mercredi 1 novembre 2006

Les cinq journées : l'unique comédie de Dario Argento

Les cinq journées (1973) fut la seule comédie réalisée par Dario Argento. Après cette expérience, massivement rejetée par la critique, le réalisateur se consacrera uniquement au genre qui l’avait rendu célèbre : le film d’horreur. Cette décision peut sembler regrettable, car hormis plusieurs maladresses évidentes, l’oeuvre contient des qualités narratives indéniables. Le film évoque une période historique peu représentée dans le cinéma italien. Dans la première moitié du XIXe siècle, l’Italie est encore divisée en plusieurs territoires dont certains, comme la Lombardie, sont occupés par les Autrichiens. Un sentiment patriotique commence cependant à gronder dans la Péninsule, qui rend l’occupation étrangère insupportable. Les Milanais se révoltent ainsi du 18 au 22 mars 1848, et parvient à repousser les troupes impériales du maréchal Radetzky. Ces cinq journées restent un épisode glorieux dans l’histoire du Risorgimento. En effet, la victoire milanaise évoque l’une des premières manifestations populaires en faveur de l’unité de l’Italie. Le récit fictif d’Argento raconte, quant à lui, les déboires du bandit Cainazzo (Adriano Celentano) et du boulanger Romolo (Enzo Cerusico), durant le soulèvement héroïque de la capitale lombarde.
Le générique débute par un plan fixe, montrant un canon filmé à 90 degrés. Le mixage sonore est assez déconcertant. On entend d’abord des coups de feu, qui s’atténuent au profit de bruits de foule et de sabots, auxquels une musique vient enfin s’ajouter. Un travelling circulaire autour du canon permet de placer ce dernier exactement dans l’axe du spectateur. L’ouverture du film révèle d’emblée un climat de danger et d’oppression, qui jure par rapport à la portée mythique de l’insurrection milanaise.
Le scénario se fonde sur deux représentations antithétiques. Evoquons tout d’abord le peuple, qui semble s’investir, dans sa quasi totalité, pour la cause révolutionnaire. Dans l’une des premières séquences, un rebelle tue un Autrichien d’un coup de couteau. Le corps s’effondre et roule vers la caméra, placée en contre-plongée. Argento, fidèle à son réalisme morbide, filme le cadavre de près : le nez et la bouche de l’Autrichien sont cadrés en gros plan, tandis qu’on aperçoit la silhouette floue de l’Italien à l’arrière-plan. Dans le plan suivant, les insurgés agitent le drapeau italien au sommet de la cathédrale de Milan. Les cloches se mettent alors à sonner, et un zoom arrière nous fait découvrir une foule de Milanais qui lèvent leur fusil en criant, comme pour acclamer le drapeau, symbole de leur salut.
En second lieu, la présence de Cainazzo tout au long du film illustre un autre type de comportement face à la révolte. Après s’être enfui de prison, il rejoint ses acolytes et recherche, dans leur cachette, le drapeau adéquat pour s’assurer les faveurs des rebelles. Mais le personnage ne parvient pas à reconnaître le drapeau bleu-blanc-vert que brandissent les partisans de l’unité italienne (pas plus que le drapeau français d’ailleurs). Son ignorance de la situation politique et son désintérêt pour les enjeux nationaux semblent ainsi en totale contradiction avec les aspirations des Milanais.
Chaque nouveau chapitre est caractérisé par l’incrustation d’un titre à l’écran. « La rencontre fatale » apparaît ainsi dans la séquence où Cainazzo aperçoit pour la première fois Romolo, qui décide de suivre le brigand après l’explosion de sa boulangerie. Le couple est volontairement mal assorti. Romolo est l’ouvrier consciencieux et maladroit qui ne cesse d’être molesté par Cainazzo, le bandit oisif, qui en fait son souffre-douleur. La focalisation de la narration sur ce duo pittoresque évacue d’emblée l’aspect glorieux de ces cinq journées, afin de les traiter à travers le prisme de la satire. Les déambulations des personnages sont présentées par de longs travellings arrière. Les propos ineptes qu’ils échangent permettent au réalisateur de dévoiler leur méconnaissance de la situation. Ils semblent échapper complètement à l’élan révolutionnaire et ne saisissent pas la logique des insurgés.
Le film transgresse cependant cette vision dichotomique, afin de remettre en cause non pas l’ignorance ou la nonchalance des protagonistes, mais le mouvement insurrectionnel lui-même. Cainazzo se promène dans les rues en portant son drapeau de circonstance, et croise deux personnages qui lui disent
« Vive l’Italia ! », et à qui il répond « Vive la révolution ! ». Des passants, croyant apercevoir un authentique patriote, se mettent peu à peu à le suivre. Rapidement, une véritable foule s’amasse derrière le personnage, qui devient sans le savoir le meneur de ce curieux cortège. La musique, tirée de l’ouverture de la pie voleuse et jouée au synthétiseur de manière burlesque (qui n’est pas sans rappeler celle que Kubrick utilise dans Orange mécanique), accentue le caractère bouffon des images, qui sont passées en vitesse accélérée. La critique de la révolte milanaise et du Risorgimento est virulente : les habitants suivent le premier venu, sans se questionner sur ses véritables intentions. La spontanéité de leur réaction révèle en fait une absence complète de réflexion sociopolitique, ce que démontre parfaitement la fin de la séquence. Cainazzo se soulage dans un urinoir, contre lequel il a posé le drapeau. L’assemblée demeure perplexe. Le protagoniste s’aperçoit enfin de sa présence, et s’échappe en abandonnant l‘étendard, symbole de la lutte milanaise, qui finit donc dans l’urinoir… L’élan patriotique, tout comme la scène, ne semble donc mener à rien de concret.
Argento a peu recours à des plans fixes et privilégie davantage les travellings ainsi que les panoramiques. La dynamique du film est fondée par conséquent sur les nombreux mouvements de caméra, qui traduisent l’effervescence de la société milanaise. La violence armée est le moteur narratif des
Cinq journées. Il n’est donc pas étonnant que la construction spatiale du film soit totalement régie par la mort. Les pérégrinations des personnages les conduisent toujours dans des lieux qui leur font inéluctablement référence. Les murs de la ville représentent les éléments principaux du décor du film. Le revêtement des parois s’est effrité et laisse apparaître la brique nue, évoquant la vétusté de Milan. Le rôle des inscriptions murales est par ailleurs très important pour suggérer le contexte révolutionnaire. On peut ainsi lire des sentences comme « Mort a Radetzky» ou encore « A mort les Autrichiens ». Mais c’est surtout dans la séquence des barricades qu'Argento révèle toute la mesure de son talent cynique pour évoquer la guerre. Une comtesse milanaise semble diriger les opérations et laisse les habitants utiliser les meubles de son palais pour barricader la rue. L’aristocrate évoque le comte Ussoni de Senso, qui lutte également pour libérer le territoire du joug autrichien. Mais le protagoniste du film de Visconti est bien moins excentrique que la comtesse des Cinq jours. En effet, celle-ci prend tranquillement son café, durant la bataille, dans un salon de fortune qu’elle fait aménager spécialement pour l’occasion.
Le réalisateur choisit cette séquence pour utiliser les effets gores, qu’il affectionne tant dans ses films. Un Italien plante sa baïonnette dans le ventre d’un Autrichien qui a franchi les barricades. Le sang coule abondamment et salit un coussin de la comtesse, qui manifeste sa colère de voir ses tissus tachés de la sorte. La jeune femme pousse un cri lorsqu’un rebelle reçoit une balle dans la tête et s’écroule. Son sang éclabousse abondamment son décolleté. Prise d’un accès de folie, elle étale le liquide sur sa poitrine, largement visible. Selon Philippe Rouyet,
« Le sang, qu’il gicle de plaies béantes ou qu’il barbouille les corps des victimes martyrisées, devient la composante indispensable d’un cinéma entièrement voué à la recherche de l’effet et à la célébration d’une esthétique de la mort, dont le moindre détail a été soigneusement élaboré avant le tournage »[1]. Le gore peut paraître déplacé dans cette comédie historique. Pourtant, la présence d’effets sanguinolents répond parfaitement à l’esthétique du cinéaste. En effet, dans ses films d’horreurs, « Le motif de l’enquête policière n’est que le prétexte à une plongée dans un univers de violence et d’horreur où les meurtres, le plus souvent perpétrés à l’arme blanche, constituent autant de temps forts. Le cinéaste déclare ne pas penser d’abord à ses films en terme d’histoire, mais recherche avant tout à transcrire des images »[2].
