vendredi 21 juillet 2006

1900 : les réactions de la critique italienne et française

Bertolucci s’est exprimé en 1981 sur la réception critique de son œuvre cinématographique : « Quand même, je n'ai pas été gâté par la critique, lorsque la critique française était très bonne, l'italienne était terrible, et le contraire. J'ai une histoire de rapports avec la critique telle que j'ai dû m'habituer à ne pas en souffrir trop »[1]. Pour Pitiot et Mirabella, les journalistes ont exploité à outrance la dimension politique des films du réalisateur. « C'est dans “Ombre rosse” ou encore dans les “Quaderni Piacentini” que nous trouvons souvent l'attitude la plus négative à l'égard de Bertolucci, et ce dès le début des années 60. (…) Il faudra pratiquement attendre une décennie pour que la critique italienne considère le réalisateur émilien comme un auteur mûr et représentatif, digne de s'inscrire dans une certaine continuité cinématographique italienne de qualité »[2].
Jean A. Gili remarque que le film « suscite de violentes polémiques et des accusations de la part de certains milieux de gauche»[3] lors de sa sortie dans les salles italiennes en septembre 1976. À l'époque, Bertolucci explique dans La Republica (19-20 septembre 1976) les raisons de cette réaction : « 1900 les irrite parce que c'est le film du compromis historique »[4]. Selon lui, la Fédération de la jeunesse communiste, contrairement au Comité central du PCI, a été très enthousiaste et s'est beaucoup reconnue dans le film. Il déclare également que, sans évoquer Berlinguer[5], les réactions des dirigeants politiques du PCI ont été très décevantes pour lui. Pour appuyer cette impression, il raconte, lors d’une entrevue, l’attitude de Giancarlo Pajetta, l'un des dirigeants du Parti à l'époque. « Après la première partie du film, Pajetta m'a dit qu'il aurait voulu m'embrasser en pleurant. Après la seconde, il était furibond, pour la fin du film, pour la dernière séquence, celle qui provoque un état de crise chez les camarades communistes, ceux qui sont au sommet du parti. Pourquoi cette réaction ? D'abord parce qu'ils sont liés à une lecture qui impose la nécessité d'une historicisation : l'histoire telle qu'on la lit dans les livres d'histoire écrite par des historiens. Ils ne réussissent pas avoir quelque chose de différent. Pajetta m'a dit comme première remarque : "nous n'avons jamais fait de procès aux patrons" dommage lui ai-je répondu, et tu ne veux même pas qu'on puisse les faire en rêve, dans un film ? Ensuite il m'a dit que le sentiment de la séquence ne lui plaisait pas. Il le trouvait peut-être un peu triomphaliste. Là il y a une espèce de modestie et de timidité de la part du leader communiste : voir la joie, le bonheur, le triomphalisme, des paysans déchaînés dans le bal, avec les drapeaux rouges, la musique... Tout cela le mettait dans l'embarras : "nous n'avons jamais été comme ça, il n'y a jamais eu cette explosion de joie" »[6]. Pour Bertolucci, Pajetta n'a pas réussi à opérer la transposition entre ses souvenirs et le discours du film, et cela malgré les éclaircissements apportés par le cinéaste sur la séquence utopique du 25 avril 1945. Un bon nombre d'opinions défavorables se cristallise ainsi autour de la valeur historique de 1900.

Les polémiques suscitées par le film
En France, la traduction du titre italien est inadéquate. En effet « Novecento » désigne le « XXe siècle », et non « 1900 ». Plusieurs articles évoquent ce dilemme. Citons la revue Positif qui souligne que cette mauvaise traduction « réduit stupidement l'ambition de l’œuvre, lui donne une coloration rétro qu'elle n'a pas »[7], et Ecran 76 qui exprime une opinion similaire dans une note de sa rédaction : « Ce titre français, résultant d'un faux sens de traduction, s'avère fâcheusement limitatif et réducteur »[8]. L’œuvre est donc mutilée dès le départ.
Une grande partie de la critique française et italienne accueille très frileusement 1900. Premièrement, un certain nombre de journalistes insiste sur l'imprécision et le manque de maîtrise dont a fait preuve le cinéaste. Lino Micciché (cf. L’Avanti[9]), insiste également sur l'aspect brouillon du film : cédant à l’imaginaire, Bertolucci ne parvient pas à créer un rapport dialectique avec le spectateur, en construisant la saga du film « comme totalité, comme vécu historique, comme réalité autosuffisante qui renvoie à elle-même »[10]. François Forestier avance dans L’express que : « Cinéma de l’utopie, cinéma de combat, 1900 est une œuvre démesurée. Est-ce l’importance des moyens mis en œuvre, est-ce la conception de l’ensemble ? Ce film a la beauté d’une bataille perdue »[11]. Serge Toubiana, dans les Cahiers du Cinéma[12], soutient que Bertolucci, tout en renouant avec la tradition du roman réaliste du XIXe siècle, dont la force provient de la minutie à décrire les classes sociales, est loin de parvenir à une telle précision.
La presse souligne également les carences discursives de 1900 et la lourdeur de son message politique. Selon Forestier, le contexte politique de l’œuvre reste imprécis et le rôle joué par le mouvement ouvrier et les partis politiques est inexistant : « La volonté révolutionnaire se noie en fait dans le romantisme de la Révolution. Bertolucci visiblement regrette de ne pas être un cinéaste soviétique de la grande époque (un Dovjenko italien ?) »[13]. Pour Michel Ciment, le fait « d’idéaliser le prolétariat interdit à Bertolucci de démonter le mécanisme de l'adhésion des masses au fascisme»[14]. On ne semble pas pardonner à Bertolucci d'avoir dénigré l'explication des facteurs historiques au profit de l’exposition de son idéologie et de son engagement politique. « En voulant inscrire son film dans la perspective du compromis historique, Bertolucci se trouve prisonnier d'une plate-forme électorale »[15]. Pour Serge Toubiana, l’œuvre est à l'évidence au service du Parti communiste italien : « Novecento est dédié à Berlinguer de la même façon que, au temps des rois, un artiste offrait son oeuvre d'art au pouvoir. Il y a un aristocratisme du rapport de Bertolucci à la politique »[16]. Le critique met au jour un double cautionnement : « une officialisation réciproque de l’art et de la politique, d'un art pour une politique, d'une politique pour un art. Nous sommes très loin de l'image libérale du communisme italien »[17]. Cette remarque a tendance à accorder en filigrane une composante stalinienne à l’œuvre, et remet en cause l’aspect du compromis historique.
Ces points de vue amènent les critiques à considérer 1900 comme un film simpliste. Pour Toubiana, Bertolucci cultive la simplification afin de permettre au public américain de comprendre l'histoire populaire italienne, « d’où manichéisme, schématisme, mythologie, pour blober le public »[18]. Michel Ciment le précise, « en conciliant simplicité naïve et exigence politique complexe que mène aujourd'hui son parti, cela devient en fait du manichéisme, car il y a une carence dans l’analyse des raisons pour lesquelles les paysans, à la fin du film, rendent les armes »[19].

La remise en cause des détracteurs
D'autres avis plus minoritaires protestent contre l’âpreté de ces propos. Gérard Lenne, dans Ecran 76[20], avance que 1900 est un événement majeur du Festival de Cannes et un monument du cinéma. Contrairement à Forestier, Albert Cervoni affirme dans Cinéma 76[21] que le film est très soigné. Selon Jean-Louis Bory, « pour éviter le danger de la schématisation qui est non seulement le mensonge mais la froideur de l'abstraction, Bertolucci prend soin d'inscrire son épopée dans un paysage précis, il l'enracine dans une terre qui n'est pas n'importe quelle terre»[22].
