vendredi 1 décembre 2006

L'héritage (Mauro Bolognini, 1976)

L’héritage (L’eredità Ferramonti, 1976) est une adaptation du roman éponyme de Gaetano Carlo Chelli. Qinze ans après La Viaccia (1961), Bolognini se penche de nouveau sur la société urbaine italienne des années 1880. Le style du réalisateur a évolué entre les deux films. Par exemple, il utilise fréquemment les travellings optiques (qu’il commence à employer systématiquement dès La grande bourgeoise, qu'il réalise en 1974). On remarque plusieurs similitudes scénaristiques entre ces oeuvres. Une succession représente l’élément déclencheur des deux narrations. Cependant l’histoire de L’héritage se déroule à Rome en 1880 (date indiquée par un carton au début du film), et non à Florence en 1885 comme dans La Viaccia. Il s’agit donc pour le cinéaste de revenir dans le temps afin d’évoquer les grands bouleversements que connaît la capitale de l’Italie, récemment constituée. Le film met également en scène un commerçant qui s’est enrichi. Cette fois, il ne s’agit plus d’un négociant en vin, mais d’un boulanger, Gregorio Ferramonti (Anthony Quinn) qui réunit sa famille dans son magasin à l’occasion de son départ à la retraite.
Le pré-générique illustre l’étonnante sévérité du personnage. Il réprimande un apprenti qui trouve une pièce sous la farine et la lui réclame sans condition, car tout ce qui se trouve dans sa boulangerie lui appartient. Il congédie brutalement tous ses employés en leur demandant de ne pas le saluer s’ils le rencontrent un jour. La séquence introduit magistralement le thème de l’altérité et de l’avidité de la classe moyenne, qui sera du centre du récit. Le père renie ensuite tous ses enfants. Mario (Fabio Testi) est un petit escroc qui a perdu de grosses sommes au jeu. Son père l’a trop souvent tirer d’affaire et décide désormais de l’abandonner à son sort. Sa part d’héritage, il l’a déjà obtenue.
« Vole, crève… maintenant tu n’es plus mon fils ». Il reproche ensuite à Pipo (Gigi Proietti) son manque de courage et d’envergure. « Te donner de l’argent, c’est comme mettre une cravate à un cochon ». Son père lui tend une liasse de billets et lui dit de disparaître sur le champ. Grâce à l’argent, Pipo décide d’acheter une quincaillerie. Gregorio refuse enfin de donner à Teta (Adriana Asti), son unique fille, sa part d’héritage car elle a épousé Paolo Furlin (Paolo Bonacelli), un fonctionnaire qu’il déteste cordialement. Teta promet de ne pas se laisser déshérité et de porter l’affaire en justice. Rarement un début de film n’a abordé avec tant de virulence l’éclatement de la famille.

Rome : nouvelle capitale de l’Italie
Rome est présentée comme un grand chantier, qui permet à ses habitants – pour peu qu’ils aient de l’ambition – de faire rapidement fortune. Pipo, disposant d’abord d’un modeste héritage, voit sa quincaillerie prospérer de manière fulgurante. Il ne faut cependant pas être dupe. Les grands bouleversements économiques qui touchent l’Italie profitent seulement à la nouvelle classe dirigeante (représentée par le couple Furlin) qui s’est érigée à la suite de l’unification italienne, dont elle sait tirer profit.
La pluie s’abat très souvent sur Rome, que Bolognini filme de la même manière que Florence dans
La Viaccia. La cité toscane perd sa fonction de capitale en 1871, et c’est désormais à Rome que réside le pouvoir politique. Bolognigni s’attarde peu sur les chefs-d’œuvre de l’architecture et la splendeur passée de la ville. Les édifices de la Renaissance ou de la période baroque sont exclus du champ, hormis quelques plans où l’on aperçoit certaines places ou le pont San Angelo, avec le château qui apparaît subrepticement à l’arrière-plan. Du reste, le pont est filmé avant tout pour évoquer l’endiguement du Tibre, symbole des grands travaux entrepris à cette période.
D’importantes restructurations urbaines modifient peu à peu le paysage de la cité, qui doit s’adapter aux exigences modernes. L’agrandissement des voies de circulation et les nouvelles avenues dégagées apparaissent souvent à l’écran, pour exprimer les récents aménagements de la ville. Les lieux de passage sont donc privilégiés, pour montrer que les personnages circulent sans arrêt dans une Rome en pleine effervescence.
Mais le réalisateur n’insiste pas non plus sur les nouveaux embellissements de la capitale. Il préfère la plupart du temps en montrer les coulisses (ce n’est pas un hasard si le film débute dans l’arrière-boutique de la boulangerie Ferramonti). Le cadrage des ruelles est très serré et révèle une atmosphère aussi sordide que les personnages et leurs nombreuses manigances. Ainsi, le réalisateur souligne avant tout la décomposition de la bourgeoisie romaine, qui connaît pourtant une époque prestigieuse. En témoigne la séquence qui se déroule au champ de course, où les bourgeois, vêtus de noir et filmés en plongée, semblent participer à une cérémonie funèbre.
L’évolution de Rome n’est pas perçue de la même manière par les protagonistes. L’existence du père Ferramonti est dénuée de plaisir. il vit en ermite et tolère de justesse sa domestique. Sa tenue vestimentaire, pas plus que ses modes de vie, n’indique l’importance de sa fortune. Gregorio appartient à la vieille génération. Il a commencé à travaillé en 1840, à une époque où le pouvoir était encore aux mains du haut-clergé. Pour lui, la ville n’appartient pas aux fonctionnaires, qu’il considère comme des gratte-papiers sans avenir, mais aux curés. Le personnage ne perçoit donc pas les mutations politiques qui bouleversent Rome dans la dernière partie du XIXe siècle, et encore moins les ouvertures économiques potentielles. Pour lui, la richesse ne vient qu’aux travailleurs acharnés, et non aux opportunistes qui savent activer les bons réseaux. Réfutant l’intérêt des sociabilités bourgeoises, il reproche ainsi à sa fille et son beau-fils de lécher les bottes des nantis, au lieu de besogner dur.
En revanche, Paolo, qui occupe un poste au ministère des travaux publics, sait que l’incidence du clergé dans la direction de la ville est très faible et que ses prérogatives politiques ne sont plus d’actualité. Pour lui, l’attitude de son beau-père ne fait aucun doute :
« Il me déteste parce que je représente la nouvelle Italie », constituée par la caste montante des fonctionnaires de l’Etat, qui savent utiliser à leur avantage les rouages du système. Il représente donc l’homme nouveau, le bureaucrate obsédé par la réussite et prêt à toutes les malversations pour assurer son ascension sociale.
Pipo, quant à lui, ressemble à son père, du moins au début du film. il devient quincaillier – il reste donc commerçant – et pense que seul le labeur lui permettra de faire fortune. Il épouse Irene (Dominique Sanda), la fille des anciens propriétaires de la boutique, qui se propose de l’aider quelques temps. Contrairement à Pipo, la jeune femme a pris conscience des enjeux à venir et que le meilleur moyen de réussir est de pénétrer dans les hautes sphères économiques de la capitale. Irene conseille donc à son mari de prendre contact avec son beau-frère, afin d’obtenir des contrats sur les chantiers du Tibre. Pipo, moins subtil que son épouse, méprise Paolo et préfèrerait demander de l’aide aux
« curetons » plutôt qu’à « cet espèce de nouvel italien ».
Irene compare les spectateurs du champ de course à une véritable cour. Les bourgeois sont les nouveaux maîtres de l’Italie et on pris la place qu’occupait anciennement la noblesse. Paolo écoute finalement sa femme et fréquente la haute société romaine, afin de se faire connaître et apprécier. Son intégration est néanmoins délicate. Une séquence le souligne clairement. Les personnages ont été conviés à une réception bourgeoise. L’opulence des décors et des tenues jurent par rapport à la scène précédente, qui montrait le père Feramonti absorbant sa soupe dans sa pauvre cuisine. Pipo, peu à l’aise au milieu de ces invités de marque, tente de participer à une conversation.
« Pour moi, l’idée que le Tibre passe loin de Rome, comme un ennemi, me fait rire. Pour nous, romains, on touche pas au Tibre ! ». Son beau-frère apparaît subitement dans le champ et lui coupe la parole : « Notre arrivée, à nous autres italiens, c’est la fin de la Rome catholique ». Pipo manifeste son attachement pour le patrimoine romain, contrairement aux autres invités qui viennent des quatre coins de l’Italie. Paolo en est le parfait exemple. Il appartient à une classe libérale et anticléricale qui veut balayer le souvenir de la Rome des papes, et accéder au pouvoir en profitant des réformes instituées par la monarchie savoisienne.
Les manœuvres bourgeoises
La corruption commence à gangrener la fonction publique italienne, récemment créée. Si Pipo obtient les adjudications du Tibre, Irène promet à Teta et à son mari de partager les recettes avec eux. Le film explore ainsi la genèse de l’ascension sociale de la classe moyenne, bâtie sur les intrigues et les malversations financières.
Amerigo (Jean-Paul Belmondo), le protagoniste principal de
La Viaccia, pouvait susciter la sympathie du public. Il représentait une alternative par rapport aux autres membres de sa famille, obnubilés par le lucre. L’œuvre restait pourtant profondément pessimiste, puisque son innocence finissait par se consumer. L’héritage est d’une noirceur encore plus effroyable. Aucun personnage positif – hormis les victimes que le spectateur prend en pitié – ne se dégage du scénario. L’avidité pervertit tous les personnages du film.
Bolognini s’intéresse cette fois aux gagnants du capitalisme, et non aux déclassés comme dans
La Viaccia. Mario s’est enrichit en investissant son argent dans les chantiers du Tibre, l’affaire de Pipo prospère doucement, tandis que Paolo affiche des prétentions électorales. La réussite économique et sociale des personnages est indiquée à l’écran par la prédominance d’intérieurs cossus. La caméra délaisse ainsi les remises crasseuses au profit de salons richement décorés.
L’évolution du personnage d’Irene est fulgurante. Bolognini insiste d’abord sur l’ingénuité du personnage. La nuit de son mariage, on la retrouve dans sa chambre, qui apparaît seulement dans la partie gauche du cadre (la partie droite étant cachée par la porte). Irene est face à son mari et n’ose se dénuder dans la lumière. Pipo, dont on aperçoit le reflet dans une psyché, a commencé à se dévêtir sur le lit conjugal. Malgré la nuit de noce en perspective, il ne pense qu’à l’argent que va lui apporter la quincaillerie, ce qui semble agacer son épouse.
Celle-ci dévoile sa véritable personnalité dès que les bénéfices de l'entreprise commencent à augmenter. Sa patience s’étiole progressivement et elle reproche à Pipo de se contenter de peu. Obsédée à son tour par le gain, elle parvient à s’intégrer parfaitement dans la haute société romaine et à réconcilier Teta avec son frère, afin de profiter de la situation de Paolo et de ses appuis politiques. Son arrivisme est démentiel. Sur le plan narratif, le personnage est l’extrême opposé de Bianca (Claudia Cardinale) dans
La Viaccia. La prostituée, d’abord arrogante et cruelle envers Amerigo, dévoilait peu à peu sa fragilité ainsi que son attachement pour le jeune homme. Irene, au contraire, est douce et vertueuse au début de L’héritage, et devient seulement par la suite un monstre froid qui manipule son entourage à sa guise.
La jeune femme parvient à réconcilier facilement les enfants Ferramonti. Apprivoiser le père est cependant plus délicat. Ses stratagèmes et sa double vie – elle devient la maîtresse de Mario – la conduisent à devenir un personnage totalement négatif. Son avidité l’a dévore. Ses yeux s’illuminent lorsque Mario lui annonce qu’il a acheté des actions à son nom. Dans une autre séquence, elle suit discrètement Gregorio qui se rend à la banque pour retirer de l’argent. L’employé compte les billets au guichet, alors qu’Irene est dissimulée et regarde avec appétit l’argent de son beau-père. Un zoom sur son visage trahit d’ailleurs ses véritables intentions. Elle souhaite évidemment séduire Gregorio uniquement pour lui soutirer son magot. Dominique Sanda, aussi candide qu’insoupçonnable, interprète magnifiquement ce rôle, sans doute l’un des plus intéressants de sa carrière.
Irene parvient à trouver la faille du père en lui offrant l’affection que ses enfants ne lui ont jamais témoignée. Elle lui rend visite, se fait peu à peu désirer et finit par devenir indispensable. L’homme connaît une seconde jeunesse. La présence de cette femme belle et distinguée le pousse à porter des habits dignes de sa condition sociale. Le personnage, irascible depuis le début du film, cède à son tour à la comédie des apparences. Pour remercier sa bru, il décide de lui léguer tout son magot. Il la sert entre ses bras en lui demandant de bien profiter de son argent. Gregorio lui témoigne une tendresse sincère. Il est devenu docile et semble avoir perdu sa brutalité. L’évolution du protagoniste suit ainsi le chemin inverse de celle d’Irene. Celle-ci se fiche éperdument de la tendresse que lui témoigne le vieil homme, et ne regarde qu’une seule chose en contrechamp : le coffre qu’elle convoite depuis des mois.
Délaissé par sa femme, Pipo devient alcoolique et laisse la quincaillerie péricliter. Il est désormais au bord de la faillite (les adjudications ont été attribuées à une autre entreprise). Le protagoniste arpente les rues sordides du vieux Rome. L’espace filmique ressemble à celui que traversait Pipo après avoir quitté la boulangerie de son père, durant le générique. La suite de la séquence confirme qu’il se retrouve dans la même situation qu’au début du film. Misérable et désespéré, il s’approche d’une charrette couverte de farine et plonge ses mains à l’intérieur. Il renverse de fureur l’étalage avant d’être maîtrisé par des passants. La farine qu’il disperse sur les pavés évoque à l’évidence la part d’héritage de son père qu’il a dilapidée.