Le sang est un appel au sexe : la comtesse, exaltée par la morbidité qui l’entoure, se promène parmi les rebelles afin de tâter leur corps musclé. Après la bataille, elle s’offrira d’ailleurs à ces derniers, qui sont ravis de fêter la victoire entre les bras de la belle aristocrate.
Les deux protagonistes visitent par la suite une maison abandonnée et tombent malencontreusement sur son propriétaire. Selon lui, les Milanais ont été dupés par les beaux discours des dirigeants politiques, qui servent seulement leurs propres intérêts. Le peuple interprète ainsi la réalité à sa guise et semble victime de ses chimères. Dans une autre séquence, Cainazzo rencontre un patriote qui agonise dans son lit. Une foule d’admirateurs s’est rassemblée autour de lui, et déforme les dernières paroles du mourant. Certains ont discerné
« Vive l’Italie ! », d’autres des propos antiautrichiens. Nul n’arrive cependant à s’accorder, ce qui déclanche une bagarre. Cainazzo, quant à lui, est formel : il a entendu le « patriote » injurier l’assistance, et par conséquent renier, dans un dernier instant de lucidité, le mouvement qui a causé sa mort.
La manipulation du peuple est soulignée lorsque le bandit voit une banderole, au-dessus d’un palais, qui annonce l’organisation de « la fête du peuple ». Il s’agit en fait d’une entourloupe. La fête n’est qu’une réception réservée à la haute société milanaise. Le brigand est autorisé à pénétrer dans le palais à condition de jouer les domestiques durant le repas. Affamé, il en profite pour voler un morceau de poulet. Surpris par les invités qui pénètrent dans la salle, il se dissimule sous la table pour ne pas être réprimandé. Il entend alors, depuis sa cachette, les convives discuter du peuple et de l’insurrection. La mise en scène est ingénieuse. La caméra subjective montre ce que le bandit aperçoit, c’est-à-dire uniquement les pieds des protagonistes, qui s’animent et trépignent en fonction de leurs propos. L’évêque porte des chaussettes trouées sous ses belles chaussures rouges. Les apparences, tout comme les belles idées, sont des plus trompeuses.
Cette réflexion est soulignée lorsque Cainazzo est arrêté par les Autrichiens. Par chance, ceux-ci sont dirigés par son ami Zampino, un brigand qui sert les intérêts de l’empire austro-hongrois. Alors que Cainazzo se soucie du sort des prisonniers qui vont être fusillés, Zampino lui rappelle qu’il n’est pas un patriote et que ces individus ne sont pas ses amis. Il lui propose donc de fuir avec lui. Il pense que la révolte est une affaire qui regarde les seigneurs turinois, milanais et autrichiens. Le peuple, quant à lui, n’a pas sa place dans ce type de querelle politique.
Plusieurs séquences confirment cette interprétation. Cainazzo assiste à une réunion très animées des principaux dirigeants du mouvement. L’un d’entre eux se penche à la fenêtre, et insulte Charles-Albert, roi de Piémont-Sardaigne. Un panoramique horizontal très rapide sert de transition avec le plan suivant. L’image est fixe et laisse apercevoir une couronne, avec en arrière-plan une draperie rouge sur laquelle est écrit « Torino ». Argento propose une représentation surprenante du pouvoir savoisien. La voix off du souverain s’adresse à l’un de ses ministres et lui demande ce qu’il vient de dire, comme s’il avait pu entendre l’injure prononcée à Milan. Le conseiller annonce ensuite au roi que la situation est dangereuse, car les habitants – en particulier les socialistes – complotent contre lui. L’insurrection n’est pas perçue d’un bon œil par la cour turinoise. Argento a recours à une mise en scène similaire pour évoquer les Etats pontificaux. On retrouve, toujours dans un plan fixe, une draperie blanche et or, ornée de deux clés qui s’entrecroisent. L’inscription « Roma » et la présence d’une colombe complètent cette évocation du pouvoir temporel du pape. Ce type de monstration, unique dans le cinéma historique italien, prouve que la créativité du réalisateur ne se limite pas à l’emploi du gore, et montre que les monarques italiens ont gardé une certaine distance par rapport à l’insurrection milanaise. Charles-Albert semble ainsi s’intéresser bien peu aux événements révolutionnaires dont profitera pourtant, des années plus tard, le royaume piémontais.
Un bataillon d’Autrichiens est assiégé dans un palais et décide de se rendre. Les rebelles découvrent, en pénétrant dans le bâtiment, que plusieurs patriotes ont été pendus. En représailles, les prisonniers autrichiens sont massacrés. Dans la scène suivante, ce sont cette fois les Milanais qui sont décimés. La foule se disperse et on voit une mère tomber au ralenti. Hormis les pleurs de son enfant, le son in a été coupé. Les plans sont reliés entre eux par plusieurs faux raccords, qui brisent le déroulement continu de la séquence. Un plan en plongée dévoile, pour terminer, une vue d’ensemble sur les corps qui gisent sur les pavés. L’objectif d’Argento est bien entendu de dénoncer les atrocités de la révolution, qui perd ici toute sa dimension mythique. Le bandit assiste à ce terrible spectacle, et prend peu à peu conscience de l’absurdité des événements.
Ce massacre donnerait à penser que le cinéaste se place du côté des insurgés. Il n’en est rien. En effet, leurs pratiques sont tout aussi désavouables que celles de l’occupant. Argento montre l’intransigeance des révolutionnaires lorsque ces derniers violentent Cainazzo, qu’ils accusent d’avoir critiqué le comité de guerre. Dans une autre séquence, le protagoniste se heurte à un pendu. Il s’agit d’un espion qui a trahi la cause des Milanais. Le corps fait référence aux exactions commises par les Autrichiens. Les rebelles semblent ainsi utiliser les mêmes méthodes que leurs ennemis.
Un homme interpelle un groupe de patriotes et leur indique qu’une Milanaise est en train de coucher avec un soldat autrichien. Le dénonciateur est en fait le fiancé de la jeune femme, qui souhaite se venger de son infidélité. Le soldat est assassiné et le baron qui dirige les patriotes viole la femme pour la punir. Celle-ci crache sur son visage. De colère, le chef se met à l’étrangler. Romolo veut s’interposer et tue accidentellement le baron en le poussant dans les escaliers. Le boulanger est immédiatement arrêté et condamné à mort. Cainazzo est consterné. Il marche dans le sens contraire de la foule, comme pour signifier son rejet du mouvement révolutionnaire. L’exécution injuste de Romolo termine de désagréger le mythe doré des journées de Milan. La fusillade, accompagnée par une musique triste, est filmée au ralenti. Le corps de Romolo s’écroule, au moment même ou la libération de Milan est fêtée par la population.
Le nouveau gouvernement s’adresse au peuple depuis une tribune, sur laquelle monte Cainazzo. Les représentants l’invite à raconter son témoignage à l’assemblée. A la surprise générale, il dit en hurlant qu’ils ont tous été trompés. Son cri continue de résonner, tandis que les deux parties latérales de l’écran se referment en formant le drapeau italien, symbole d’un rêve patriotique brisé.
La dénonciation politique virulente d’Argento, qui s’attaque aux origines de la nation italienne, fut dénigrée par la critique. Evidemment, le réalisateur ne peut rivaliser avec des spécialistes de la comédie historique tels que Comencini ou Risi. Cependant, même si la mise en scène des
Cinq journées est d’inégale qualité (certains effets, comme l’utilisation exagérée des ralentis ou des accélérés alourdissent la lecture des images), on ne peut nier la pertinence de la réflexion historique du film. Et il est donc regrettable que le cinéaste n’ait pas persévéré dans ce genre de réalisation. Son point de vue iconoclaste sur l’histoire aurait certainement beaucoup apporté au cinéma italien.
Aurélien Portelli
_________________
[1] Philippe ROUYET, Le cinéma gore, Paris, Cerf, Collection Septième Art, 1997, p. 217.
[2] Philippe ROUYET, Le cinéma gore, Paris, Cerf, Collection Septième Art, 1997, p. 217.

Aucun commentaire: