mardi 12 décembre 2006

Nous nous sommes tant aimés (Ettore Scola, 1974)

Le scénario de Nous nous sommes tant aimés, réalisé par Ettore Scola en 1974, aborde l’évolution de l’Italie après la Libération à travers l’histoire de trois personnages, Antonio (Nino Manfredi), Gianni (Vittorio Gassman) et Nicola (Stefano Satta Flores), qui se sont rencontrés dans les rangs de la Résistance. Malgré l’amitié sincère qui les relie, ils se perdent peu à peu de vue après la guerre. Mais le fait qu’ils aient risqué leur vie ensemble les amène toujours à se revoir à des stades différents de leur vie.
Le film commence alors que Nicola, Antonio et son épouse Luciana (Stefania Sandrelli) espionnent Gianni dans son superbe domaine. A leur grande surprise, leur compagnon, qu’ils croyaient miséreux, est devenu un riche homme d’affaire. L’image se fige au moment où Gianni plonge dans sa piscine. Nicola se tourne vers la caméra et s’adresse au spectateur : " Gianni achèvera son plongeon à la fin de l'histoire, qui débuta voici trente ans". Un flash-back nous amène bien des années auparavant, durant la Seconde Guerre mondiale. Une courte séquence en noir et blanc, précédée par un fondu enchainé, montre les résistants à l’œuvre. La scène se déroule en hiver. L’un des protagonistes dissimule une charge de dynamite sous la neige, tandis qu’un panoramique vertical nous fait découvrir des véhicules allemands qui s’approchent rapidement. Les Italiens sont embusqués sur les contre-flancs de la route et attendent le passage de l’ennemi. Au signal, un résistant appuie sur le détonateur et une coupe franche nous fait découvrir un montage d’images de la Libération, commentées par une voix off. Un plan montre ensuite les trois amis qui se séparent sur un quai de gare. Gianni, qui commente la scène, annonce ensuite lapidairement le devenir de l’Italie.
L’action de la Résistance est donc évoquée sommairement. Quelques flash-back rythmant le déroulement du film permettront néanmoins de revenir sur ces événements. Scola remplace la détonation par l’explosion de joie des Italiens qui apprennent la fin du conflit. Le montage indique ainsi que la lutte des maquisards a permis littéralement de dynamiter les forces ennemis et de permettre la libération du pays. La Résistance s’est battue contre l’oppresseur nazi, apportant l’espoir d’un meilleur avenir pour la nation.

Les idéaux trahis de la Résistance
Les idéaux de la Résistance sont rapidement évincés du film. L’Italie s’embourbe dans des querelles politiques dès la fin de la guerre. La paix met au jour les clivages entre les partis et divise les Italiens. Manfredi pense que ses supérieurs l’empêchent d’être promus infirmier à cause de son appartenance au PCI. Il est donc contraint de rester brancardier car il refuse d’adhérer à la Démocratie-chrétienne. Il invoque ainsi, comme argument, le fait que le premier ministre italien ait reçu 100 millions de la part des Etats-Unis, provoquant l’expulsion des communistes du gouvernement.
La narration éclatée de Nous nous sommes tant aimés permet de croiser et de décroiser la destinée des personnages, et de révéler les problèmes économiques et sociaux qui secouent la péninsule dans la seconde moitié du XXe siècle. L’idéal des résistants est trahi par les stratagèmes politiques et les différentes malversations qui sclérosent la société italienne. L’amitié entre les trois protagonistes est elle-même bafouée et révèle davantage la déliquescence des valeurs qui les unissait dans le maquis.
Dans une séquence, les personnages se retrouvent au restaurant et Scola insère un flash-back, qu’il différencie des précédents en lui donnant une couleur sépia. Cette fois, il s’agit d’une scène qui ne s’est pas produite dans la réalité. Gianni imagine qu’il meurt au combat, au côté de ses amis partisans. Cette mort glorieuse lui aurait permis de devenir un véritable héros, et non le gendre puis l’homme de confiance d’un entrepreneur véreux. Le souvenir transfiguré de la Résistance lui permet ainsi de se réfugier dans un ailleurs mythique et d’échapper au présent qui l’insupporte. Dans les plans suivants, Antonio s’emporte et juge avec sévérité sa génération, qu’il qualifie de « dégueulasse ». Les hommes qui, tout comme lui, ont combattu l’occupant nazi détenaient toutes les cartes en main pour reconstruire un pays à la mesure de leur idéal. L’individualisme généralisé, conséquence néfaste du « Miracle économique » italien et de l’évolution des sociétés contemporaines, a cependant anéanti ses rêves de maquisard. Visconti établit un rapport similaire dans Violence et passion, en dénonçant l’absence d’engagement social d’une partie de l’élite intellectuelle. Le professeur (Burt Lancaster) vit en reclus dans son grand appartement, au milieu de ses livres et de ses tableaux. Son attitude protectionniste l’a isolé du reste du monde, dont il ne comprend plus les enjeux ni les nouveaux dangers. Il ne devine même pas que ses voisins, qui ne cessent pourtant de l’importuner, sont en fait des terroristes néo-fascistes. Malgré sa culture et son intelligence, il est incapable de prendre conscience des périls qui menacent la démocratie italienne dans les années 1970. Visconti veut démontrer que le savoir est inutile s’il n’est pas mis au service de la société civile[1]. Le réalisateur matérialise, à travers le personnage du professeur, la faillite de la vieille intelligentsia italienne, incapable de réactualiser ses modes de pensée et de résoudre les dysfonctionnements politiques du pays.

