mardi 26 septembre 2006

La fin de l’âge d’or de la bourgeoisie (Mort à Venise)

La décadence de la haute société est un leitmotiv dans la filmographie de Luchino Visconti. Dans Senso (1954), l’officier autrichien Franz Mahler annonce à la comtesse Livia Serpieri que le monde auquel ils appartiennent est sur le point de sombrer. L’adaptation cinématographique du Guépard (1963) de Lampedusa permet au cinéaste de développer cette réflexion. L’unification italienne et l’ascension de la bourgeoisie révèlent la décadence de la vieille aristocratie sicilienne.
Des phénomènes similaires se remarquent à la même époque en Allemagne. Le roi Louis II, principal protagoniste de
Ludwig (1972), est témoin de l’atomisation de la grande noblesse bavaroise, accélérée par la promotion politique de la classe bourgeoise.
Ces films montrent clairement la vacuité de l’existence que mènent les personnages principaux. Ainsi, la vie des protagonistes de
L’innocent (1976), se résume uniquement à la futilité de leur désir : la morale catholique de Giuliana se heurte à l’hédonisme de Tullio, qui marque, dans l’œuvre du cinéaste, le dernier affrontement d’une société victime de son épuisement progressif.
Mort à Venise (qui reçu comme Le guépard la palme d’or au Festival de Cannes) est une adaptation d’une nouvelle de Thomas Mann, qui développe également la thématique de la décadence. Ce film majeur de Visconti sort sur les écrans en 1971 et représente la quintessence de l’influence de l’écrivain sur l’œuvre du cinéaste. La tonalité abstraite de la narration, associée à la complexité formelle de la photographie, concède au film une plasticité fascinante. L'histoire se situe peu avant le début de la Grande Guerre. Le professeur Gustav von Aschenbach est un musicien qui a perdu sa créativité. Sa santé est très précaire. Pour retrouver ses forces, il s’installe dans un palace vénitien et rencontre le jeune Tadzio. Il est émerveillé par la beauté virginale de l’éphèbe. L’intrigue se résume à cette rencontre qui suscite la démarche introspective d’Aschenbach. L’artiste déchu recompose peu à peu le tissu douloureux de sa mémoire et découvre une dernière fois la grâce, avant de s’éteindre solitairement.

La bourgeoisie à la Belle Epoque
En arrière-plan, le film décrit l’oisiveté des bourgeois dans la cité balnéaire, réputée à la Belle époque pour sa douceur de vivre. La sensualité et le romantisme des séquences sont scandés par l’utilisation répétée de la musique de Mahler. Musique germamique, qui traduit admirablement l’esprit de la nouvelle de Thomas Mann.
L’opulence de la bourgeoisie est représentée par le raffinement et le luxe des salons de l’hôtel. On retrouve ainsi la somptuosité de la composition des intérieurs du
Guépard. La ressemblance s’arrête cependant à la richesse des décors. En effet, Mort à Venise exprime une lumière vaporeuse, terne, propre à l'atmosphère vénitienne et bien différente de celle de la Sicile.
L’hôtel et sa plage sont des lieux de détente et de loisir. La clientèle est bien évidemment cosmopolite et fortunée. Les familles se retrouvent dans les salons entre personnes de bonne compagnie, puis vont profiter des bienfaits de la mer. Les adolescents, comme Tadzio, peuvent ainsi nager, se promener sur la lagune, et espérer rencontrer des jeunes gens de leur âge.
Cependant, Aschenbach ne se lie d’amitié avec aucun client. Hanté par ses souvenirs, subjugué par l’adolescent, il reste étranger à ce monde. Dans une séquence, les clients écoutent un groupe de musiciens assez pittoresques, venus pour les divertir et gagner quelques sous. Contrairement à l’auditoire, Aschenbach n’écoute pas l’orchestre. Ses pensées sont absorbées par Tadzio, miroir qui lui renvoie inéluctablement l’image de sa propre déchéance physique.
Ainsi, durant le film, le personnage observe autour de lui les divertissements oisifs de la société bourgeoise. Celle-ci n’a aucune incidence sur la narration. Elle représente un décor humain, auquel ne se joint jamais Aschenbach.

La morbidité de l’espace vénitien
Les derniers moments de l’existence de Gustav von Aschenbach sont intrinsèquement liés à l’espace vénitien. Le personnage se rend à la gare pour revenir à Munich et apprend que sa malle a été perdue. Il refuse catégoriquement de quitter la ville avant de l’avoir récupérée. Il rentre donc à son hôtel, heureux de pouvoir retrouver Tadzio.
Les errances d’Aschenbach dans Venise sont comparables à celles du Prince Salina dans
Le guépard (qui médite sur sa fin prochaine pendant la séquence du bal). Le professeur suit le jeune homme dans les rues. Visconti filme les quartiers de Venise pour la première fois du film. Jusqu’à présent, l’essentiel du récit s’était déroulé dans l’hôtel et ses alentours, lieux de villégiature protégés et parfaitement salubres. Les ruelles offrent un tout autre spectacle. Un homme (dont la tête sort du cadre) déverse un désinfectant sur les murs pour des raisons mal déterminées. La puanteur urbaine insupporte le protagoniste, qui craint d'être contaminé par un mal inconnu.
Un agent de change finit par lui révéler la vérité. Une épidémie de choléra risque de se propager dans Venise, rendue vulnérable à cause du sirocco et du peu de protection qu’offrent les lagunes. La majeure partie des habitants ignore ce risque, afin que le séjour des riches visiteurs ne soit pas perturbé. Aussi, l’agent conseille-t-il au professeur de partir au plus vite car l’application du décret de quarantaine est imminente.
Visconti évacue le charme et la beauté architecturale de Venise. Les édifices séculaires et l’entrelacements des canaux ne traduisent aucunement le potentiel esthétique des lieux, si prisé par la haute société. Au contraire, la ville s’impose peu à peu à l’écran comme un espace de décrépitude et de mort. L’ambiance lugubre de Venise exprime l'agonie du personnage, ainsi que le déclin de la Belle époque. L’âge d’or de la bourgeoisie, qui aura vue accéder cette classe aux plus hautes fonctions de la société, est sur le point de se terminer.
Le visage lumineux de Tadzio se dégage et s’oppose à l’aspect sinistre des rues. Mais l’adolescent représente un autre type de danger pour le professeur. La vision de sa beauté produit chez Aschenbach un surplus d’efforts nerveux, qui épuise progressivement sa vitalité.
Alors que ses dernières forces l’abandonnent, le personnage regarde une dernière fois Tadzio se baigner. Le jeune garçon, dont la silhouette apparaît en contre-jour, montre le soleil en tendant son bras. Le plan est sublime : c’est la lumière du crépuscule qui sculpte les contours de Tadzio, ressemblant à une divinité sortie des eaux. Epuisé, le professeur meurt sur sa chaise. Un zoom arrière le montre perdu dans l’immensité sablonneuse, accentuant le sentiment de solitude qui l’a accompagné durant tout son séjour. Hors-champ, on imagine que la société vénitienne continue son train de vie fastueux, ignorant que le choléra menace la ville et que l’Europe est sur le point de s’embraser.

Aurélien Portelli

MORT A VENISE
Réalisation :
Luchino Visconti. Interprétation : Dirk Bogarde, Silvana Mangano, Bjorn Andresen. Durée : 2h11. Année : 1971.

Aucun commentaire: