jeudi 1 mars 2007

La représentation de la paranoïa dans Bug de William Friedkin

Bug est l’un des films les plus intéressants et originaux de William Friedkin. Agnes (Ashley Judd) est devenue alcoolique depuis la disparition de son enfant. Elle est de plus persécutée par Jerry (Harry Connick Jr.), son ex-mari, qui lui rend visite régulièrement pour la brutaliser. Un soir, elle fait la connaissance de Peter (Michael Shannon), un ancien marine en fuite, persuadé d’avoir été la victime d’expériences lorsqu'il était dans l'armée. Leur rencontre vire au cauchemar quand ils remarquent autour d’eux la présence d’insectes minuscules. Leur équilibre mental commence alors à s’effondrer.
Le film souligne que la peur est une maladie contagieuse. Les surimpressions, dans la séquence où Agnes et Peter font l’amour, évoquent parfaitement l’imbrication de leur corps, qui déclenche le mécanisme de la terreur. Les premières piqûres apparaissent. La peau des personnages se couvre de crevasses sanguinolentes, où semblent proliférer les parasites. C’est l’acte sexuel, foyer de toutes les phobies virales, qui provoque la multiplication des aphides, invisibles à l’écran. La menace est fictive, mais Friedkin ajoute des inserts de larves grouillantes ou de gros insectes - procédé qu’il avait déjà utilisé dans L’exorciste (un visage effrayant apparaît dans un plan très bref lorsque Damien rêve de sa mère) - pour faire douter le public et accentuer la tension narrative. L’effet fonctionne à merveille et l’inquiétude s’imprègne durablement dans la rétine du spectateur. On remarque également une scène spectaculaire et particulièrement gore, où Peter s’arrache une dent sensée contenir des millions d’œufs. Le sang et la bave ne giclent pas gratuitement : les images soulignent la détermination du fugitif, prêt à tout pour se débarrasser des organismes qui le rongent.
La psychose gagne lentement le couple. Tracy Letts, scénariste et auteur de la pièce dont le film est tiré, prend le temps d’exposer longuement la situation sociale désastreuse d’Agnes. Puis des grésillements se font entendre, bientôt suivis par des bruits d’hélicoptère - à moins qu’il ne s’agisse d’une hallucination sonore due aux pales du ventilateur accroché au plafond. 
Après l’apparition des premiers signes, l’intrigue se resserre rapidement autour des amants. La construction de l’espace filmique renforce cette impression d’être pris au piège. Bug débute en effet par des plans généraux du motel, filmé en plongée. Friedkin réduit ensuite progressivement le périmètre d’évolution des personnages. Le bar lesbien où travaille Agnes et les alentours du motel n’apparaissent plus. On note quelques plans rapides d’extérieur, mais l’action se déroule de plus en plus entre les quatre murs de la maison. Le huis clos devient total dans la dernière partie du film. Les personnages restent enfermés dans leur citadelle et empêchent le livreur de pizza et Jerry d’y entrer. Le seul individu qui parvient à s’introduire dans leur antre aseptisé le regrettera amèrement.
Bug, à l’instar de La nuit des morts vivants ou de Massacre à la tronçonneuse, prétexte par ailleurs l’horreur pour dresser une critique sociétale et passer en revue les grandes peurs de notre temps : la théorie du complot, les expérimentations scientifiques douteuses, le danger des produits chimiques ou radioactifs, l’avènement du règne des machines. Même la pizza devient une menace pour l’intégrité du corps - allégorie plus ou moins volontaire de la malbouffe. 
C’est ce grand délire anxiogène que dénonce le scénario, ou plutôt cette tendance contemporaine à délirer allègrement sur le monde. Peter s’invente ainsi toutes sortes d’ennemis pour confirmer son conspirationnisme international. Il détient autant d’imagination que l’administration républicaine qui l’a envoyé combattre dans le Golfe, à la recherche d’armes de destruction massive… 
Pour le vétéran, le mal est inoculé par des corps étrangers – ici ce sont les insectes, ailleurs les immigrés – qui viennent sucer son sang. Sa partenaire accuse quant à elle la communauté lesbienne de l’enlèvement de son fils. L’autre devient la source du mal et son rejet témoigne du renforcement de la paranoïa dans les sociétés modernes. Le monologue final d’Agnes est sur ce point déroutant. Peter n’a même plus besoin de surenchérir. L’élève vient de dépasser le maître. Ensemble, ils se laissent emporter dans un tourbillon de folie destructrice. Rarement un film n’a dépeint avec tant de pertinence l’absurdité de la xénophobie, qui conquiert chaque jour davantage les territoires de la raison.

Aurélien Portelli

BUG
Réalisation : William Friedkin. Scénario : Tracy Letts. Photographie : Michael Grady. Interprétation : Ashley Judd, Harry Connick Jr., Lynn Collins, Michael Shannon. Genre : drame. Origine : Etats-Unis. Durée : 100 min. Sortie française : février 2007.

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