La décadence de la société italienne d’Après-guerre
« Le cinéma dans le cinéma » tient une part importante dans le film. Scola reconstitue par exemple les répétitions nocturnes de la Dolce Vita, autour de la fontaine de Trevi, où l’on aperçoit Mastroiani et Fellini dans leur propre rôle. Le cinéma se met ainsi lui-même en scène. Le tournage est également l’occasion pour Antonio, qui traverse la place par hasard avec son ambulance, de retrouver Luciana, son ancienne maitresse (ainsi que celle de Gianni), qu’il espère épouser. Le Septième art semble ainsi rythmer la vie quotidienne des Romains.
Le film évoque une progressive dégradation de la culture et de la société italiennes. La valeur du cinéma est la première cible de Scola. Après la guerre, Nicola souhaite devenir critique et fréquente les ciné-clubs. Dans une séquence, il assiste à une projection du Voleur de bicyclette. « C’était la grande époque du cinéma italien. L’unique phénomène de véritable renaissance culturelle. Grâce à Rossellini, Zavattini, Visconti, Amidei, De Sica ». Cet « âge d’or », que le personne situe durant l’Après-guerre, interroge évidemment le temps présent du film, quelques années avant le début de la crise que traversera la production cinématographique transalpine. Le film de Scola témoigne ainsi du déclin de la culture de son pays depuis la fin de la période néoréaliste.
Cette situation proviendrait, selon le réalisateur, de l’influence néfaste de la télévision sur la société italienne. Nicola gagne de l’argent en participant à un jeu télé sur l’histoire du cinéma. Son érudition lui permet de revenir chaque semaine sur le plateau et de devenir une célébrité nationale. Les beaux-parents se mettent subitement à apprécier leur gendre. Mais le succès télévisuel est éphémère. Nicola est éliminé en finale de manière douteuse et se fait de nouveau renier par sa belle-famille, qui le considère comme un éternel perdant.
Le constat que dresse Scola est alarmant. Les intellectuels eux-mêmes sont obligés, pour pouvoir subvenir à leurs besoins, de prostituer leur savoir en passant sur le petit écran. Nicola trahit ses idéaux et devient le serviteur de la vulgarité ambiante, qu’il avait toujours combattue. Scola va même jusqu’à remettre en cause le système éditorial italien. L’animateur promet à Nicola de faire publier son ouvrage sur le cinéma si le protagoniste gagne la finale. Les chaînes de télévision, en plus d’êtres les dépositaires des principales instances de loisir, semblent également contrôler les moyens de création et de diffusion de la culture. Scola prophétise ainsi la fondation en 1978 de Fininvest par Silvio Berlusconi, contrôlant notamment plus de la moitié de Mediaset, ainsi que Arnoldo Mondadori Editore, le groupe d'édition et de presse le plus important d'Italie. Triste réalité que celle décrite dans ce film, qu’il ne faut pas voir comme une simple copie de Une vie difficile de Dino Risi – qui aborde un thème analogue – mais comme une œuvre importante synthétisant avec pertinence le marasme et les déboires de la société italienne.

Aurélien Portelli
______________
[1] Les écrits du cinéaste condamnent d’ailleurs, dès les années 1940, l’abstention sociale à laquelle conduit l’évasion de la réalité. Cf. L. Visconti, « Le cinéma anthropomorphique ».

Aucun commentaire: