dimanche 25 octobre 2009

Elephant

De prime abord, Elephant présente seulement une succession de scènes descriptives d'adolescents du lycée de Colombine, lieu d'un terrible massacre (avril 1999). Cette impression disparaît cependant très vite, face à tout l'arsenal de symboles qui peuple le film (1). Mais il y a ces longs plans-séquences qui ont induit en erreur plusieurs exégètes. Certes, Gus Van Sant veut avant tout montrer l'événement et non l'expliquer. Reste maintenant à déterminer la valeur d'une telle approche. L'absence de didactisme interroge le spectateur sur l'utilité de ces segments où l'on voit simplement circuler des lycéens. À quel moment la monstration apporte-t-elle quelque chose à la compréhension ? Faut-il que l'une soit obligatoirement le corollaire de l'autre ? Voici les questions qui d'emblée se dégagent de tous ces fragments de vie. À l'évidence, le cinéaste cherche à stimuler l'esprit du public. C'est peut-être la raison de la soudaineté des flash-back qui, en rompant la linéarité du film, nous invitent à reconstruire mentalement l'ordre de la narration.
Bien heureusement, la rhétorique de Van Sant ne s'arrête pas là ; la machine tournerait sinon rapidement à vide. Sa démarche descripti­ve ne se veut jamais neutre. Il n'y a pas chez lui de prétention à une objectivité stérile – écueil sur lequel une partie de la critique s'est échouée à la sortie du film. Les scènes fourmillent d'indices qui pré­sagent le dénouement tragique. Les lieux parcourus par la caméra connotent par exemple une forte sensation d'étouffement. Et pour­tant, la volumétrie n'est jamais réduite. Les couloirs sont intermi­nables, les salles sont immenses. L'effet de grandeur est d'ailleurs décuplé par la rareté du mobilier (cf. la séquence où John pleure et se fait embrasser par une copine). Ce n'est donc pas en construisant une spatialité confinée que le réalisateur traduit la claustration des lycéens. Pour s'en apercevoir, il faut être sensible aux multiples signes évoquant une impression carcérale. Les punitions qui sanc­tionnent les entorses au règlement, les déambulations dans un espa­ce labyrinthique, la promiscuité, la discrimination. Car il s'agit tou­jours de subir le regard de l'autre et cette image de soi qu'il renvoie constamment. D'où le malaise de Michelle, adolescente complexée par son physique et sur laquelle s'attarde longuement Van Sant. Le lycée est à la fois une usine qui fabrique des affects et un pénitencier qui enferme et sépare ceux qui, contrairement à Nathan, sont incapables de s'intégrer. Le dérapage de Columbine, s'il garde en partie son mystère, ne semble plus si surprenant.
Ce n'est pas tout. Van Sant filme les lieux pour que le spectateur s'im­prègne et se familiarise avec eux. Nous découvrons ainsi les salles de cours, le réfectoire, les toilettes, bientôt investis par deux désaxés notoires. L'impact du carnage s'en trouve décuplé. La progression des personnages nous rapproche secondement de l'instant fatidique. Il en résulte un suspens qui sert parfaitement les intentions du réa­lisateur. Très tôt dans Elephant, John croise Eric et Alex, les futurs meurtriers, qui lui conseillent de ne pas revenir dans le lycée. On les voit ensuite pénétrer dans le bâtiment. Dès lors, une menace indi­cible s'exerce constamment sur les protagonistes. La mort rode dans le dédale des couloirs, à la recherche d'une proie à éliminer. Le déroulement non chronologique du récit ne vient pas perturber ce sentiment. Même si certaines scènes reviennent en arrière (c'est-à-dire avant l'entrée des tueurs), nous savons que chaque protagonis­te, au hasard d'une mauvaise rencontre, est susceptible de se faire assassiner. Le mécanisme létal, une fois introduit, pèse sur la totali­té temporelle du film.
Invoquons enfin la présentation d'Eric et Alex, qui offre quelques indications sur leur psychologie. Absence de rapports avec les filles, système scolaire oppressant, attrait pour les jeux vidéo violents, dou­blé par une facilité aberrante de se fournir des armes sur Internet. Le réalisateur ne se prononce pas pour autant, mais il oriente clai­rement notre regard sur les raisons de l'événement.
Un visionnage attentif d'Elephant, n'en déplaise à ses premiers commentateurs montre bien que l'objectivité invoquée par ces derniers est purement fictive. Évidence qu'il ne faudrait pas perdre de vue, même si les dialogues et les situations fournissent peu d'éléments explicatifs. Décrire, c'est déjà proposer un regard impliqué sur l'ordre des choses.

Aurélien Portelli
La revue du cinéma, Hors-série n°2, mai-juin 2007, pp. 126-127

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(1) Lire à ce sujet l'étude magistrale d'Alexandre Tylski, « Gus Van Saut et le rninoiaure », parue dans Cadrages en août 2003.

ELEPHANT
Réalisation et scénario : Gus Van Sant. Photographie : Harris Savides. Interprétation : Alex Frost, Eric Deulen, John Robinson, Elias McConnell, Kristen Hicks (USA, 2003, 81 min.)

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