lundi 8 janvier 2007

Respiro : rapports de force et modernité sociale à Lampedusa

Respiro est un long métrage de 90 minutes écrit et réalisé par Emmanuele Crialese. Coproduction italo-française, le film a remporté au Festival de Cannes de 2002 le Grand Prix de la Semaine Internationale de la Critique, le Prix du Public et le Prix de la Jeune Critique. L’histoire se déroule de nos jours, pendant l’été, dans un village de pêcheurs à Lampedusa, île méditerranéenne située au large de la Sicile. Valeria Golino interprète le rôle de Grazia, mère de Marinella (Veronica d’Agostino), Pasquale (Francesco Casisa) et Filippo (Filippo Pucillo). Rejetée par son entourage, incomprise par Pietro (Vincente Amato), son époux, elle supporte difficilement les mentalités communautaires, et est sujette à de fréquentes crises nerveuses.
Décrivant les liens de sociabilité d’un microcosme insulaire, cette fiction cinématographique dépeint une réalité sociale conflictuelle. Le regard posé par le cinéaste permet d’exposer la complexité des enjeux individuels lorsque ceux-ci sont intégrés à une stratégie communautaire. Ce type d’approche, non seulement accroît le champ d’observation des sciences sociales, mais permet d’enrichir leurs modalités d’analyse.
Le récit filmique produit une série de signes interprétatifs. Sa construction résulte de la synthèse d’une multiplicité d’éléments qui compose la réalité sociale. En mettant au jour la structure et la composition d’un film, la filmologie peut, par la même occasion, offrir des outils sociologiques en mesure d’appréhender finement la richesse des organisations humaines. En effet, selon Michel Serceau :
« Le cinéma est le produit d'une dialectique entre le réel et la fable qui travaille ce matériau. C'est pourquoi le cinéma est beaucoup plus qu'un effet et même un reflet de la réalité, mais une interprétation de la réalité, une lecture du visible »[1]
Le récit de Respiro expose une série de rapports de force qui résultent du jeu relationnel qu’entretient Grazia avec son entourage. Leur confrontation révèle l’existence de mécanismes de résistance qui s’exercent à l’encontre de la démarche moderniste du personnage principal. Il est dès lors possible de cerner, à partir de la réussite de son action (qui aboutit à la fin du film), un processus de modernisation sociale. L’altérité décrite dans le film devient de ce fait un facteur de modernité capable de reconfigurer l’équilibre sur lequel repose le fonctionnement de la communauté de pêcheurs.

Aspects de la réalisation

L’idée motrice du récit filmique se fonde sur deux critères intrinsèquement liés : premièrement l’affirmation d’une individualité à l’intérieur d’une société insulaire ; secondement la nécessité de cette individualité pour assurer le bon fonctionnement de la communauté. Avant même d’entrer dans la salle de cinéma, le titre Respiro, sensibilise le spectateur potentiel à la thématique principale du film, narrant l’expérience d’une femme extravagante qui réussit à trouver un second souffle dans une société où elle risque l’asphyxie[2].
La courte bande-annonce, diffusée avant que le film ne fût à l’affiche, pouvait déjà cibler un certain type de public, amateur d’œuvres intimistes à petit budget. Les quinze plans sélectionnés ne nous renseignent pas sur le lieu de l’action ou le contenu de l’histoire. Ils insistent plutôt dans l’ensemble sur l’atmosphère maritime et conflictuelle qui en émane. Par exemple, nous voyons des enfants plonger dans la mer, une superbe femme se baigner à moitié nue, un garçon recevoir sur un bateau une gifle de la part de son père à cause du comportement de son épouse, ou un autre provoquer fièrement un carabinier. Curieusement, on ne trouve aucun fragment de bataille entre les bandes d’adolescents, alors que les spectateurs affectionnent généralement ce genre de séquence. Sans doute, l’équipe de production ne voulait pas que le film fût d’emblée assimilé à une énième Guerre des boutons (Yves Robert, 1962).
Le site officiel du film[3] permet par ailleurs de mieux comprendre ses enjeux spectatoriels. Il constitue aussi une bonne introduction pour pénétrer la matérialité filmique. L’interface, composée de neuf rubriques (accompagnées par la chanson que Grazia écoute sur son poste-cassette), est simple et conviviale. La stratégie marketing du site présente d’une façon cohérente les multiples qualités de Respiro, en exposant les nombreuses récompenses obtenues par le cinéaste, la carrière internationale de Valeria Golino, le bon accueil de la critique. Elle évoque également les thèmes porteurs du film, comme le caractère sauvage de Grazia, le drame de sa lutte, la profondeur psychologique des personnages secondaires, l’impétuosité des enfants, l’authenticité de la communauté des pêcheurs, l’exotisme méditerranéen de Lampedusa.
Le scénario est l’exacte transposition d’une légende lampedusienne, s’inspirant elle-même d’un fait réel[4]. Une mère excentrique, rejetée par les habitants de son village, disparut brusquement pour ne pas être placée dans un établissement spécialisé, loin des siens. La croyant morte, les villageois, pris de remords, en firent une sainte et prièrent pour son retour. La jeune femme réapparut et fut totalement acceptée par les villageois.
En reformulant cette histoire, le cinéaste, qui puise dans de nouvelles sources d’inspiration pour étoffer son récit, opère une réactualisation de la mémoire locale. Ayant pris connaissance de la fable, Crialese s’est imprégné, durant le casting, de la géographie et des modes de vie des habitants de Lampedusa, afin d’écrire le scénario. C’est en rencontrant Filippo, l’un des protagonistes du film, qu’il a décidé de tourner un documentaire sur lui[5]. Un certain nombre de séquences (celles où apparaissent les enfants) allaient en dépendre. A partir de ces éléments, Crialese a pu développer la psychologie des personnages adultes, s’inspirant de l’environnement communautaire et du quotidien des pêcheurs de l’île. Cette démarche explique la raison pour laquelle le récit nécessite, pour fonctionner, d’expliciter les différentes dynamiques animant le réseau social microcosmique.
Le film est composé de 531 plans. Nous pouvons diviser sa trame narrative en deux grandes parties. La première énonce au spectateur les étapes successives conduisant Grazia à s’enfuir ; la seconde sa disparition et les troubles que celle-ci engendre au sein de la communauté. Ces parties s’enchaînent à l’écran sans brutalité. Le récit passe de l’une à l’autre par l’intermédiaire d’une courte ellipse nocturne : avant de s’endormir, Filippo demande à sa mère de se coucher près de lui dans le plan 381 ; le jour se lève dans le plan 382, et nous découvrons Filippo dormant seul dans son lit. Grazia a pris la fuite.
