeurs conservatrices que son héros finira par incarner »[6].
Le syndrome appartient désormais au passé, mais l’image-Vietnam n’a pas disparu des écrans. On retrouve fréquemment le personnage de l’ancien combattant, comme dans
The Big Lebowski (J. Cohen, 1998), ou de l’objecteur de conscience dans Une vie volée (Girl, Interrupted, J. Mangold, 1999). Il est cependant plus rare de trouver des films de combat tels que Tigerland (J. Schumacher, 2000). Pourtant, si les séquelles du conflit se sont résorbées, les références actuelles à la guerre restent liées, dans la conscience des spectateurs, aux représentations produites par le cinéma américain. Le discours historique peut difficilement rivaliser avec la vision fictionnelle de l'histoire, imposée par les images sur le Vietnam.

Aurélien Portelli
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[1] . Cf. « The Green Berets ( Les bérets verts) », in Cahiers du Cinéma, n°215, septembre 1969, p. 65.
[2]
Rambo 2 fit même la couverture du Time (cf. J. M. Devine, Vietnam at 24 frames second, University of Texas Press, 1995, p. 233). Le film eut une certaine portée politique. Après l’avoir vu, Reagan eut une phrase restée célèbre : « Nous saurons quoi faire la prochaine fois ». Cf. N. Jackson, « Nothing is over ! : Rambo’s rampage », in Search and destroy, Creations Books, 2003, p. 163.
[3] C. Tesson, « La planète guerre », in
Cahiers du Cinéma, n°394, avril 1987, p. 13-19.
[4] Jean-Paul CHAILLET « Platoon, Le Vietnam pour mémoire », in
Première, n°120, mars 1987, p. 66-68.
[5] Jacques MORICE « Victime, forcément victime, Entre Ciel et Terre », in
Cahiers du Cinéma, n°476, février 1994, p. 76-77
[6] Cf.
Cahiers du Cinéma, n°484, octobre 1994, p. 68.

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