La séquence du carnaval est tout aussi importante dans le déroulement du récit de
L’héritage que dans celui de La Viaccia. Dans ce dernier, il s’agissait pour Bolognini d’illustrer un moment de gaieté populaire, où le peuple investissait la maison close pour y danser et s’amuser. La fête se conclut cependant par un drame, car Amerigo se fait poignarder et meurt plusieurs semaines après des conséquences de cette blessure. Le carnaval évoqué dans L’héritage est quant à lui plus aristocratique, puisqu’il ne rassemble que des membres de la haute société romaine. La bourgeoisie est en représentation. Les costumes sont prestigieux, comme les habits de la noblesse dans la séquence de bal du Guépard. La fonction dramatique de la scène est la même que dans La Viaccia. Irene déclanche, sans le savoir, un engrenage qui signera sa défaite. Grisée par la certitude d’obtenir l’héritage, elle retire symboliquement son masque, se querelle avec sa belle-soeur et avoue la totalité de son stratagème à Mario : « J’ai épousé ton frère pour l’argent de ton père. Je vous ai réunis pour mieux vous tromper. Je ne peux même pas me vanter d’avoir bravé des obstacles. Vous ne savez même pas haïr, si tu m’avais le centième, le millième de ce que je t’ai fait, je t’aurais déjà anéanti et tu me proposes de fuir avec toi ». La mort inattendue de son amant provoquera sa chute. Mario se suicide le jour de l’enterrement de son père et Paolo décide, par vengeance, d’accuser Irene du meurtre de son beau-frère.
On remarque que Bolognini opère plusieurs décentrements dans son déroulement narratif. Pipo représente d’abord le protagoniste autour duquel se focalise l'intrigue. Puis c’est au tour d’Irene de devenir le personnage principal. Son mari et les autres membres de la famille Ferramonti sont dès lors relégués à un second plan. Mario n’est qu’un pantin, et les Furlin jouent un rôle de plus en plus succin. Le film, qui décrivait au départ une situation historique et sociale précise, devient un récit qui se borne à décrire minutieusement les ruses d’irene pour obtenir le magot. L’histoire est donc graduellement évacuée de l'oeuvre, avant d'être réintroduite de manière spectaculaire lors du procès d’Irene. Devenu entre temps député, Paolo n’a aucun mal à persuader les jurés et la bonne société romaine de la culpabilité de son imprudente belle-sœur, dont la démesure lui fait commettre l’erreur de narguer des individus bénéficiant de puissants réseaux.
Son monologue final illustre son inéluctable déchéance, ainsi que la victoire de Paolo :
« Le procès eut lieu. Les chasseurs de scandale en firent leur festin. Je me noyais dans l’hostilité, nul ne me défendit, pas un seul mot. On me dépeignit dans cette salle d’audience comme une femme monstrueuse. Qui pouvait douter que Mario s’était suicidé ? Et aux yeux de tous, j’avais même empoisonné le vieux. Je m’attendais à tomber sous le coup d’un mandat d’arrêt. Je ne compris pas pourquoi les Furlin m’épargnèrent ça. A leur place, je l’aurais fait. La sentence définitive fut prononcée le 5 décembre 1885. Le document me déclarant héritière fut déclaré nul. Pipo était mort à l’asile en criant mon nom. Le tribunal nommait comme héritier universel le député Furlin et sa femme Teta : deux respectables médiocrités. Furlin avait eu raison : gagne qui a le monde avec lui ».
La salle vient féliciter Paolo.
« La justice a triomphé ». Un magistrat affirme que le pays a besoin d'individus comme lui. Irene n’apparaîtra plus dans le champ, et le film se termine sur le visage des deux époux, qui quittent triomphalement le tribunal. Les réseaux et la respectabilité (fictive) du député lui ont suffi pour parvenir à ses fins. Le film dresse un terrible constat. Le labeur et l’intelligence sont des vertus désormais inutiles pour réussir socialement. La fin du film voit ainsi s’accomplir la triste prophétie que prononce le Prince Salina dans Le guépard : « Nous fumes les guépards, les lions. Les chacals et les hyènes nous remplaceront ». L’avenir politique de l’Italie appartient désormais à des individus comme Paolo, prêts à tout pour gravir les marches du pouvoir.

Aurélien Portelli


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