Les critiques favorables à 1900 profitent de l'opportunité pour remettre en cause une certaine conception de la critique cinématographique. C'est le cas de Lenne : « mais en l'occurrence, le film est de ceux qui réclament ou l'enthousiasme ou le rejet. Une bataille est engagée, qui n'a rien d'une bataille d'Hernani reposant sur des critères formels et le critique se doit de se ranger d'un côté ou de l'autre »[23]. C’est aussi et surtout le cas de Albert Cervoni, qui s’insurge contre une partie de la critique : « On a vu ainsi se démasquer nombre de critiques qui se donnent des airs progressistes, qui jouissent d'une réputation, et qui brusquement regardaient comme un morceau de propagande, long et ennuyeux, la deuxième partie (tiens ! pourquoi donc ?) de 1900 »[24]. En conséquence, si la première partie dérange moins que la seconde, c'est parce qu’elle « décrit dans la joie et l'enthousiasme la libération des opprimés qui fait tellement trembler les profiteurs d'un ordre injuste, c'est parce qu'elle montre clairement, simplement et sereinement ce qu'est une révolution - et comme chacun sait, bien sûr, ce n'est pas un dîner de gala »[25]. Cervoni met ensuite en valeur l’aspect stratégique de réaliser un film communiste avec des moyens capitalistes : « Bertolucci s'est lancé dans cette épopée. Il a obtenu les moyens capitalistes d'un film communiste. (…)Tant pis, tant mieux si des capitalistes ont été assez bêtes pour donner des sous qui feront économiquement des petits à brève échéance, mais qui politiquement risquent de signifier un mauvais investissement ultérieur »[26].
On réfute enfin les critiques qui regrettent le manque d’explications historiques et l'excès de manichéisme. Cervoni affirme que le fascisme est « identifié dans et par le film »[27]. Même chose pour Lenne : « tous les films devraient, comme celui-ci, inscrire leur histoire dans l'Histoire, directement ou indirectement. (…) Ici, l'Histoire n'est pas seulement un background pour les états d'âme des protagonistes… »[28]. Pour lui, les journalistes qui dénoncent le manichéisme du film renvoie à deux niveaux d’interprétation. « Le premier, directement politique, offre une réfutation simultanée : les accusateurs de manichéisme se dénoncent par-là même, en se plaçant dans un système moral, comme partisans d'un humanisme qui est incapable de comprendre même la notion de lutte des classes. Le second est plus périlleux, puisqu'il concerne le parti-pris symbolique du film (…). Ce qui est symbole serait lourd, déplacé, contrairement à ce qui est observation, récréation à l'écran d'un monde, approche de la nature, bref à ce qui est naturalisme »[29].
Les opinions sur le film se regroupent donc autour de deux pôles d’opinion, qui vont de l'encensement (on peut citer à ce sujet L'Humanité du 24 mai 1976 : « l'exemple le plus grandiose jusqu'à présent en Occident d'un grand film politique, d'une grande fresque épique et populaire ») à la radicalisation de son rejet. Cependant, les critiques de 1900 ont créé une polémique qui dépasse largement le cadre de l’œuvre, pour soulever des problématiques aussi diverses que l'idéologie politique des années 1970, ou l’art et la manière d'aborder le cinéma.

La réhabilitation de 1900 par les historiens du cinéma
Les historiens sont depuis revenus sur les aspects de cette polémique. Pierre Pitiot déclare : « Pour certains critiques français, 1900 a été l'objet d'un formidable malentendu critique. J'ai rarement vu des critiques par ailleurs estimables faire preuve d'autant d'incompréhension sur un film parce qu'ils sont vraiment restés à la surface des choses, au contenu… »[30].
Trois points de vue sont particulièrement significatifs quant à l’évolution de la perception du film. Joël Magny[31] pense, dès la fin des années 1970, que 1900 représente un nouveau type de film politique. Pour l’auteur, c’est la raison pour laquelle il a été mal accepté en 1976. « 1900 n'est pas le film politique intégré dans un discours marxiste de circonstances, sinon de propagande, qu'on a parfois voulu y voir. Et prouve que Bertolucci ne milite pas pour se taire »[32].
Laurence Schifano explique le rejet du film pour deux raisons. Le premier est socio-économique : « 1900 est le plus hollywoodien de tous les films italiens, et pour cela le plus unanimement rejeté par la critique »[33], tandis que le second est politique : « Bertolucci élevait selon sa propre expression "un énorme monument à la contradiction". Le défi était tel que la gauche rejeta le film pour confusion idéologique et complaisance narcissique »[34]. L’auteur cite Brunetta, qui affirme que 1900 est « la première grande tentative de récupérer le sens d'une culture et d'une mémoire historique à travers la mesure paysanne»[35].