Etudier les combinaisons de plans en unités segmentaires permet de disséquer l’articulation structurelle du récit. Nous avons défini à l’intérieur des deux parties dix-huit sur-segments. Ces types d’unités construisent le film, tout comme des chapitres représentent la structure d’un ouvrage. En outre, ils présentent des changements notables dans le déroulement de la narration.
Chaque sur-segment rassemble un certain nombre de segments qui ont pour fonction de rythmer l’action du récit[6]. Nous en avons répertorié quatre-vingt-trois contenant chacun une quantité variable de plans[7]. On remarque que la première partie, la plus longue du film, rassemble cinquante-quatre segments, tandis que la seconde, bien plus courte, en contient vingt-neuf[8]. L’action se focalise donc essentiellement sur l’exposition des événements amenant Grazia à quitter sa demeure.
Il est possible de localiser quatre étapes qui rythment cette succession à l’intérieur du récit[9]. La première (cf. sur-segment II) permet au spectateur de découvrir la fragilité émotionnelle de Grazia. Si un lien de proximité très fort l’unit à ses enfants, on ressent dans le segment 6 la présence d’un malaise. Le champ gauche du plan 37 est presque entièrement occupé par Pasquale qui a projeté Marinella contre le sol. Cependant, on aperçoit, au second plan à droite, Grazia qui tente de les séparer. N’y parvenant pas, elle renonce rapidement et sort du champ, en levant le bras et en baissant la tête pour signaler son exaspération. Cette impression est confirmée dans le segment 7, dans lequel Grazia choisit de s’isoler brusquement dans sa chambre pour évacuer sa tension nerveuse.
La seconde étape (cf. sur-segment III) montre un autre type de malaise, celui qui régit le couple Grazia/Pietro. Celle-ci se dénude presque entièrement, à la grande colère de ses deux fils, et se baigne avec eux dans la mer (cf. segment 13). Mais ils doivent sortir rapidement de l’eau, car leur père les aperçoit depuis son bateau de pêche. Dans le segment 17, Pietro, fortement contrarié, punit Grazia (qui ne comprend pas sa faute) en ordonnant à Pasquale de la ramener immédiatement à la maison.
La fragilité psychologique de Grazia est véritablement dévoilée dans la troisième étape (cf. sur-segment IV). Pasquale est corrigé par son père (cf. segment 18) pour avoir blessé le jeune Vito à l’œil (cf. segment 4). Grazia ne supporte pas la scène, et entre dans une crise nerveuse sans précédent pour le spectateur. Ce dernier, s’il est surpris par sa réaction, peut aisément la comprendre en la jugeant à la lumière des segments précédents.
Enfin, la dernière étape (cf. sur-segments V à XII) avant la seconde partie de Respiro, explicite plus longuement l’intensification de la perturbation qui envahit le personnage principal du film. Grazia se dispute violemment avec une ouvrière au sujet de la programmation de son internement à Milan (cf. segment 24). Elle tente innocemment de partir avec deux plaisanciers français sur leur voilier pour faire du cabotage, provoquant la fureur de Pietro qui l’en empêche in extremis (cf. segment 49). Désespérée, Grazia libère les chiens sauvages du chenil dans lequel on les garde enfermés, créant une véritable panique dans le village (cf. segments 50-52). Dès lors, les proches de la famille décident, en accord avec Pietro, d’interner la jeune femme. Le spectateur détient désormais tous les éléments diégétiques pour comprendre la décision de Grazia, événement le plus intense de la fiction, et les remords de la communauté, phénomènes tous deux explicités dans le dernier tiers du film.
L’action se déroule exclusivement à l’intérieur de Lampedusa. Le schéma que nous avons établi représente la topographie spatiale du film (cf. schéma[10]). L’île est un espace clos (cf. la ligne continue), englobé par celui de la Méditerranée qui est ouvert (dessiné en pointillés). Cette double reconnaissance inclut la spatialité diégétique représentée à l’écran. Un autre type de localisation est cependant possible si l’on considère l’espace non-représenté, seulement évoqué verbalement. Il s’agit de Milan, lieu dans lequel la famille veut interner Grazia, de la ville inconnue d’où vient l’un des carabiniers, et enfin de la France, pays d’origine des deux plaisanciers (dont la rencontre déclenche un litige amenant Grazia à ouvrir le chenil).
L’organisation spatiale de Lampedusa est divisible en deux sous-espaces. Le premier correspond au village de pêcheurs. Il contient une série de localités différentes. Dans notre schéma, le port est représenté, tout comme le village, de manière contiguë avec la mer, pour signifier la jonction spatiale entre eux. La connexion est établie à l’écran par l’intermédiaire de la ligne des quais qui fait office d’espace-liaison. Ce dernier occupe une autre fonction : emplacement où sont amarrés les bateaux, il met en relation l’espace suggéré de la France (le voilier des plaisanciers y est amarré) et l’espace représenté du port. Celui-ci renferme également l’atelier où travaillent les femmes (lieu de discorde entre Grazia et une autre ouvrière). Toujours dans le village, nous trouvons la maison de Grazia, où elle a ses crises nerveuses, ainsi que la pharmacie d’Antonietta. Ce lieu embrayeur est primordial concernant l’énonciation. En effet, la famille se rend chez la pharmacienne dans le segment 21, et c’est chez son beau-frère, qui est médecin à Milan, que l’on désire envoyer la jeune femme. La pharmacie fait donc la liaison dans la diégèse entre le village et l’Italie continentale.
Le second sous-espace, très fragmenté, comprend les abords de l’île. La route évoque un autre espace-liaison, reliant les lieux extérieurs au village avec lui. Le chenil est un lieu anaphore : on le découvre de manière anodine pour la première fois dans le segment 11, et réapparaît dans le segment 50. Grazia y libère les chiens, et offre le meilleur prétexte à la communauté pour l’interner à Milan. La grotte détient deux fonctions narratives. Elle est à la fois un soutien à la quête de Grazia, car le lieu lui permet de se dissimuler pour ne pas partir à Milan, et une entrave : trop bien cachée, Pasquale parvient à faire croire à son suicide, en déposant sur la plage la robe rouge de sa mère. La crique, enfin, est la localité où le spectateur voit aboutir l’intrigue. C’est dans ce lieu que Pietro retrouve Grazia, qui est réintégrée dans la communauté.
