Patrick Bokanowski, réalisateur, scénariste, acteur, peintre et photographe, est l’auteur d’objets étranges, échappant à toute catégorisation. Sans doute, appartiennent-ils à la fois au genre expérimental, underground et, il faut bien le dire, au grotesque. Les techniques qu’il utilise sont très variées. L'emploi des miroirs réfléchissants lui permettent, par exemple, de défigurer la réalité en créant des effets d'illusion. C’est en brouillant la lecture des images qu’il espère ainsi parvenir à mieux déchiffrer le monde et ses mystères.
Le scénario du Canard à l'orange est déroutant. Une ménagère (interprétée par Bokanowski qui porte un masque difforme) prépare un canard à l’orange, comme le titre l'indique. Mais la bête proteste et veut s’échapper de la cuisine. La femme parvient à l’attraper et la plume sauvagement. Une fois mis dans le four, l’inattendu arrive : un énorme crocodile (François Lauzon), au déguisement inspiré de Casimir, surgit et attaque la cuisinière. Celle-ci essaie de le chasser, tandis que le canard parvient à s’échapper du four et à s’envoler par la fenêtre.
Le langage cinématographique de Bokanowski est profondément exotique. Il supprime le son in et n’a recours à aucun mouvement de caméra ni à aucun changement d’axe (hormis un plan de 3/4 lorsque la ménagère met le canard dans le four). Le film est accompagné par une musique type bal musette et castagnettes, composée par Michèle Bokanowski, l’épouse du cinéaste. La couleur orange prédomine. Les plans moyens sont les plus nombreux et dévoilent une cuisine au décor improbable, tandis que quelques gros plans montrent la préparation de la recette.
Evidemment, on est loin des performances expérimentales précédentes de Bokanowski. La construction plastique est simpliste comparée à celle de La femme qui se poudre (1970-1972) ou de L’ange (1976-1982). Le Canard à l’orange est donc un court-métrage mineur dans la filmographie du cinéaste. Cependant, il reste un pur produit de l’univers fantasmatique et très particulier de l'auteur.
La femme court sans cesse en faisant du « sur place ». Les images distordues (qui rappellent de loin celles de Au bord du lac, réalisé en 1993) et la surimpression, dans les derniers plans, d’un fond cosmique, indiquent que la réalité échappe à tout contrôle. Les protagonistes appartiennent à un monde qui est régi par des règles absurdes. La ménagère semble obéir à une loi mystérieuse qui l'oblige à rester en mouvement. Le canard parvient à s’échapper du four où il est sensé cuire, tandis qu'un crocodile humanoïde s’invite à déjeuner. Les personnages peuvent curieusement marcher sur les murs. Les ingrédients s’envolent et tournoient dans la cuisine. On l'aura compris, l'esthétique est en tout point surréaliste.
Selon Bokanowski, « Un film traditionnel avec une intrigue, une trame, des personnages me plairait beaucoup, mais c'est comme si je n'avais toujours pas l'outil pour le faire, donc c'est comme si je mettais une chose avant l'autre. Je crois que je ne saurais jamais. Ce serait vouloir écrire un roman sans savoir écrire une phrase. Et je pense que je ne sais toujours pas écrire les phrases. J'ai démarré avec des amis qui sont réalisateurs de dessins animés, par l'image-image. Donc je suis allé très pas à pas. Photographie, puis ensuite image-image, puis ensuite image mobile avec des caméras à manivelle ou des caméras très rudimentaires ou anciennes ». Le réalisateur reconstruit la réalité à travers le prisme de l’illogique. Sa grammaire balbutiante interroge les potentialités et les limites du matériau filmique. Ses œuvres sont ainsi des préfaces inachevées. Des modes d’emploi en devenir.
Aurélien Portelli
LE CANARD A L’ORANGE
Réalisation : Patrick Bokanowski. Interprétation : Patrick Bokanowski, François Lauzon. Court-métrage français. Durée : 08 min. Année : 2002.
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