lundi 13 novembre 2006

Chronique babylonienne

Pour la première fois de leur carrière, les Taviani réalisent, en 1987, un film produit avec des capitaux américains. Il s’agit de Good Morning, Babylone, dont le scénario, écrit par les deux cinéastes, s’inspire d’une idée de Lloyd Fonvielle. La crise économique qui secoue l’Italie dans les années 1910 est très rude. La faillite de l’entreprise de Bonanno (Omero Antonutti), qui restaure des monuments historiques depuis des générations, en est une bonne illustration. Le protagoniste est anéanti. Ses deux fils, Nicola (Vincent Spano) et Andrea (Joaquim de Almeida), décident alors de partir pour les Etats-Unis, pour faire fortune et permettre à leur père de relancer sa société.
Le rejet de l’Italie par les émigrés est montré dès que les frères traversent l’Atlantique. Des inscriptions telles que
« Porca Italia » sur la coque du navire signifient toute la rancoeur des expatriés pour un pays qui ne leur a pas permis de subvenir à leurs besoins. Il n’est donc pas étonnant que le rêve américain se mette en place dès la traversée. En témoigne l’image décadrée de la mer, filmée à la limite de la surface, qui laisse entrevoir à l’horizon la nouvelle aurore, symbole d’espoir pour les passagers italiens.
Manhattan est enfin en vue. Nicola et Andrea admirent les gratte-ciels à travers le hublot de leur cabine.
« New York c’est une ville debout », écrivait Céline. Fondu enchaîné. Les frères se souviennent de leur enfance, lorsqu’ils regardaient le sapin briller. A leurs yeux, les immeubles, témoignages de la modernité et de la splendeur architecturales de la cité, sont beaux comme des cadeaux de noël. Mais les coulisses ne sont pas à la hauteur du décor. Dans le plan suivant, un panoramique horizontal dévoile le paysage des grands canyons, balayé par les vents. Les frères ont échoué dans le Far-West et sont devenus gardiens de cochons. Pendant plus d’un an, « Nos boulots furent toujours plus temporaires et humiliants », annonce Andrea. Les tours en béton armé ne sont que la façade du rêve américain, aussi friable que le sable du désert.
Nicola a du mal à apprendre l’anglais. Andrea interdit donc entre eux toute conversation en italien. Pour lui, leur mauvaise maîtrise de la langue est responsable de leur échec professionnel. Les Taviani montre un visage de l’immigration italienne bien éloigné des archétypes habituels. Les personnages sont isolés dans un milieu hostile, loin des communautés transalpines qui se sont créées dans les grandes villes. Ils ne peuvent compter sur leur italianité pour espérer trouver un emploi satisfaisant. Ils doivent de ce fait s’adapter rapidement aux conditions de vie et aux sociabilité américaines, sous peine de faillir à la promesse faite à leur père.
La providence pourvoit néanmoins à leur désarroi. Les protagonistes rencontrent des artisans venus de leur pays, qui se rendent à San Francisco pour l’exposition universelle de 1915. Ils décident de se joindre à eux et de les aider à monter le pavillon qui représentera l’Italie. Une fois de plus, les cinéastes brisent les imaginaires qui dévalorisent l’immigrant. En effet, les Italiens sont à l’honneur durant l’exposition, grâce à la « tour aux diamants », une création monumentale qui leur apporte un grand succès. Ici, l’image de l’ouvrier transalpin n’est pas reléguée à une main-d’œuvre sous-qualifiée, prête à faire tous les petits boulots, mais à des techniciens de la pierre, dont le savoir-faire et la rapidité impressionnent les visiteurs de l’exposition.
Le sort se retourne cependant contre Nicola et Andrea, victimes de leur ambition. Ces derniers se font passer pour les contremaîtres du pavillon, que Griffith (Charles Dance) réclame sur le plateau de son prochain film,
Intolérance. La ruse n’échappe pas à l’assistant de production, qui les congédie aussitôt. C’est l’occasion pour les cinéastes d’exprimer la vision caricaturale qui stigmatise les méridionaux : « Je vous connais, les Ritals. Menteurs, fourbes, allergiques au travail. Le ventre au soleil et les mains sur le ventre ». Nicola lève ses mains en signe de résignation. Andréa rétorque à l’assistant que « Ces mains ont restauré les cathédrales de Pise, Lucques et Florence ». Son frère et lui sont les héritiers de Michel-Ange et de Léonard. La morgue de la jeune nation américaine est mouchée par le génie séculaire de l’Italie.