La réalisation de Respiro se caractérise dans son ensemble par sa sobriété. La syntagmatique ne vise pas la complexité. Hormis quelques plans autonomes assez courts et quatre séquences alternées[11], le montage combine des séries de scènes (segments dont la durée de la projection est égale à la durée fictionnelle) et de séquences ordinaires (segments comportant des ellipses temporelles d’étendue variable[12]). Quelques effets de ralenti sont utilisés à certains moments pour suggérer une dilatation temporelle ou pour accroître la tension dramatique. Nous remarquons également deux plans en surimpression. Après avoir découvert la robe rouge de Grazia sur la plage, Crialese filme les pieds des pêcheurs arpentant le fond marin. Ils sont cadrés de face dans le plan 432, et latéralement dans le plan 433 qui est surajouté au premier.
Le cinéaste et son équipe ont soigné les différentes prises de vue ainsi que le traitement de l’image, où prédominent nettement des couleurs primaires, chaudes et légèrement passées. Les vêtements bleus, rouges et verts des personnages s’harmonisent avec les coques jaunes des bateaux, la couleur ocre des sentiers terreux, la teinte bleutée et lumineuse de la Méditerranée. Ce chromatisme montre que les individus vivent en osmose avec leur environnement. La lumière blanche de l’été méditerranéen épouse la composante primitive des paysages de Lampedusa. Alliée à la limpidité de l’eau, elle accorde une volupté poétique à la plastique vaporeuse de Respiro, ou encore au caractère « sicilien » qui se dégage des protagonistes.
La bande-son accompagnant les images est primordiale dans l’œuvre. Le bruit des vagues se brisant sur la roche est omniprésent et rappelle dans certains plans, où l’action se déroule au cœur de paysages arides, que l’espace filmique s’intègre fondamentalement dans une spatialité marine. Le thème du film, composé par John Surman, est d’une extrême liquidité. Le synthétiseur suggère le trouble ou la détresse ressentis par les personnages, et la mélodie jouée au saxophone l’ambiguïté de certaines séquences. Amplifiant la limpidité de la bande-image, ce leitmotiv velouté concourt à créer une synergie à la fois visuelle et auditive.
Aussi, Crialese joue-t-il sur des sensations plurielles, s’appuyant sur la matérialité spécifique à la texture de l’œuvre. Le naturalisme des images est amplifié, quasiment mythifié, reléguant la narration microcosmique de Respiro au niveau de la légende dont elle s’inspire. La réalité s’en trouve presque transcendée. C’est en gardant cela à l’esprit que nous devons établir une lecture prudente de l’influence néo-réaliste présente dans le film.
Crialese a voulu renouer des liens avec le cinéma italien d’après-guerre, et certainement avec le néo-réalisme. Le regard posé sur le quotidien des individus, l’intrigue subordonnée aux conditions sociales qu’ils connaissent, le signifient. Evitant de miser sur le pittoresque, l’aspect documentaire d’un certain nombre de plans témoigne à la fois de la contemporanéité et de la sécularité de Lampedusa. La caméra s’attarde minutieusement, dans le segment 2, à nous montrer comment les adolescents ouvrent leurs pièges à moineaux et quelle est leur technique pour les capturer.
La démarche est similaire concernant les pêcheurs. Sans reproduire bien entendu de fameuses séquences rosselliniennes sur le sujet (comme celle de la pêche dans Stromboli[13]), on les découvre triant leur filet (cf. segment 36), ou encore jetant généreusement de la glace pilée sur les cagettes de poissons (cf. le plan 93, filmé en plongée pour accentuer l’effet documentaire). Citons également l’emploi d’acteurs non-professionnels pour interpréter de nombreux personnages dans le film, cher au style néo-réaliste. Enfin, les protagonistes s’expriment dans la langue sicilienne, faisant écho notamment à La terra trema de Visconti (1948), œuvre majeure qui décrit la misère d’une communauté de pêcheurs siciliens au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, Crialese s’inspire plus particulièrement du cinéma de De Sica. Surtout lorsqu’il tente de dépasser la phénoménalité sociale pour évoquer la destinée personnelle de son personnage principal. L’équilibre du film repose sur le dépassement du diagnostic actuel d’un milieu insulaire typique. Mais on ne remarque pas d’antinomie. Et c’est sans doute en utilisant une démarche introspective pour dépeindre Grazia (devenant une sorte d’«icône ») que Crialese parvient à pénétrer la complexité du corps social.

Normalisation et dysfonctionnements
Le travail est la valeur sur laquelle repose la répartition des fonctions sociales. Dans le film, ce processus stratégique met en rapport trois mondes distincts : celui des hommes, celui des femmes et celui des enfants. La tripartition de la collectivité organise la vie quotidienne et garantit l’agencement des forces à l’intérieur de la communauté. C’est par ce prisme que l’on pénètre dans la culture insulaire.
La vie quotidienne des hommes est régulée par la pêche. Le segment 35 nous montre que les pêcheurs se lèvent de nuit pour partir en mer, tandis que le segment 13 indique qu’ils rentrent au port en milieu d’après-midi pour sortir les poissons des filets et les disposer dans des caisses[14]. Le travail en mer est exclusivement masculin et n’autorise pas de présence féminine.
Cela ne signifie pourtant pas que les femmes soient complètement exclues du monde des hommes. Il existe en fait un système normatif qui régule l’entrée et la sortie des femmes à l’intérieur de la spatialité réservée aux pêcheurs. Le film illustre notamment cette idée dans le segment 17. Une fois le bateau amarré sur le quai, les hommes commencent à vider leurs filets. C’est à ce moment que les femmes apparaissent dans le champ de la caméra à plus d’une dizaine de mètres de l’embarcation, en défilant les unes derrière les autres. Celles-ci (accompagnées par un enfant) se placent perpendiculairement et sans bouger à une distance respectueuse du bateau. Elles attendent derrière une ligne imaginaire. L’une d’elles porte sa main au front, guettant un signal leur permettant de rejoindre leur époux. Contrairement à Grazia, qui s’avance légèrement et trépigne d’envie de retrouver Pietro, les autres femmes sont patientes, et paraissent habituées à ce cérémonial. Le montage, alternant tantôt un plan où l’on voit les pêcheurs et un autre représentant leur épouse, accentue cette distanciation. Une fois le déchargement et la préparation des caisses achevée, un des hommes les appelle de vive voix. Elles peuvent alors monter à bord et se joindre à l’équipage sur la proue du navire.
Les enfants, quant à eux, s’organisent en bandes rivales, et leur univers semble être autonome. Pourtant, ils peuvent, sous certaines conditions, pénétrer dans le monde des adultes en participant au travail. Ainsi Pasquale, qui est en âge de travailler, aide durant l’été son père à décharger les caisses ou à mettre de la glace sur les poissons.