Jean A. Gili explique enfin la mauvaise réception du film à cause de son aspect démesuré : « Le film de Bertolucci constitue une des entreprises les plus ambitieuses de toute l'histoire de la cinématographie italienne »[36]. Il cite Sauro Borelli, qui retourne la critique totalisante du film pour en faire sa vraie force : « En substance, le film s'impose, encore et toujours, comme une saga aux tons mélodramatiques, souvent sanglants, dilatée en un raccourci socio-politique d'une imposante poétique visionnaire. Certes, dans une analyse rigoureuse sur le plan spécifiquement idéologique ou sur celui plus particulièrement spectaculaire, affleurent çà et là des zones d'ombre, des simplifications, des ambiguïtés ; cela dit, c'est vraiment dans le contexte du dessein totalisant de cette épopée populaire que Novecento grandit et se charpente dans toute sa complexe et efficace structure dramatique »[37]. Ces réflexions prouvent ainsi que 1900 a été largement réhabilité par les historiens du cinéma, qui ont reconnu son indéniable valeur artistique et discursive.
Annexes : synopsis - fiche technique - bibliographie
______________________
[1] Pascal BONITZER, Serge DANEY, Entretien avec Bertolucci, in Les cahiers du cinéma, nº 330, décembre 1981.
[2] Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, Castelnau-le-Lez, Editions Climats, 1991,125 p.
[3] Jean A. GILI, Le cinéma italien, Paris, Editions de la Martinière, Cinéma, 1996, 359 p.
[4] Jean A. GILI, Le cinéma italien, op. cit.
[5] « Je ne sais si Berlinguer a vu Novecento : j'ai essayé de lui faire voir le film mais il y a toujours eu quelqu'un ou quelque chose qui m'en a empêché » (cf. Jean GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.)
[6] Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[7] Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? (1900), in Positif, n°183-184, juillet-août 1976, pp. 112-114.
[8] Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », in Ecran 76, n°51, octobre 1976, pp. 51-53.
[9] Lino MICCICHE, in L’Avanti, 4 septembre 1976.
[10] Lino MICCICHE, in L’Avanti, op. cit.
[11] Cité par Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ?», in Cinéma 76, n°214, octobre 1976, pp. 102-105).
[12] Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », in Cahiers du Cinéma, n°270, septembre-octobre 1976, pp.58-60.
[13] Cité par Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ?», op. cit.
[14] Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? », op. cit.
[15] Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? », op. cit.
[16] Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », op. cit.
[17] Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », op. cit.
[18] Serge TOUBIANA, « Le ballon rouge (Novecento) », op. cit.
[19] Michel CIMENT, « Dialectique ou barres parallèles ? », op. cit.
[20] Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit.
[21] Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ? », op. cit.
[22] Jean-Louis BORY, in Le Nouvel Observateur, op. cit.
[23] Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit.
[24] Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit.
[25] Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit.
[26] Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ? », op. cit.
[27] Albert CERVONI, « Novecento, simplement de la haute voltige ? », op. cit.
[28] Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit.
[29] Gérard LENNE, « Le Glaive et la balance (1900) », op. cit.
[30] Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, op. cit.
[31] Joël MAGNY, « Dimension politique de l’œuvre de Bernardo Bertolucci de Prima della Revoluzione à Novecento », in Michel ESTEVE (présenté par), Bernardo Bertolucci, Paris, Etudes Cinématographiques, n°122-126, 1979, 142 p.
[32] Joël MAGNY, « Dimension politique de l’œuvre de Bernardo Bertolucci de Prima della Revoluzione à Novecento », op. cit.
[33] Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours (Crise et création), op. cit.
[34] Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, op. cit.
[35] Laurence SCHIFANO, Le cinéma italien de 1945 à nos jours, op. cit.
[36] Jean A. GILI, Le cinéma italien, Paris, Editions de la Martinière, Cinéma, 1996, 359 p.
[37] Sauro BORELLI, « Novecento », in In viagio con Bernardo. Il cinema di Bernardo Bertolucci, Marsilio, Venise, 1994.
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