vendredi 27 octobre 2006

La comédie du fascisme : La carrière d'une femme de chambre

La carrière d’une femme de chambre (1976) est sans doute, avec La marche sur Rome (1963), l’une des meilleures comédies historiques de Dino Risi. L'histoire commence en 1932. Marcella (Agostina Belli) est une femme de chambre qui travaille dans un palace vénitien et dont les conditions de vie sont misérables. Elle rêve de devenir actrice de cinéma, et décide de partir pour Rome avec son fiancé Roberto (Cochi Ponzoni). Le régime fasciste fête son dixième anniversaire et offre un petit pécule à tous les Italiens qui veulent se marier dans la capitale. Marcella, sans cesse sollicitée par les hommes, se fait abordée par une chemise noire. Roberto s’en apperçoit et refuse de l’épouser le lendemain. La jalousie lui fait perdre l'esprit et il se met à insulter les fascistes. Il est enrôlé par punition dans l’armée et participera à la majeure partie des campagnes italiennes (Ethiopie, Espagne, Albanie et Russie). Marcella, pendant ce temps, tente de percer dans le milieu cinématographique, malgré une absence totale de talent. Ainsi, le scénario de Ruggero Maccari et Dino Risi dévoile l'absurdité du fascisme à travers ce film hilarant, et établit par la même occasion une description ignoble de la nature humaine.

La décadence de la société fasciste
La chemise noire – archétype du fasciste qui fait de l’exercice tous les matins avant d’honorer sa concubine – place Marcella dans la maison close tenue par sa mère. La jeune femme doit dès lors contenter les plaisirs ridicules de ses clients (cf. le compositeur qui aime se déguiser en bébé pour se faire dorloter). Les aventures rocambolesques de l'ex-domestique permet par conséquent de révéler les mœurs décadentes de ses concitoyens.
Le film décline le thème de la corruption à travers le personnage de cette femme, qui parvient à atteindre son rêve grâce à ses atouts physiques. Elle suivra donc durant toute sa vie le conseil de l’homme avec qui elle couche au début du film :
« Fais-moi confiance, et rappelle-toi que faire l’amour, c’est bon pour la peau et ça aide pour faire carrière ! ».
Les nombreuses situations burlesques décrivent les aberrations de la société durant le fascisme. Marcella rencontre Franco Denza (Vittorio Gassman), son acteur fétiche, dans un restaurant en bord de mer. Le serveur qui s'occupe de leur table n’est autre que Roberto. Celui-ci, aveuglé par la jalousie, tente de se noyer. Marcella vient à son secours et aperçoit – vision féerique – Mussolini en personne sortant des eaux, le torse bombé et les muscles saillants. Cette rencontre est l’un des grands moments du film. Marcella s’approche de lui, les yeux brillants et les mains jointes, comme si elle avait vu la Madone. Le Duce, grand amateur de femmes, la remarque immédiatement. Il est furieux d’apprendre qu’un homme a tenté de se suicider. Le défaitisme et le renoncement ne sont pas dignes, pour lui, du fascisme. Il promet cependant à Marcella de la rencontrer pour aider Roberto, avant de se retirer de la plage, en courrant bien sûr, face à une foule ébahie. Lors de l'entrevue, Mussolini en profite évidemment pour batifoler dans le parc de sa résidence avec Marcella, qui devient sa nouvelle maîtresse. Roberto, quant à lui, ira rejoindre l’armée italienne qui se bat en Espagne, prouvant le sens assez particulier de la bonté du chef fasciste…
« Le Duce fut pour moi l’homme de la providence, comme l’appellent les curés ». Sa liaison avec Mussolini lui permet de gravir une nouvelle étape dans sa progression sociale. Les portes de Cinecittà lui sont désormais ouvertes. Elle pénètre dans le studio de cinéma et s’émerveille en découvrant le décor qui s’illumine. Mais son bout d’essai avec Franco est catastrophique, et l’acteur refuse de partager l’affiche avec une si mauvaise interprète. Il change cependant rapidement d’avis lorsqu’il apprend que Marcella a été recommandée par le Duce lui-même. La jeune femme réalise son rêve et devient enfin une grande vedette. Risi dénonce toute l’hypocrisie de l’ère des « téléphones blancs », qui fut pour le cinéma italien une période de mièvrerie créative.
Le scénario évacue toute croyance idéologique dans sa représentation du régime et présente donc des personnages qui servent le fascisme uniquement par opportunisme. Par exemple, lors d’un dîner, Franco fait une farce à ses convives : il diffuse un enregistrement dans lequel il imite la voix de Mussolini, qui annonce la nationalisation des entreprises de plus de mille ouvriers. Les invités sont atterrés. Un industriel, réputé pour être un bon fasciste, s’enferme dans une chambre et se suicide. La fidélité des patrons pour le régime se limite à la sauvegarde de leurs intérêts économiques.
Le personnage de Marcella, malgré son ingénuité, est traité sans aucune condescendance. les auteurs prennent un malin plaisir à lui faire subir les pires épreuves, et seule son ambition dévorante lui permet de surmonter les nombreuses humiliations que lui font subir ses amants. Son obsession de la réussite l’amène donc naturellement à tourner dans une oeuvre de propagande célébrant l’amitié germano-italienne. La projection du film a lieu à Venise, dans le palace où elle avait été justement engagée comme femme de chambre, en présence de Mussolini. Dans le dernier plan, l’actrice embrasse son mari, soldat allemand unijambiste revenant du front. Les spectateurs restent silencieux, et attendent que le Duce applaudisse pour témoigner à leur tour leur admiration pour Marcella. Les Italiens sont présentés comme des conformistes bêlants qui restent aux ordres de leurs maîtres à penser.

Le profit comme moteur de la société italienne
La seconde partie de
La carrière d'une femme de chambre est encore plus virulente dans sa représentation de la société italienne. Marcella met au jour la versatilité politique de ses compatriotes : « Par une chaude journée de juillet, Mussolini fut déposé et moi avec lui. Du jour au lendemain, quarante millions d’Italiens s’aperçurent, avec orgueil, qu’ils avaient toujours été antifascistes ». L’actrice, trop compromises avec le régime, est cambriolée par ses domestiques, et redevient la fille simple qu'elle était autrefois. Elle retrouve donc sa couleur de cheveux naturelle ainsi que ses vieux vêtements.
Marcella décide de revenir à Venise pour retrouver ses parents, lorsque sa voiture tombe en panne. Un homme lui vient en aide et en profite pour lui voler son véhicule. Cette nouvelle mésaventure l’amène à rencontrer le personnage le plus horrible du film : Adelmo (magistralement interprété par Ugo Tognazzi), un bossu qui la fait monter dans son camion. Le réalisateur pousse la farce à son comble. Adelmo dévoile à Marcella la nature de ses activités : on apprend ainsi qu’il arrache les dents en or des cadavres et vole les cercueils pour les revendre. Les scénaristes dénoncent, à travers ce personnage archétypal, les pratiques ignobles des profiteurs de guerre.
Le pire reste à venir. Les deux protagonistes rencontrent sur leur chemin une famille juive en fuite, que le bossu – à la grande surprise du spectateur – décide de recueillir par charité. L’exiguïté du camion oblige néanmoins son propriétaire à se défaire de la compagnie de Marcella, qu’il abandonne précipitamment sur la route. Adelmo n’est pourtant pas le sauveur de Juifs qu’il prétend incarner. En effet, il se dépêche de rejoindre la kommandantur la plus proche et livre ses « protégés » à l’officier allemand, qui traite le bossu avec le plus grands des mépris.
Franco est encore plus pathétique. Pour continuer de tourner, l’acteur joue dans les films produits sous l’égide de la République de Salò. Des résistants l’arrêtent alors qu’il porte un uniforme allemand, et lui font croire qu’ils veulent l’exécuter. Franco leur explique que sa tenue est due à son nouveau rôle, et affirme qu’il n’est pas fasciste. Son attitude pitoyable dégoûte les résistants, qui décident de le laisser vivre. Mais l’émotion est trop forte pour le coeur de l’acteur déchu, qui s’effondre sur la chaussée. Le personnage connaît une mort aussi sordide que l’existence de cocaïnomane névrotique qu’il a pu mener.
Après avoir eu une idylle avec un colonel allemand, Marcella retrouve enfin ses parents chéris. Ceux-ci sont d’abord ravis de revoir leur fille, avant de la rejeter violement lorsqu’ils apprennent qu’elle a perdu toute sa fortune. L’ancienne actrice finit par épouser un homme riche, laissant derrière elle la célébrité à laquelle elle tenait tant. Maccari et Risi dressent ainsi, à travers cette satyre féroce, le portrait d’un monde grotesque où l’individu est considéré comme une simple marchandise. Le fait que Marcella devienne une vedette grâce à ses charmes, ou que les Juifs soient vendus par le bossu, révèle la part monstrueuse d’une société qui a largement profité des avantages fournis par le fascisme. Epoque dorée qui donna l’occasion aux plus médiocres de faire « carrière ».
Aurélien Portelli
LA CARRIERE D’UNE FEMME DE CHAMBRE
Titre original : TELEFONI BIANCHI. Réalisation : Dino Risi. Scénario : Ruggero Maccari, Dino Risi, Bernardino Zapponi. Interpétation : Agostina Belli, Vittorio Gassman, Ugo Tognazzi, Cochi Ponzoni. Origine : Italie. Durée : 120 min. Année : 1976.

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