La normalisation sociale se remarque également par la présence des hommes sur le lieu de travail des femmes. Contrairement au bateau, l’atelier est un lieu à dominante féminine. Dans le segment 24, un travelling latéral de gauche à droite opère une légère rotation autour de la longue table où les ouvrières nettoient les poissons. Le cadrage focalise l’attention du spectateur sur cette travée. La manière dont Crialese a d’ailleurs organisé l’occupation de l’espace par les personnages est significative : on aperçoit, à la fin du travelling, des enfants à gauche et des hommes au dernier plan qui travaillent eux aussi. C’est la tablée des femmes qui occupe la position centrale du champ. Le cadrage les met en perspective : l’espace de l’atelier leur appartient et admet la présence des hommes et des enfants seulement si ces derniers restent à leur place. La problématique des rapports sociaux se pose donc en termes de localisation spatiale.
Si les pêcheurs détiennent certaines prérogatives sur les autres membres de la communauté, cela ne signifie pas pour autant qu’ils représentent une caste qui s’est appropriée l’exercice exclusif de l’autorité sociale[15]. Cette dernière est en fait distribuée en fonction des nécessités et des compétences de chacun.
La figure du pêcheur est prépondérante si l’on considère que ce sont les hommes qui régulent les instances de contrôle à l’intérieur de la tripartition, afin d’assurer l’équilibre de la communauté insulaire. Observons de plus près la cellule familiale de Grazia. Pietro travaille, et ne peut surveiller continuellement son épouse. Il va donc déléguer cette fonction à son fils aîné. La surveillance représente ainsi une technique de pouvoir. Si Pietro gifle Pasquale dans le segment 17, c’est parce qu’il le rend responsable du comportement inacceptable de sa mère, qui s’est baignée à moitié nue (cf. segment 13). Le fils remplace officieusement l’autorité patriarcale en l’absence du père. Pasquale est donc le protecteur de sa mère et par la même occasion son « geôlier ».
Le comportement de Grazia étant sensuel et provocateur, la fonction de l’adolescent se focalise presque entièrement sur une surveillance « sexualisée ». Protecteur jaloux, il chasse Filippo de la chambre de sa mère lorsque celle-ci veut rester seule (cf. segment 7). Lorsque ces derniers vont donner à manger aux chiens (cf. segment 11), le gardien demande pourquoi Grazia ne s’approche pas : « Parce qu’elle est très bien là où elle est » répond Pasquale. Secondé par Filippo, qui tente tant bien que mal de l’imiter, il veut empêcher sa mère de se dénuder sur la plage, ou de monter sur un voilier en compagnie des deux plaisanciers. Sa possessivité est propice à développer chez lui un complexe oedipien, ce qui explique la confusion entre son rôle de surveillant et son attrait pour sa mère. C’est à partir de cette interprétation qu’il faut analyser l’ambiguïté sexuelle de certaines séquences.
Le film démontre qu’il n’y a pas d’instance décisionnelle établie dans la gestion des rapports sociaux. Les prérogatives sont prises selon la configuration rencontrée au cours d’une situation. La résolution des problèmes repose sur une collaboration, un partage des tâches. On discerne donc des mécanismes de relais. Ce phénomène est parfaitement perceptible en ce qui concerne le problème posé par le comportement de Grazia. Le fonctionnement de la communauté dans son ensemble est perturbé par ses agissements. Si les hommes se plaignent autant que les femmes de Grazia, ce sont elles qui coordonnent son départ pour Milan, tandis que les amis de Pietro partent à la recherche de son épouse quand celle-ci disparaît.
C’est la mère de Pietro qui joue un rôle prépondérant dans l’organisation de l’internement de sa belle-fille. Femme austère au physique assez fort et aux cheveux grisonnants, elle est toujours vêtue d’une robe noire pour manifester son veuvage, conformément à la tradition. Correspondant à l’iconographie typique de la « mamma italienne », elle incarne la figure opposée par excellence à celle de Grazia. Peu présente dans la globalité du film, la grand-mère apparaît pourtant à des moments très importants du récit. Lorsqu’il s’agit de soigner une crise de Grazia, c’est elle qui se charge (et non Pietro) de lui faire une piqûre pour la calmer (cf. segment 19). A la suite de cette crise, les proches de la famille décident de se rendre de nuit au domicile de la pharmacienne (cf. segment 21). Pietro et Antonietta sont debout, les autres sont assis en face d’eux. La grand-mère s’adresse à elle, et lui demande des renseignements sur l’institut où travaille son beau-frère. Isolé dans le cadrage, Pietro reste silencieux, ce qui accentue son malaise et son impuissance. Il est dépassé par les événements, et sa mère a pour tâche de le seconder. La communauté des pêcheurs fonctionne sur le principe de la solidarité.
Le film montre que la sociabilité communautaire, avec ses valeurs et ses modalités de gouvernance, est une structure de vie nécessaire dans ce type d’environnement. A ce niveau de l’analyse, l’équilibre est assuré. Tout change cependant si l’on prend en compte les dysfonctionnements générés dans cet agencement insulaire.
Inversons maintenant notre regard, et focalisons-nous sur les éléments perturbateurs. Les mécanismes de normalisation supportent difficilement l’intrusion de particularités à l’intérieur de leurs rouages. Pour éviter une déstabilisation de l’équilibre des forces (déjà assez précaire), la solution est de limiter l’apparition de toute forme de singularité.
Dans Respiro, la contestation naît du côté des femmes. Marinella est une jeune fille moderne et déterminée, à l’image de sa mère. Singulièrement, elle s’intéresse à un carabinier qui n’est pas né à Lampedusa. Elle le rencontre dans le segment 23 et en tombe immédiatement amoureuse. Nous voyons dans le plan 257 (cf. segment 34) six filles accoudées à un trottoir, surélevé par rapport à la route. Un panoramique horizontal suit Marinella qui quitte le groupe et traverse diagonalement le champ de la caméra. Habillée de façon provocante, elle a noué son chemisier vert sous sa poitrine. On la voit rejoindre le carabinier. Après lui avoir demandé une cigarette ainsi que du feu pour l’allumer, elle le quitte et rejoint le groupe. Marinella vient de transgresser les normes en faisant le premier pas pour établir un contact plus intime avec le jeune homme, fortement surpris et intimidé.