La reconstitution d’Hollywood dans les années 1910 souligne la facticité de la grande Babylone. Les Taviani filment les décors et les bureaux préfabriqués plutôt que des bâtiments urbains. Hollywood est représenté comme un gigantesque studio où sont fabriqués les rêves de l’Amérique. Les frères sont chassés d’Utopia, et doivent vivre à sa périphérie, dans un cabanon au fond de la forêt. On les a chargé, par charité, de prendre soin des oiseaux de la société de production.
La nature représente l’espace qui isole les protagonistes du rêve américain, évoqué à travers la symbolique hollywoodienne. Coupés des fastes d’un monde en constante représentation, leur chance de réussite devient quasiment nulle. Malgré leur précieux savoir-faire, les personnages se retrouvent coincés, à l’instar de milliers d’immigrés italiens, dans une situation professionnelle des plus précaires. Leur volonté de réussir les rapproche de Mabel (Désirée Nosbusch) et Edna (Greta Scacchi), deux figurantes américaines – leur double féminin – qui rêvent de devenir des stars de cinéma. Pour les séduire, ils attrapent des lucioles qu’ils mettent dans les mains des deux jeunes femmes ; l’espérance peut naître de la plus faible étincelle de lumière. Les actrices considèrent d’abord les artisans comme des loqueteux, et refusent de les rejoindre dans leur cabane. Andréa et Nicola sont victimes de leur image d’immigrés sans avenir.
L’Italie est progressivement exclue de la narration dès que les deux personnages commencent à s’américaniser. Les références à la culture toscane ne subsistent donc que dans la reproduction en ronde bosse de la moulure d’un éléphant que les frères ont restaurée sur la façade d’une cathédrale. Ils espèrent ainsi se faire remarquer par les studios en réalisant dans la forêt cette sculpture en grandeur nature. La beauté de l’animal produit son effet sur Mabel et Edna, qu’ils finissent par épouser. Le mariage a lieu au milieu des décors d’Intolérance. Bonnano a été invité, et reproche à ses fils de ne pas avoir tenu leur engagement. Comme dans une fable, les frères ont quitté la demeure familiale en quête d’un « ailleurs ». En chemin, ils ont découvert un château merveilleux, et ont peu à peu oublié leur promesse de revenir auprès de leur vieux père. Un avertissement – toujours en référence à l’univers du conte – leur avait été pourtant donné en arrivant à Hollywood. Dans une séquence onirique, Nicola et Andrea assistent, à travers une brume épaisse, au tournage d’un film en costume. Un roi laisse partir ses deux fils pour un territoire lointain, qui promettent de revenir afin de reconquérir son royaume. Selon Vittorio Taviani,
« C’est le cinéma qui répète la vie »[1]. La similarité entre les deux réalités traverse tout le récit de Good Morning Babylone. L’histoire intime des personnages est reproduite dans un drame historique, tandis que leur expérience hollywoodienne illustre la xénophobie à l’égard des Italiens et pourrait représenter un chapitre supplémentaire d’Intolérance. En effet, l’assistant de production découvre l’éléphant et interdit aux deux Italiens toute perspective d’avenir – il sait que ce chef-d’œuvre pourrait leur apporter la gloire – en le faisant brûler. Mais un ami cameraman a filmé la sculpture avant sa destruction. Les quelques images réalisées sont donc présentées à Griffith, qui engage immédiatement les Toscans pour réaliser les huit éléphants de son film. Le procédé d’enregistrement filmique les a sauvés de justesse de la misère. Nouvelle utopie.
Durant les noces, Griffith prend d'ailleurs la parole et affirme que les deux personnages, en participant à l’élaboration d’Intolérance, ont perpétué l’œuvre des bâtisseurs de cathédrales. Par conséquent, ils n’ont pas trahi la parole paternelle. Le choix de représenter ce cinéaste n’est évidemment pas fortuit. Griffith a mis au point dans les années 1910 un langage filmique inédit et a permis au cinéma de devenir une forme d’art à part entière. Nul ne pouvait mieux que lui incarner cette césure entre la création architecturale et cinématographique. Pour Paolo Taviani :
« Il est clair que l’affirmation est un peu audacieuse, et paradoxale quand nous établissons un parallèle entre les cathédrales du moyen âge et les cathédrales de celluloïd d’aujourd’hui. Pourtant nous y croyons profondément : la forme d’expression la plus haute de ce siècle, c’est le cinéma, et comme une cathédrale, le cinéma est aussi le fruit de la collaboration de nombreuses personnes »[2]. L’œuvre monumentale de Griffith a révélé la potentialité créative du cinéma, comparable à celle que l’on pouvait attendre des arts classiques.
Les gros titres des journaux montrent que l’intervention américaine dans le conflit qui embrase l’Europe est imminente. Ils indiquent également que « La première d’Intolérance risque d’être perturbée. Le film est contre toutes les guerres ». La projection est néanmoins une totale réussite. Griffith est plébiscité, et les Toscans sont félicités pour la somptuosité de leur travail. Des spectateurs réclament la paix en Europe. Le message de Griffith, semble-t-il, est parfaitement passé. A l’extérieur, les réactions sont bien différentes. Des tracts sont lancés sur les spectateurs qui quittent le cinéma. « Américains, rentrez en guerre ». La magie du Septième art n’opère plus en dehors de la salle obscure. Les Taviani s’interrogent sur les limites du cinéma et sa capacité à raisonner les publics. Que peut Intolérance face à la vaste entreprise de destruction que représente la Grande guerre ? A l’évidence pas grand chose.
Dans la même soirée, les deux jeunes femmes accouchent presque simultanément et donnent chacune naissance à un garçon. Mais Edna ne survit pas. L’égalité entre les frères est définitivement rompue. Toute perspective commune devient dès lors impossible. Nicola quitte le nouveau monde pour s’engager dans l’armée italienne. Andréa est assis face à la mer. Il regarde l’horizon, en direction de l’Italie. On entend les bruits off des explosions et des soldats qui montent à l’assaut ; comme s’il s’agissait pour lui de vivre l’expérience de son frère sous les drapeaux.
Les Taviani jouent sur le paradoxe des images. Nicola avait participé à l'aventure pacificatrice d’
Intolérance. Arrivé sur le front austro-italien, il ramasse la caméra d’un soldat tombé sur le champ de bataille. On suppose que ce dernier appartenait aux services de propagande de l’armée. Nicola décide alors de filmer la guerre à son tour, et participe ainsi à sa légitimation. Le cinéma, cette fois, sert les intérêts belliqueux des nations occidentales.
Pour Vittorio Taviani,
« Au fond, le protagoniste retourne dans sa tanière. Il s’agit donc plus d’un retour en Italie que d’un départ pour aller faire la guerre. Quant au second protagoniste, il part pour retrouver son frère, pour recomposer leur union »[3]. Andrea s’engage dans l’armée américaine, et rejoint le front à la recherche de Nicola. Au passage, il aperçoit une cathédrale romane et imagine que l’entreprise de son père est en train de restaurer l’édifice. Le rêve familial se réalise dans un ultime fantasme – et non dans le réel. Andrea retrouve ensuite la trace du bataillon toscan. Mais il se fait poignarder en allant secourir Nicola, qui a été mortellement blessé. Les deux frères agonisent ensemble. Un panoramique nous fait alors découvrir la caméra, couchée sur le sol. Au seuil de la mort, les personnages ont pour dernier réflexe de saisir l’objet et de se filmer mutuellement, pour ne pas quitter ce monde sans laisser de trace à leur descendance. La caméra de Griffith aura immortalisé la création des protagonistes, celle de l’armée permettra à leur fils de découvrir leur visage. Le procédé filmique inscrit le vécu humain dans une temporalité historique plus large. Le cinéma dépasse la vie. Pour finir, les deux personnages s’échappent dans un imaginaire commun. La fumée des combats remplit peu à peu le cadre, lorsqu’un fondu enchaîné fait apparaître la cathédrale entrevue précédemment par Andrea. La guerre est finie, le bâtiment a été restauré. Dernière utopie.
Aurélien Portelli
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[1] Jean A. GILI, Entretien au pluriel, page 140.
[2] Jean A. GILI, Entretien au pluriel, page 132.
[3] Jean A. GILI, Entretien au pluriel, page 136.

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