vendredi 25 septembre 2009

Viridiana de Luis Bunuel : le crépuscule des idoles

Viridiana est sur le point de prononcer ses vœux. Auparavant, la mère supérieure lui demande de rendre visite à Dom Jaime, son oncle bienveillant, qui désespère de la revoir une dernière fois. Le vieil homme est riche et vit avec ses domestiques dans une immense propriété. Pris d'une folle passion pour sa nièce, celui-ci lui fait croire qu'il a abusé d'elle dans son sommeil, pour l'empêcher de retourner au couvent. Viridiana est horrifiée et s'enfuit. Jaime, tout aussi désespéré, a soudain une idée. Il se suicide et lègue son domaine à Viridiana et à Jorge, son fils illégitime, qu'il reconnaît au dernier moment. Saisissant l'opportunité, la jeune femme décide de se consacrer aux plus démunis, en transformant les dépendances du domaine en hospice pour les mendiants.
L'aspect le plus audacieux de Viridiana réside non dans le fétichisme on les désirs incestueux de Dom Jaime pour sa nièce, mais dans la volonté de Bunuel de faire voler en éclat les prétentions caritatives et charismatiques du christianisme. Le cinéaste utilise à deux reprises le Messie de Haendel. Une première fois dans le générique du film, pour introduire la piété qui obsède Viridiana. Car il s'agit bien d'une obsession. La musique annonce ainsi ce qu'il y a de plus noble en ce monde. La pureté d'une âme, qui aspire seulement à la prière et la contemplation.
Haendel revient une seconde fois, à contre-emploi, durant une orgie improvisée. Le chat s'absente un soir et les souris en profitent pour se laisser aller à leurs plus vils instincts. Après avoir immolé quelques agneaux et fait couler le vin en abondance, les braves nécessiteux se mettent à danser sur l'air du Messie. Le sacrilège est consommé. Les pauvres se vautrent dans le luxe comme des cochons dans la fange. Les visages édentés et les corps disgracieux dévoilent enfin la véritable dimension de leur infamie, loin des simulacres et des bondieuseries qu'ils offraient à Viridiana, pour rassasier son inaltérable besoin de dévotion (cf. la séquence où les hypocrites tombent à genoux dans un champ et disent pieusement l'angélus). C'est donc en mettant en scène ce carnaval grotesque que Bunuel ruine toute la démarche et l'angélisme du personnage. Sa charité et son aveuglement sont pathétiques par rapport aux maigres résultats qu'elle récolte, tandis que son cousin Jorge parvient à s'enrichir en exploitant le domaine de son père. Le cinéaste pousse la débauche à son paroxysme pour signifier l'ampleur de l'échec de Viridiana. Travestisme, concupiscence, rapine, meurtre, tout y passe. L'obscénité est totale. Le réalisateur offre même une succulente parodie de la Scène de Léonard, moment surréaliste et chef-d'œuvre inégalé de provocation.
Le tableau social dépeint par Bunuel n'en est que plus affligeant. Les pauvres que Viridiana recueille sont des ingrats – voire pour certains des ordures. C'est à partir de ce constat que s'édifie le rejet du christianisme. Le réalisateur ne dénonce pas les malices de l'Eglise. Son propos est autre. Le point de vue critique provient avant tout des exactions commises par les laïcs. Rien ne peut changer le cœur des hommes, et encore moins celui des indigents, outragé et corrompu par une misère de trop longue date. La religion n'est même pas nocive, elle est juste inutile.
Bunuel est un grand cinéaste car il propose, au-delà de ses grandes qualités de narrateur, une véritable vision du monde. La solidarité, la tolérance, la générosité que Viridiana souhaite insuffler échouent face à la perversité de son troupeau. L'idée d'une humanité perfectible vole dès lors en éclat. La bigoterie du protagoniste l'empêche de voir la réalité. Elle veut faire de ses pauvres de bons chrétiens, alors qu'ils ne désirent qu'une seule chose : la jouissance. Tout comme Dom Jaime lorsqu'il déguise sa nièce en mariée. La pesanteur de la chair l'emporte sur les délires mystiques de la jeune femme. Une séquence introduit cette idée dans la première partie du film. Viridiana passe sa première nuit chez Dom Jaime. Dans sa chambre, elle retire son bas, dévoilant une jambe aussi laiteuse que sensuelle. Le spectateur découvre ce que le personnage tente de nier par sa démarche religieuse, à savoir la beauté de son corps. Immédiatement, elle se lève et ouvre une boite qui renferme une croix, des clous et une couronne d'épines. Les instruments de la Passion sont insérés dans la scène pour signifier la souffrance et la négation de l'éros. Viridiana réalisera à ses dépends le subterfuge. La chair est là, objet de toutes les convoitises. Nul ne peut y renoncer, pas même la sainte qui, totalement désabusée, finit par se soumettre à la volonté de son cousin. C'est ce que suggère d'ailleurs le double emploi de la musique de Haendel. Détourner le Messie à des fins orgiaques, comme Viridiana est écartée de sa mission et se retrouve plongée à son tour dans le vice. 

Aurélien Porteili
La revue du cinéma, Hors-série n°2, mai-juin 2007, pp. 34-35

VIRIDIANA
Réalisation : Luis Bunuel. Scénario : Luis Bunuel, Juilo Alejandro. Photographie : José F. Aguayo. Interprétation : Silvia Pinal, Francisco Rabal, Fernando Rey, José Calvo. Genre : drame (Mexique/Espagne, 1961, 90 min.).

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