Mais les frères de Marinella, jaloux et autoritaires, ne peuvent la laisser vivre librement son idylle. Assise sur une banquette en face de la mer (cf. segment 42), elle pose sa tête sur l’épaule du carabinier dans le plan 296, filmé en contre-plongée. Au dernier plan, Filippo surgit, bientôt suivi de Pasquale et de sa bande. Ils s’assoient sur un rocher, tandis que Filippo s’approche de sa sœur et lui ordonne de partir. Les adolescents restent en retrait, mais encouragent le jeune garçon, qui tient fièrement tête au carabinier. Marinella s’insurge dans les plans suivants, sans parvenir à chasser son frère, qui essaie d’exercer une autorité qu’il n’est pas encore en mesure d’assurer, du fait de son jeune âge. Son comportement outrancier, bien que détestable, finit tout de même par amuser Marinella. La séquence s’achève de cette manière. Toute l’énergie déployée par Filippo ne suffit pas à dissuader sa sœur de ne plus fréquenter son amoureux. Celui-ci est finalement accepté et intégré. En effet, il est convié à la célébration finale (cf. segment 82), cérémonie ne concernant normalement que les membres de la communauté. Il en fait donc désormais partie. Marinella est parvenue à ses fins : imposer ses sentiments et faire pénétrer un étranger dans le cercle fermé de sa société insulaire.
Le personnage de Grazia, par son comportement exubérant et son insoumission aux modalités de régulation de la communauté, déclenche un processus de déséquilibrage social. Sa sensualité provocante et naïve, accentuée par le jeu spontané de Valeria Golino, en constitue la principale origine. La beauté de Grazia trouble les pêcheurs. C’est ce que ressent le spectateur dans les segments où elle apparaît en leur compagnie. Aux antipodes du conformisme, elle tente de se libérer des conventions en imposant sa féminité instinctive, s’exprimant à travers la luminosité de son regard et sa beauté plastique. Perdue au milieu des autres ouvrières, les bottes et les gants en caoutchouc qu’elle doit porter jurent avec sa volupté naturelle. Physiquement, elle est déjà en inadéquation par rapport à ses semblables. Trop moderne pour le milieu auquel elle veut appartenir, son attitude infantile dérange le village. Se déshabiller pour se baigner dans la mer ou monter avec des inconnus sur un voilier ne lui pose aucun problème.
Lorsque les hommes aident Filippo à assembler les pièces du train électrique qu’il a gagné à la loterie (cf. segment 40), elle préfère maquiller les garçons, qui sont impatients de jouer avec la petite machine. Les enfants attendent derrière un mur de la maison. Quand un pêcheur ouvre la porte pour leur montrer le train devant lequel il s’extasiait quelques instants plutôt, il découvre que Grazia a mis du rouge sur les lèvres de son fils. Sa réaction est brutale : il ordonne au garçon de se laver immédiatement et à la jeune femme de ne plus l’approcher. Révéler, même innocemment, la part féminine des enfants est une véritable agression envers la masculinité des pêcheurs. La catégorisation sexuelle ne peut souffrir de la moindre altération, même ludique. Grazia entretient une relation privilégiée avec les enfants de Lampedusa. Elle refuse d’ailleurs aussi bien d’être reléguée au rang de la mère modèle que de jouer la parfaite épouse, considérant davantage ses deux fils comme des compagnons de jeu. Au risque de ne pas s’apercevoir de la vivacité des sentiments de Pasquale à son égard.
Dans le segment 17, Grazia ne comprend pas pourquoi son mari lui interdit de monter sur le bateau. Se sentant emprisonnée à l’intérieur des conventions, un travelling arrière nous montre qu’elle s’enveloppe dans un filet de pêche. Le symbolisme est évident : elle se sent tel un poisson capturé par des pêcheurs. Pietro tente de l’empêcher de se donner en spectacle, puis retourne sur son embarcation. Installé sur la proue, il est agacé par les commentaires des autres femmes (inaudibles), assises au côté des hommes. Pendant ce temps, Grazia s’emmêle et essaie de se dégager du filet. La simultanéité des deux actions (Grazia qui se débat au premier plan et Pietro qui l’ignore au second) a pour but d’exclure davantage Grazia de la situation.
Dans le segment18, Pietro corrige Pasquale. Sa mère n’est pas directement présente au cours de la scène. On la discerne à peine à l’arrière plan lorsque Pietro installe son fils pour le fouetter. La profondeur de champ est faible : l’image de Grazia est floue à l’écran. Sursautant à chaque coup, elle détourne la tête puis se retire. La correction terminée, Pietro invite le père du garçon à boire un café. Son épouse est confinée dans le coin de la cuisine. Pietro lui demande sèchement : « Grazia, il arrive ce café ? ». Elle ouvre les placards de la cuisine et renverse la vaisselle. Ne supportant pas de voir son fils brutalisé, sa rancœur d’avoir été humiliée sur le port ressurgit. Cette crise nerveuse devient la manifestation de son exclusion sociale et de son rejet de la violence pédagogique pratiquée par l’autorité paternelle. Défiant le pouvoir que Pietro exerce sur ses enfants, la modernité de Grazia ébranle l’un des principaux piliers du cadre social insulaire.
La jeune femme ne supporte pas l’impudence de ses consœurs à l’atelier. Dans le segment 24, elle se dispute violemment avec une ouvrière. Celle-ci lui ayant révélé son départ prochain pour Milan. D’abord étonnée, Grazia lui jette rapidement un poisson à la poitrine, avant de l’empoigner puis de quitter les lieux, créant le désordre dans l’atelier. Cette séquence décrit toute la tension qui se dégage autour de son personnage. Son seul recours est de plonger dans la mer (cf. segment 25) pour s’évader momentanément de la communauté qui l’oppresse.
Non-conformiste, elle ne respecte pas les règles qui imposent aux femmes de rester à distance des hommes. Dans le plan 306 (cf. segment 43), Pietro discute et boit avec ses amis devant l’entrée de son garage. Grazia sort de la maison et les rejoint en souriant. Elle interrompt la conversation lorsqu’elle passe sa main dans les cheveux de son mari. Dans le plan suivant, Pietro, cadré de face, regarde son épouse puis ses camarades. Sa gêne montre le poids des conventions. La discussion reprend, mais le malaise oblige Pietro à demander à Grazia ce qu’elle veut. Celle-ci désire passer un moment intime avec lui. Il refuse. Du coup, elle saisit la bouteille de Pietro et trinque avec les autres pêcheurs. Pietro lui demande encore une fois ce qu’elle veut. Elle ignore la question et engage la conversation avec les hommes. Pietro l’oblige à le suivre au second plan, pendant que les pêcheurs émettent des critiques au sujet de la situation. Pietro dit à Grazia sur un ton ferme : « Tu veux bien me faire plaisir, alors laisse-moi tranquille avec mes amis, d’accord ? ». Elle acquiesce. Résignée, elle comprend que sa présence n’est pas acceptée, et renvoie d’un revers de la main Pietro vers eux. Ce dernier rejoint ses collègues dans le plan 316, aussi troublés et gênés que lui. Ce plan est filmé de la même manière que le 306 : nous sommes revenus au point de départ. Grazia a tenté de s’intégrer au monde masculin et a été rejetée, sans parvenir à briser la catégorisation sociale, accentuant davantage l’animosité des hommes.
L’étude succincte du protagoniste principal rejoint plus globalement une problématique posée par le concept de modernité. Les sciences sociales conçoivent l’affirmation de l’individualité dans un système communautaire comme un facteur de modernité sociologique. Face à l’uniformité régnant dans une microsociété fortement homogène, l’émergence de singularités autonomes peut créer une rupture de l’ensemble des codes traditionnels communs. S’il est intensifié, ce type de phénomène peut bouleverser en profondeur le tissu social et faire évoluer ses modes d’intégration ou ses cadres de pensée. Dès lors, Grazia devient une sorte d’allégorie de la modernité sociale. Elle incarne l’être qui, en suivant une démarche subjectiviste, affirme son existence individuelle ; rompant par la même occasion l’équilibre de son milieu d’origine, assuré par ses techniques de régulation. Une telle dé-configuration normative engendre cependant des foyers de résistance, capables de provoquer des conflits microscopiques très significatifs.

La modernisation de la communauté

Les moyens de contrôle privilégiés que la population exerce sur Grazia s’appuient sur une technique couramment employée, à savoir l’exclusion dans l’anormalité mentale. Cette modalité du pouvoir a été étudiée par Michel Foucault dans sa thèse, l’Histoire de la folie à l’âge classique[16]. Le philosophe explique que le diagnostic de la folie n’existe que dans une formation sociale. Il précise ce point de vue lors d’un entretien postérieur :
« La folie ne peut se trouver à l’état sauvage. La folie n’existe que dans une société, elle n’existe pas en dehors des formes de la sensibilité qui l’isolent et des formes de répulsion qui l’excluent ou la capturent »[17].
Foucault envisage de ce fait l’exclusion psychiatrique comme une forme structurale de ségrégation.
L’équilibre communautaire est mis en péril par le caractère intempestif de Grazia. On ne la considère pas comme une aliénée. Pourtant, son comportement, qui dans un autre milieu passerait seulement pour de l’excentricité, dénote pour la communauté des troubles psychiques graves nécessitant des soins hospitaliers. L’opinion générale sur ses crises nerveuses confirme ce jugement. De ce fait, les villageois prétextent la maladie de la jeune femme pour peu à peu la rejeter dans les marges du système. A la suite de sa dispute avec Pietro (cf. segment 49), Grazia libère les chiens sauvages enfermés dans le chenil. Nous voyons dans le plan 366 la rue cadrée de trois-quarts, avec des deux côtés les femmes raclant le trottoir souillé par le sang des animaux, abattus afin d’éviter tout incident. Accompagnée de Pasquale, Grazia retourne chez elle et traverse l’artère en marchant au milieu de la route. La construction du plan permet au cinéaste d’exprimer la rancœur villageoise. Derrière son passage, elle entend la rumeur publique s’élever. Certains propos sont audibles par le spectateur, tels que « …Folle furieuse. », « Elle a perdu la tête… », ou bien « Tu te rends compte un peu ! ». Grazia avance, la tête baissée et d’un pas mal assuré, tournant de temps à autre son regard en direction des voix. Cette fois, les limites ont été dépassées.
La décision est sans appel : il faut définitivement éloigner Grazia de la communauté. Le processus d’exclusion parvient à son terme. Le rôle de la grand-mère prend toute sa dimension dans le segment 53. Pietro ne trouve pas ses mots. Dans le plan 369, on entend la voix off de sa mère : « Si tu lui dis pas, je m’en charge ». Grazia, excédée, ferme les yeux et se tourne vers elle pour l’écouter. Le plan 370 nous montre la grand-mère assise au bout de la table, entourée de plusieurs femmes dont on ignore l’identité (ces dernières personnifient le caractère impersonnel de la communauté). Présidant ce conseil silencieux, elle s’adresse à sa belle-fille : « A Milan je connais un docteur, et lui pourra t’aider ». Grazia parait désespérée (cf. plan suivant), tandis que sa belle-mère ajoute (voix off de nouveau) : « Et on l’a déjà prévenu ».
Tout semble donc arrangé. Ne pouvant plus vivre dans le tourment, la grand-mère prend des dispositions pour écarter l’élément qui perturbe la société. Grazia refuse de partir, et se tourne vers son époux pour trouver un appui. Ce dernier lui annonce : « Tu pars pour Milan que ça te plaise ou non ». « Je me tuerai » répond-elle. Dans le plan 377, Pietro tourne la tête et cherche le regard de sa mère. Cette dernière demande à sa belle-fille de se calmer (voix off), puis le répète dans le plan suivant, où elle est filmée de dos. Grazia s’avance dans sa direction en levant la main : « Ne me dis pas de me calmer, c’est toi qui pars ». Elle est cadrée au premier plan : « Fous le camp de chez moi, foutez tous le camp de chez moi ! Dehors ! », ce qui provoque chez elle une nouvelle crise.
En lançant une procédure d’internement dans un établissement spécialisé, la grand-mère officialise l’anormalité de sa belle-fille. Celle-ci doit être confiée à des psychiatres qui, en se chargeant de traiter sa maladie, conviendront de la gravité de son état mental. On observe un transfert de pouvoir : le sort de Grazia, confié à la médecine psychiatrique, n’appartient plus à la communauté. Foucault s’inquiète de ce pouvoir de normalisation de la médecine :
« La thérapie médicale est une forme de répression. Le psychiatre aujourd'hui est une personne qui détermine catégoriquement la normalité et la folie. (…) Normalement, on entend par personne anormale un être qui a rompu avec le milieu où il vit. Généralement, les médecins retirent cet individu de son milieu et l'isolent dans des hôpitaux, maisons de santé, cliniques »[18].
Dans le film, l’internement est demandé par les proches. Cette initiative rejoint l’approche foucaldienne du pouvoir, qui le considère comme un rapport consensuel. C’est le concept développé dans Surveiller et punir[19]. La demande d’internement de la famille coïncide avec l’analyse des lettres de cachets présente dans le livre. Le pouvoir du monarque est sollicité par les petites classes, qui demandent à leur souverain d’enfermer un membre dissident, « infime fauteur de troubles » nous dit Gilles Deleuze dans son ouvrage sur Foucault[20]. Les rapports de force tissent le réseau du pouvoir, et circulent par des points spécifiques (correspondant à des instances dominées ou dominantes), extrêmement visibles dans le cas de conflictualités locales réduites.
Grazia choisit de quitter la communauté. La fuite est préférable à une nouvelle forme d’enfermement, non pas sociétale mais psychiatrique. Cette option est spontanée, voire même irrationnelle : elle abandonne son mari et ses enfants en prenant un minimum d’effets personnels. Rattrapée par Pasquale, celui-ci a l’idée de la cacher dans une cavité de la falaise, lieu secret dans lequel il s’isole pour fabriquer des frondes et des cannes à pêche. Grazia se retrouve une fois de plus enfermée, cette fois-ci dans un « ailleurs » insulaire inconnu de la communauté, à l’intérieur d’un lieu que Pasquale a aménagé pour lui. Paradoxalement, c’est une nouvelle modalité d’enfermement qui permet à Grazia de manifester son désir de rester libre.
Le petit pouvoir de surveillance de Pasquale devient désormais biopouvoir. Le plan 392 (cf. segment 57) est le plus incestueux du film. Il nous montre Pasquale dominant sa mère, la tête candidement couchée près des genoux de son fils. Il lui parle, d’une voix rassurante, en caressant sensuellement ses cheveux. Dans le plan suivant, Pasquale lui annonce: « Ne pense plus aux autres. Tu va faire seulement ce que je te dis ». Le jeu du jeune acteur donne véritablement l’impression qu’il va enlacer Grazia. Dans le plan 394 (similaire au plan 392), elle hoche la tête, totalement soumise. Pasquale s’est approprié symboliquement le corps de sa mère.
Dans le plan 395, un panoramique horizontal nous montre Pasquale qui rentre chez lui (cf. segment 58). Nous retrouvons les femmes, attablées dehors et discutant de la situation : « A chaque fois c’est la même chose, c’est dommage », « Il faut qu’elle aille à Milan », « Ca fait longtemps qu’elle devrait y être ». Pasquale est interrogé par sa grand-mère : « Alors ? », « Alors rien » lui dit-il. Une femme rétorque : « Elle va bien finir par rentrer non ? ». Ce plan autonome, construit de la même manière que le segment 53, lui fait directement référence. Mais cette fois, les sentiments à l’égard de Grazia ont évolué. L’inquiétude remplace l’irréductible besoin de l’exiler.
Après avoir tendu à sa mère une nouvelle robe, Pasquale lui fait jurer de rester cachée (cf. segment 61). Ce passage nous permet de comprendre le segment 67, dans lequel les pêcheurs découvrent la robe rouge de Grazia. Pasquale l’a placée sur la plage pour faire croire à son suicide. Sa vie lui appartient désormais totalement. Les recherches menées par les hommes pour retrouver Grazia sont arrêtées. Pietro est submergé par le désespoir. Dans le segment 72, on voit les proches de la famille (ainsi que d’autres villageois) solidairement réunis sur la plage, derrière Pietro. Face à la mer, ils semblent prier pour le retour de Grazia. Les gens sont mystérieusement assis à l’arrière plan dans la même position (genoux pliés). Ils sont espacés les uns des autres pour mieux occuper la plage. Ils attendent, tels des statues, le regard pointé vers l’horizon.
Pietro demande à Pasquale de rentrer à la maison. Lorsqu’il traverse la plage, un travelling fait défiler les villageois en gros plan. L’image est fortement blanchie. Une femme a le visage caché par ses cheveux. Une autre a la tête tournée à droite et baisse les yeux. Un sentiment de responsabilité et de mauvaise conscience semble toucher les villageois. L’équilibre communautaire est définitivement rompu. La disparition de l’élément dissident provoque un tel vide que la population prend conscience de l’importance de Grazia. La seule perspective pour Pietro est d’espérer un miracle. Dans le plan 457, il plonge dans la mer et place une statue de la Madone au fond de l’eau. Grazia est symboliquement sanctifiée dans l’imaginaire collectif[21]. On rejoint ici la fable dont l’histoire du film s’inspire.
Le village se rassemble pour fêter saint Barthélemy (cf. segment 83). Cette séquence montre au spectateur la religiosité des habitants, qui processionnent en direction des monceaux de bois érigés par les enfants. Durant le défilé, chacun place une étoffe ou une petite planche arrachée pour accompagner son vœu. La grand-mère embrasse son mouchoir et le dépose en guise de prière. Ce rituel appartient à la tradition de l’île. Chaque année, une cérémonie similaire est organisée pour exorciser le passé de la communauté, exprimant une possibilité de renouveau social. La nuit tombe, Pietro est chargé de mettre le feu aux colonnes de bois. Un grand brasier purificateur s’élève au-dessus des flots sombres. L’assemblée est silencieuse.
C’est dans cette communion que naît le repentir. Pietro se tourne vers la mer, et s’enfonce dans l’eau pour une raison inconnue. Les pêcheurs s’inquiètent et décident de le suivre. Pietro plonge, et aperçoit Grazia nageant en apnée. L’histoire devient mythe. La jeune femme réapparaît magiquement. La statue de la Madone s’est symboliquement faite chair. Pietro enlace son épouse et la ramène à la surface. La séquence est filmée en contre-plongée. Nous voyons les pieds des deux protagonistes nager sous l’eau. Leurs trois enfants les rejoignent. Peu à peu, les autres villageois se rassemblent et les entourent dans un ballet aquatique. Le spectateur ressent un nouvel effet d’asphyxie. Les jambes, semblables à des tentacules, se rapprochent de la cellule familiale et finissent par l’encercler, saturant le champ de la caméra. Il faut pourtant transcender cette représentation pour comprendre le sens de ce final. En effet, ce n’est pas Grazia qui retourne au monde. Au contraire, ce sont les habitants qui la réintègrent parmi eux. L’organisation de l’espace dans le dernier plan montre que Grazia occupe désormais une position centrale dans le groupe. La structure communautaire est bouleversée. L’anormale qui vivait en marge de la société en devient l’élément moteur, indispensable pour assurer sa fonctionnalité.
Le rituel de la saint Barthélemy prend dès lors un aspect providentiel. Réunie dans l’élément marin, la communauté connaît une seconde naissance, et accède à une autre dimension de son existence. Pour des raisons de commodité visuelle, la séquence nocturne a été filmée de jour par l’équipe de tournage. Cette ellipse fait pénétrer le spectateur dans une autre spatialité, coupée du réel. Le temps semble suspendu. Il s’écoule différemment : les pieds s’agitent lentement dans l’eau, produisant un ralentissement visuel. Le film s’achève. C’est en quittant la pesanteur terrestre que les êtres trouvent la « Grâce » dans la mer, assurant ainsi le salut de la communauté.
