mercredi 31 mai 2006

Trash (Paul Morrissey, 1970)

Trash est une suite logique de Flesh, ou plutôt un destin possible de Joe, le personnage principal. On peut considérer la deuxième partie de la trilogie de Paul Morrisey comme une sorte d’arborescence alternative de la première. Le protagoniste incarne en effet plusieurs visages, plusieurs reflets d’une même existence vouée à l’autodestruction.
Le film ne décrit pas seulement l’univers sordide des bas-fonds new-yorkais, peu visible dans le cinéma des années 1970 (hormis dans des œuvres telles que
Mean Streets de Martin Scorsese). Trash évoque surtout l’évolution négative du corps du personnage. D’un corps qui entre en rapport avec des éléments d’anéantissement, ici représentés par la consommation de stupéfiants.
Concernant le montage, Morrissey abandonne la coupe franche et lumineuse et privilégie plutôt les plans-séquences. La photographie est granuleuse et blafarde. Les scènes d’intérieur prédominent et expriment le cloisonnement dont les personnages sont victimes.
Si la performance de Joe (Joe Dallesandro) reste en tout point remarquable, certains seconds rôles sont des plus irritants. Leur diction est trop appuyée et les interprètes (qui ne sont pas des acteurs professionnels) surjouent bien souvent.
Certaines séquences sont par ailleurs si répétitives et bavardes que la caméra ne sait plus vers quel comédien se tourner pour continuer à filmer. La surprise de
Flesh est certes passée. On ne peut cependant nier la pertinence de Trash, qui développe de nouveaux horizons thématiques.

L’inutilité du corps
Le film commence par un plan sur les fesses de Joe. Un travelling optique arrière montre une amie strip-teaseuse en train de lui faire une fellation. Mais l’ancien gigolo est devenu toxicomane et l’héroïne l’a rendu impuissant. Son amie a beau danser complètement nue, elle ne parvient pas à exciter son partenaire. Morrissey n’hésite pas à filmer en gros plan le sexe de Joe pour bien montrer sa mollesse.
Le réalisateur en profite pour montrer toute l’ironie de la situation. La strip-teaseuse, déjà présente dans
Flesh, a dû siliconer ses seins, car sa poitrine est plus volumineuse que dans le premier opus du triptyque de Morrissey. Malgré tout, sa nouvelle physionomie et ses caresses buccales n’ont aucun effet sur Joe. L’érotisme forcé ne peut rivaliser avec la puissance de l’héroïne.
D’une voix endormie, Joe déclare d’ailleurs que le sexe ne l’a jamais fait planer. On ne sait pas comment le protagoniste est tombé dans la drogue. Peut-être cherchait-il justement de nouvelles sensations que sa vie de gigolo ne lui accordait pas. L’overdose de sexe l’aurait-elle conduit à l’héroïne ? Morrissey dénoncerait, dans ce cas, la tristesse sexuelle de la fin des années 1960. Tristesse masquée par un discours libertaire et omniprésent. La parole a déchiré le voile du désir. Privé de ses mystères, celui-ci se désagrège, tandis que l’érotisme continue de tourner à vide.
Trash métaphorise l’érosion organique. Il montre l’envers du décor, ce qui se trame derrière les rites de la chair.
Le film amplifie ce malaise en empêchant la réalisation de l’acte sexuel. Le corps est désormais inutile. Il ne flatte même plus l’œil, car Morrissey privilégie la laideur à la beauté. Les corps sont abîmés, les visages sont creusés. Certains personnages sont quasiment difformes (cf. la sœur de la compagne de Joe, un squelette avec un gros ventre de femme enceinte). Pourtant, Joe est attiré par tous ces corps. Il désire n’importe qui et n’importe quoi. Son impuissance lui a fait perdre toute forme de sélectivité sexuelle.
L’homme et la femme se confondent l’un dans l’autre. Les sexes sont interchangeables dans les films de Morrissey. Un travesti de l’écurie Warhol (Holly Woodlawn) interprète Holly, la compagne de Joe, qui en est réduite à utiliser une bouteille pour se satisfaire. Le jeune homme survie d’ailleurs grâce aux objets qu’elle récupère dans les ordures et qu’elle revend par la suite. Les perdants du capitalisme, incarnés par ces deux personnages oisifs et inutiles, ne jouissent que des déchets de nos circuits de production et de consommation.

L’innocence perdue
Joe est mal rasé. Ses cheveux sont longs et crasseux. Son corps s’est flétri. Il n’est plus l’éphèbe imberbe de Flesh. Son regard s’est éteint. Ses yeux, hagards dans le premier opus de la trilogie de Morrissey, ne se perdent plus dans le champ. Le protagoniste semble avoir perdu son innocence.
« Tu étais fantastique avant », lui dit la strip-teaseuse. Désormais, Joe n’est plus qu’une ombre. Pour Morrissey, la chute d’un individu n’a pas de limites. Les possibilités de s’avilir et de se détruire sont infinies. Dans Flesh, le réalisateur expliquait que l’intégrité physique de la chair était menacée par les abus du corps. Trash montre les résultats de cette destruction en présentant les effets de la toxicomanie. Le réalisme de certaines séquences, notamment celles dans lesquelles Joe se pique, réfute l’imaginaire romantique lié à la drogue.
Les personnages secondaires prennent un plaisir malsain, dans plusieurs saynètes, à regarder Joe consommer de l’héroïne. Ce dernier est considéré comme une bête curieuse. La toxicomanie devient un spectacle pour des amateurs de sensations fortes. Morrissey interpelle par conséquent le spectateur, qui regarde lui aussi le rituel des drogués. La dégradation du corps est un thème très apprécié au cinéma. En témoignent les nombreux films qui dénoncent la toxicomanie, et qui n'évitent pas toujours de provoquer une certaine curiosité à l’égard des drogues.
Cependant,
Trash fonctionne différemment, car il divulgue ce qui se cache sous le mystère de l’héroïne : c’est à dire rien du tout. Un homme se pique et risque sa vie à chaque prise de drogue. Morrissey décrit minutieusement l’acte sans évoquer le moindre plaisir. On est très éloigné des délires quasi mystiques d’Easy Rider (Denis Hopper, 1968).
Le toxico est une épave, un déchet produit par les dysfonctionnements de la société. Dans le film, les riches se droguent pour s’amuser, contrairement à Joe qui en a viscéralement besoin. Le monde des jouisseurs et celui des malades se rencontrent mais ne se confondent pas.
Trash rejoint le discours de Junky, le premier roman de Burroughs. « On devient drogué parce qu’on n’a pas de fortes motivations dans aucune autre direction. La came l’emporte par défaut. J’ai essayé par curiosité. Je me piquais comme ça, quand je touchais. Je me suis retrouvé accroché. (…) On ne décide pas d’être drogué. Un matin, on se réveille malade et on est drogué (…) La came n’est pas, comme l’alcool ou l’herbe, un moyen de jouir davantage de la vie. La came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie »[1]. Trash réfute le caractère transcendant de la toxicomanie et redonne à la drogue sa dimension paradoxale : celle d’un poison qui permet avant tout à son consommateur de continuer de vivre.

Aurélien Portelli
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[1] Cf. William Burroughs, Junky, Paris, Editions 10/18, pp. 11-16.

TRASH
Réalisation :
Paul Morrissey. Interprétation : Joe Dallesandro, Holly Woodlawn, Jane Forth, Andrea Feldman. Origine : Etats-Unis. Durée : 1h45. Année : 1970.

La trilogie de Morrissey : Flesh - Trash - Heat

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