mercredi 26 juillet 2006

1900 : Le discours politique du film

Comme le souligne Joël Magny, 1900 « peut être lu comme un hymne au peuple par un bourgeois, l'aventure d'un bourgeois qui se projette dans le rôle du prolétariat à l'aide d'un film »[1]. Le « compromis historique » (cf. un événement dans le cinéma italien des années 1970) est le concept-clé dont dépend le dispositif politique du film. Bertolucci établit un consensus entre la « bourgeoisie », assimilée à Alfredo et la Démocratie chrétienne, et le prolétariat, représenté par Olmo et le PCI. Dès lors, l’œuvre devient le « compromis historique », car elle démontre de quelle manière les deux mondes ont pu parvenir à une alliance dans les années 1970. De prime abord, l'opposition de la famille d’Olmo et d’Afredo, principal leitmotiv du récit, semble irréductible. On peut cependant trouver des points de césure entre chacune de ces classes sociales.

Olmo et Alfredo : les deux éléments du compromis historique
Les conflictualités sociales se matérialisent d’abord à partir d’une simple anecdote familiale. Alfredo l’aïeul n’admet pas qu'un petit-fils de paysan puisse naître avant le sien, tandis que Leo, le grand-père d’Olmo, refuse de boire avec son patron à la santé des nouveau-nés.
Le premier véritable incident apparaît peu après la tempête. Bertolucci insiste sur l’avidité de Giovanni Berlinghieri, le fils d’Alfredo : étant donné que la moitié de la récolte a été perdue, celui-ci impose à ses métayers de se contenter d'une demi paye. Cette décision suscite la colère des paysans. La rupture entre les deux classes est engagée, tandis que l’autorité du maître commence à être remise en cause[2].
Olmo et Alfredo sont nés le même jour, sur la même terre, et deviennent pourtant deux figures opposées. Ainsi, nombreuses sont les séquences qui exposent les rivalités entre les deux personnages. Par exemple, dans la séquence des vers à soie, les enfants se disputent sur une aire de jeu politico-sociale. Leurs chamailleries s’organisent autour de la thématique de l’indépendance et de la propriété : à qui appartiennent les vers, qui dirige l'autre, qui est libre, etc.
Le concept du compromis ne fonctionne pas, puisque le prolétariat et la bourgeoisie restent divisés. Pourtant, si la lutte entre paysans et patrons semble inéluctable, une étude plus approfondie montre que de nombreuses connexions sont possibles à l'intérieur de ce système conflictuel. Selon nous, c’est l’analyse des liens de sociabilité entre ces deux mondes qui est déterminante pour révéler le compromis historique, transposé métaphoriquement dans la première moitié du siècle.
Les rapports sociaux s’élaborent à plusieurs degrés. Bertolucci joue sur les contradictions, et dévoile les différences comportementales entre les familles. Par exemple, deux séquences montrent l’intimité des Dalcò et des Berlinghieri. La première révèle la fraternité des métayers, et la seconde l’égoïsme mesquin de leurs maîtres.
Les paysans ne veulent pas boire avec leur patron. Cependant Alfredo l’aïeul insiste : il ouvre la bouteille, boit au goulot et demande à Leo de trinquer avec lui. Ce dernier refuse de le faire. Il se met à aiguiser sa faux et continue les moissons. Alfredo pose alors la bouteille devant Leo, juste à l’endroit où doit passer la lame de son outil. Encore un geste et Léo détruit la bouteille. Celui-ci s’arrête de travailler, regarde son patron, et accepte finalement de boire avec lui. Les autres paysans suivent l’exemple du patriarche. Cette séquence nous montre qu’un paysan ne détruit pas un produit provenant de la terre, car il lui voue un profond attachement.
Un autre passage du film met en relation ce type de comportement, mais cette fois du côté du patron. Dans une autre séquence, Alfredo l'ancien demande à une fillette de l’accompagner. Il la mène dans l’étable et lui demande de prendre un sceau et de traire une vache. Alfredo se déchausse ensuite et plonge ses pieds dans la bouse tout en buvant le lait. Il est le propriétaire, mais il a besoin, tout comme ses métayers, du contact avec cette terre qui lui appartient.
Si le cinéaste montre l’existence de rapports étroits entre Leo et Alfredo l’aïeul, il insiste sur le fait que Giovanni, qui succède à son père à la direction du domaine, n’a absolument rien en commun avec ses métayers, qu’il considère avec dédain. Sa génération s’oppose à celle d’Olmo, tandis que ce dernier entretient une relation ambiguë avec Alfredo le jeune. Pourtant, leur amitié est le point de suture qui unit les deux mondes.
La situation évolue considérablement lorsque Alfredo succède à Giovanni, et que le fascisme fait son apparition. A partir de ce moment, la suite du film nous montre l’étiolement progressif de l’amitié des deux protagonistes. Seules les deux dernières séquences leur permettent de se rejoindre, favorisant ainsi l’alliance du « compromis ».
Le procès populaire d’Alfredo se conclut sur la mort utopique du patron. Un camion de partisans arrive sur la place du domaine. Il s’agit du Comité de libération nationale, qui représente les démocrates-chrétiens, les libéraux, les socialistes, les communistes, et le Parti d’Action. La Seconde Guerre mondiale est terminée, et les partisans demandent aux paysans de déposer les armes afin d’assurer l’ordre public. Ceux-ci refusent, mais Olmo, après avoir tiré plusieurs coups de feu, pose sa mitraillette dans le camion. Les autres suivent son exemple. La Révolution n’a donc pas lieu : les paysans ne prennent pas le pouvoir. Plus d’une trentaine d’années plus tard, ce rendez-vous manqué aboutit au compromis historique, puisque la lutte des classes continue toujours.
En effet, après avoir déposé les armes, la foule se met à chanter, et emporte l’immense drapeau rouge au loin. Alfredo reste seul avec Olmo, et lui dit : « Le patron est vivant », ce qui signifie que la lutte des classes n’est pas encore achevée. Olmo l’empoigne, et les deux amis se battent comme des enfants, tout en marchant du même pas. Ils continuent ce jeu dans la séquence finale, alors qu’ils sont devenus des vieillards. Le « compromis historique » aboutit enfin : malgré les antagonismes, les prolétaires et les bourgeois adopte un consensus politique.
Dans 1900, Olmo et Alfredo sont les deux éléments moteurs de cette stratégie. Le film ne repose donc pas, comme l’avait souligné une partie de la critique, sur un principe manichéen. La lutte des classes ne dépend pas d’une conception sociale fermée. Le compromis historique s’agence ainsi à partir d’un double rapport de collaboration et de confrontation.
Bertolucci réinterprète par conséquent la doctrine marxiste à la lumière du concept de Berlinguer. On ne peut donc considérer 1900 comme un film « stalinien », puisqu’il s’insère dans le courant réformateur du PCI.

La cohésion sociale et politique des paysans
Pour Leo, « D'abord il y a eu les paysans et ensuite les maîtres ». Le doyen des Dalcò, a une perspective marxiste de l’histoire, sans pour autant avoir reçu d’éducation politique. Dans 1900, l'adhésion des paysans à l’idéologie communiste est donc instinctive. Cette vision du prolétariat rural est spécifique à Bertolucci.
En effet, dans le Manifeste communiste, Marx et Engels avancent que « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes »[3]. Chaque époque détient son mode de production, et donc ses exploiteurs et ses exploités. Le fait nouveau de la société moderne est la tendance à une bipolarisation autour de deux classes antagonistes : la bourgeoisie et le prolétariat. Du reste, faut-il concevoir la conscience de classe comme un critère d’identification à celle-ci ? Marx se pose cette question à propos de la paysannerie française face au coup d’Etat du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte[4]. Même si les paysans ont des conditions de vie similaires, Marx conclut qu’ils ne représentent pas une classe dans la mesure où il n’y a entre eux aucune organisation sociale ou politique.
De ce fait, le « concept de l’instinct » neutralise cette thèse. Sur ce point, Bertolucci paraît plus marxien que marxiste. En effet, il révise les thèse de Marx en avançant que le socialisme est inné chez les paysans.
La séquence du repas des Dalcò démontre que la famille est animée par un système de valeur communautaire reposant sur la solidarité et la générosité. Leo regarde sa famille souper, puis il entend quelqu’un sangloter et paraît s’en inquiéter. C’est la mère d’Olmo qui pleure, car elle est obligée d’envoyer son fils dans un séminaire. Leo appelle son petit-fils. L’enfant saute sur la table et s’avance vers le patriarche. Leo lui affirme qu’il restera toujours un paysan, et qu’il ne rentrera jamais dans les ordres. Olmo a un sous en poche. Leo se lève doucement et tend la main. Olmo lui donne la pièce : « Si c’est à toi, c’est à nous tous ! », lui dit son grand-père. Le réalisateur dresse un portrait idyllique de la paysannerie, qui semble naturellement porté vers le communiste.
Un autre passage significatif est celui dans lequel Leo s’oppose à la grève. Le paysan n'est pas favorable à ce type d'action politique. « Vous savez ce que ça veut dire que ces mains ne travaillent plus ? Qu’elles ne sèment plus, qu’elles ne moissonnent plus. On ne trait plus les vaches, plus de lait ! Tout le monde se croise les bras. Et pendant ce temps la terre meurt ! Vous en avez le courage ? ». Cependant, le patriarche finit par rejoindre le mouvement car il retrouve chez les grévistes la même solidarité qui règne dans sa demeure.
Mais c’est surtout l’activisme politique d’Olmo qui maintient l’unité politique de sa classe sociale. Olmo et Anita prennent la défense d’Oreste et de sa famille face à l’armée. Les femmes se regroupent autour d’Anita, et s’allongent sur la route pour empêcher les soldats de passer. Les hommes ont saisi des piques pour se défendre. Les femmes chantent. L’escadron charge, fait halte devant l’attroupement, puis rebrousse chemin, au grand mécontentement des patrons.
La montée en puissance du fascisme rompt l’espoir des paysans. La fonction d’Olmo est dès lors de raviver en eux la flamme de la Révolution. Le protagoniste montre dans une séquence une feuille de journal, imprimée par des camarades du Parti. Un paysan semble découragé et affirme que le Parti n’existe plus. Ce sur quoi Olmo répond : « Le parti ! Belle excuse ! Le Parti c’est toi et tu le sais. C’est Eugenia, c’est Enzo, c’est Armando ! Et de l’autre côté du fleuve, la famille Azzali ! Et là-bas, la famille du Borgne ! C’est ça le Parti, partout où quelqu’un travaille ! Derrière les barreaux des prisons ! Des milliers de camarades … C’est ça le Parti ! Dis-lui toi Eugénia ! » En entendant ces paroles, celle-ci se met à chanter, tandis que le paysan a de nouveau foi en l’avenir.

La fonction du fascisme
Bertolucci ne montre pas les étapes de l’adhésion des masses à la doctrine de Mussolini. Au contraire, le cinéaste synthétise la naissance du fascisme en la réduisant à un événement fondateur. Les patrons se retrouvent premièrement dans une église et décident de subventionner la répression contre les communistes. Cette décision favorise l’émergence des chemises noires, et démontre que les causes du fascisme sont uniquement liées à la peur du bolchevisme et du désordre social.
Dans le second épisode, le principal adversaire politique des communistes est Attila. Celui-ci apparaît pour la première fois lorsqu’Olmo revient de la Guerre, alors qu’il vient d’être engagé par Giovanni comme nouveau régisseur de la propriété. Sa démence, nourrie par l’arrivisme de sa compagne Regina, le poussent à commettre des crimes abominables, tels que le viol du jeune Patrizio et l’assassinat de la veuve Pioppi. Bertolucci a voulu donner à ce chef local des chemises noires une portée universaliste. Attila représente donc « une métaphore non du fascisme qui va de 1921 à 1945, mais du fascisme de toujours, le fascisme comme dimension spirituelle, le fascisme comme projection du monstre intérieur »[5]. C’est d’ailleurs pour cette raison que Bertolucci choisit Donald Sutherland pour interpréter le rôle d’Attila : il a préféré prendre un acteur américain plutôt qu’italien pour accroître justement cette universalité du phénomène fasciste.
L’attitude d’Alfredo envers Attila est ambiguë : tout en refusant de collaborer avec les fascistes, le patron ne prend aucune décision pour les empêcher d’agir. Bertolucci veut certainement prouver que c’est l’immobilisme et la naïveté du personnage qui permettent au fascisme de s'épanouir. Alfredo pense pouvoir contenir les chemises noires, alors que le film nous démontre que ces derniers manipulent les patrons - qu’ils méprisent - pour servir leurs intérêts personnels.
Alfredo parvient cependant à renvoyer le régisseur, mais seulement après la disparition d’Olmo. Bertolucci s’explique à ce sujet : « Alfredo ne trouve le courage et la force de se libérer d’Attila qu'au moment seulement où son alter ego, Olmo, s'en est allé. Alfredo n'est pas son grand-père, ni son père. Alfredo est déjà un dorothéen, un démocrate-chrétien, il invente des extrémismes opposés et, indirectement même, inconsciemment même utilise continuellement Attila contre Olmo, et vice versa. En l'absence d'Olmo il peut se séparer d'Attila et le licencier. Il n'a plus besoin de quelqu'un qui serve de filtre par rapport à Olmo »[6].
Le patron affirme, lors de son procès populaire qu’il n’a jamais fait de mal à quiconque. Mais selon Olmo, « Les patrons sont hypocrites. Ils ont vidé les prisons pour y mettre les communistes. Et ils ont fait germer le fascisme et la guerre. Et ce sont les pauvres qui ont été sacrifiés ». Cette phrase nous montre, outre la complicité du patronat, que le fascisme a été un facteur de dissension entre les deux classes sociales. Dans 1900, l’apparition et l’ascension du fascisme symbolisent un anti-compromis, un phénomène historique qui empêche momentanément les patrons et les paysans de se rapprocher politiquement. Le consensus peut donc aboutir grâce à l’éradication d’Attila. Le compromis est dès lors politiquement et socialement envisageable.
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[1] Joël MAGNY, « Dimension politique de l’œuvre de Bernardo Bertolucci de Prima della Revoluzione à Novecento », op. cit.
[2] Le moment de lutte le plus intense du premier acte apparaît lorsque Olmo prend la défense d’Oreste. En obligeant ses métayers à quitter le domaine, Giovanni ne respecte pas le contrat qu’il a signé avec eux. Les familles refusent cependant de partir, et le patron décide de faire intervenir l’armée.
[3] Cf. Karl MARX, Friedrich ENGELS, Le Manifeste communiste (in Tome I, Economie 1), Paris, La Pléiade, 2000 p.
[4] Cf. Karl MARX, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (in Tome IV, politique 1), Paris, La Pléiade, 1968 p.
[5] Cf. Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[6] Cf. Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
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