A la suite de cette analyse, nous pouvons, pour terminer, saisir le sens global de la modernité proposé dans le discours filmique. En montrant comment Grazia devient un membre primordial à l’intérieur du microcosme insulaire, Respiro dépasse l’antagonisme qui réside dans la lutte de l’individualité face à la communauté, et permet de ce fait de proposer un modèle de progression sociale. Ce n’est pas en détruisant les principes de sociabilité que la protagoniste parvient à s’intégrer, mais en jouant au contraire sur le système de la solidarité entre villageois.
Les rapports sociaux, bien qu’ils reposent sur des mécanismes répressifs d’exclusion et de ségrégation, n’excluent pas des perspectives d’évolution. L’équilibre des forces ne peut être immuable à cause de sa configuration. Aussi dynamique qu’instable, celle-ci s’autorégule en fonction des situations rencontrées et selon les choix des individus qui circulent dans le réseau microcosmique. Les crispations communautaires, les phénomènes de résistance concourent de ce fait à provoquer des conflictualités salutaires entre les forces modernistes et réactionnaires. Le jeu des rivalités et des litiges déstabilise la normalisation établie, l’obligeant à opter pour un nouvel équilibrage. Pour ne pas sombrer, la structure doit établir un consensus avec l’élément perturbateur retrouvé. Cette idée est d’autant plus visible dans le film, du fait de l’étroitesse du quadrillage social. Le groupe ne peut souffrir de l’absence du moindre de ses membres, surtout si sa dissidence est essentielle pour assurer la vitalité structurelle de la communauté. C’est donc au sein même de ce qui semble le moins propice à l’émergence de l’individualité que naissent de puissants facteurs de subjectivité.
Le processus dans lequel s’inscrit la modernité ne repose ni sur l’évolution technologique, ni sur l’amélioration des modalités de production. Il ne naît pas de la sophistication des infrastructures ou des pratiques collectives. Il est avant tout profondément humain. Dans Respiro, la modernité ne signifie pas non plus la disparition du communautarisme au profit de la globalisation des modes de vie, et encore moins la libération de l’individu par rapport à la masse. Elle n’est pas positiviste, et n’entretient aucune relation avec le paradigme du progrès défini par les sociétés post-industrialisées.
La modernité n’abolit pas l’ancien au profit du nouveau, elle recherche le compromis des forces microsociales en présence. Sa problématique ne se pose qu’en terme de fonctionnalité infime, et non de révolution historique. D’où son caractère ambigu : elle ne dépasse ni ne transmute la réalité contemporaine de l’île. Elle se compose essentiellement en deçà du visible ou du médiatique, à l’intérieur des minuscules événements du quotidien. Aussi, la modernité se présente-elle surtout à l’échelle de petits faits anecdotiques. Elle se manifeste dans l’union de la tradition et de la modernisation normative, à travers le destin d’individus ordinaires, qui sont insignifiants au regard de la grande histoire.

Aurélien Portelli
in Les Cahiers de la Méditerranée, n°68.
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[1] Serceau Michel, Etudier le cinéma, Paris, Editions du Temps, 2001, 255 p.
[2] Du point de vue de l’histoire du cinéma, le titre du film fait référence à A bout de souffle (Godard, 1959). L’œuvre de Crialese en constitue une réponse hypothétique. Victime de ses tribulations dans Paris, le personnage interprété par Belmondo s’essouffle et finit par être tué. Grazia, au contraire, survit en plongeant dans l’élément marin lorsqu’elle est sur le point de s’asphyxier socialement.
[3] Cf. www.respiro-lefilm.com.
[4] Cf. Isabelle Fajardo, « Respiro », in Télérama, n°2764, 1e janvier 2003, p. 30, et Patrice Blouin, « Respiro », in Cahiers du Cinéma, n°575, janvier 2003, p. 90.
[5] Ces informations ont été collectées lors d’une présentation du film dans le cadre d’une projection publique à l’Espace Magnan (Nice, 2003).
[6] Cf. Aumont Jacques, Marie Michel, L’analyse des films, Paris, Editions Nathan, Fac cinéma, 1988, 231 p. Pour ces auteurs, la segmentation se définit comme étant « une suite de plans liés par une unité narrative. »
[7] La segmentation filmique est un instrument citationnel précieux pour l’analyse (contrairement à un livre, un film ne présente pas de repères directement visibles tels que le numéro des pages).
[8] La première partie dure cinquante-sept minutes et une seconde, et la seconde trente-quatre minutes et vingt et une seconde (générique final compris).
[9] Les segments, que nous présentons succinctement pour l’instant, seront décrits plus longuement au cours de la deuxième et de la troisième partie de cette étude.
[10] Le schéma, suggéré par les travaux d’André Gardiès (L’espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, 222 p.), présente la structure spatiale du film, et non ses caractéristiques géométriques.
[11] Cf. segments 3, 28, 40, 64 ; la séquence alternée la plus visuelle cinématographiquement reste le segment 28 (la poursuite entre les carabiniers et Marinella qui tente de les semer en scooter dans les rues du village), car elle est la plus dynamique du film.
[12] Nous utilisons la typologie syntagmatique établie par Christian Metz (cf. « Propositions méthodologiques pour l’analyse des films », in Essais sur la signification au cinéma II, Paris, Klincksieck, 1968.)
[13] Le personnage interprété par Valeria Golino rappelle celui d’Ingrid Bergman. Dans une certaine mesure seulement, puisque Grazia, contrairement à Karen, est une native de l’île qui a pour seule alternative de s’intégrer à sa communauté, et non une étrangère qui n’a d’autre choix que de fuir Stromboli pour survivre avec son enfant. Entre les deux films, la réalité sociale a évolué, et dicte d’autres représentations cinématographiques.
[14] Nous ne rencontrons par contre aucun élément diégétique nous permettant de savoir s’ils sortent en mer toutes les nuits. L’agencement de leur agenda n’est pas précisé.
[15] Le terme d’autorité est ici entendu uniquement sur le plan sociologique, en dehors de toute instance politique ou institutionnelle (d’ailleurs volontairement éludée dans le film pour centrer la problématique sur les rapports hommes/femmes/enfants).
[16] Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Collection Tel, 1972 (première édition 1961), 688 p.
[17] Entretien avec J. P. Weber, « La folie n’existe que dans une société », in Le Monde, n°5135, 22 juillet 1961, p. 9.
[18] Propos recueillis par R.G. Leite, « Le monde est un grand asile », in Revista Manchete, 16 juin 1973, pp. 146-147.
[19] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, Collection Tel, 1975, 360 p.
[20] Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Les Editions de Minuit, 1986, 141 p.
[21] Ce que confirme Pasquale à sa mère, furieuse, dans le segment 78 : « Tout le monde te pleure. T’es devenue une sainte ». Il est temps pour elle de réapparaître, n’ayant plus aucun intérêt à rester cachée.

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