mercredi 25 novembre 2009

Le spectre du nazisme dans The Good German de Steven Soderbergh

Jake Geismer (George Clooney) arrive à Berlin peu après la fin de la Guerre pour couvrir la conférence de Postdam. Il retrouve par hasard Lena (Cale Blanchett), son ancienne maîtresse, devenue entre temps celle de son chauffeur, le caporal Tully (Tobey Maquire). Ce dernier est assassiné dans des circonstances mystérieuses. Jake décide alors de mener une enquête. Il découvre progressivement que les motifs du meurtre sont d'une ampleur internationale.
La photographie de The Good German, signée par Soderbergh, est somptueuse. L'emploi de la lumière sculpte littéralement les ombres dans lesquelles apparaissent les personnages (cf. le superbe plan où Cate Blanchett sort de la pénombre pour la première fois). Le recours au clair-obscur permet ainsi au cinéaste d'opposer constamment l'entreprise de dénazification (la lumière) aux trafics auxquels se livrent en masse les Alliés et les Berlinois (l'obscurité).
On peut bien évidemment établir des rapports — à l'instar de la critique — entre la réalisation de Soderbergh et les œuvres qui l'ont clairement inspiré, comme Casablanca de Michael Curtiz (1942) ou encore Le troisième homme de Carol Reed (1949). Sur le plan thématique, on peut également comparer The Good German à des films plus récents, tel que La peau, l'horrible film de Cavani (1981) qui aborde, cette fois du côté transalpin, l'arrivée des troupes américaines à Naples en 1943 et les conditions de vie dramatique du petit peuple. L'utilisation du sexe est tout aussi sordide dans les deux œuvres. Pourtant, Soderbergh ne se laisse pas aller, contrairement à Cavani, à un racolage ordurier ou à des archétypes sociaux tendancieux (cf. la séquence où les Maghrébins payent les petits garçons pour abuser d'eux). La sexualité ne noie pas le film dans un tourbillon d'images salaces. Elle souligne au contraire toute l'ambigüité de la situation des femmes, sans pour autant tomber dans des représentations douteuses.
La vétusté des intérieurs exprime constamment la précarité des Berlinois. Les murs suintent d'humidité et traduisent l'univers crapuleux du Berlin d'Après-guerre, livré à la misère et à son corollaire, le marché noir. Le film aborde également en arrière-plan le devenir des nations européennes. La Guerre froide pointe à l'horizon, tandis que Jake exhume les fantômes du passé au fur et à mesure de sa progression. Au début, on est d'ailleurs saisi par une sorte de vertige : face aux millions de morts causés par la Seconde Guerre mondiale, à la conférence de Potsdam et à l'immensité des enjeux évoqués, le scénario se focalise sur le meurtre d'un chauffeur minable. La narration est en fait conçue comme un jeu de miroir, renvoyant ce petit fait divers à la grande histoire, révélant un contexte événementiel où les crimes les plus sordides peuvent être commis. Les raisons du meurtre sont en effet symptomatiques de la situation politique que connaît alors le pays. Les Alliés se disputent les savants allemands, alors que le peuple se réveille sur un monceau de ruines, et prend peu à peu conscience de sa culpabilité. De nombreux dialogues insistent ainsi sur l'adhésion des Allemands à la doctrine nationale-socialiste et à leur implication dans les décisions du régime. Le cinéaste présente un discours historique actualisé, qui refuse de déresponsabiliser la nation. Dans The Good German, les victimes sont aussi les bourreaux. Le nazisme est d'ailleurs toujours là, présent dans chaque svastika que l'on décroche des murs. Les criminels de guerre quant à eux courent toujours, et tentent de fuir le pays pour échapper à la justice.
La presse française a exprimé plusieurs réticences face au maniérisme de Soderbergh. Pour certains critiques, l'exercice de style – trop appuyé – dissimulerait mal la confusion évidente du scénario. L'utilisation d'objectifs des années 1940, de balayages latéraux, de caches ovales et d'un système d'éclairage semblable aux vieux films hollywoodiens n'a fait qu'accroître le malentendu. Ainsi, The Good German a souvent été jugé comme une œuvre peu substantielle, se complaisant dans une beauté aussi creuse que vieillotte. On ne peut néanmoins accuser le réalisateur de recourir à des procédés purement fétichistes – collectionner le matériel cinématographique de l'époque et répéter les mêmes conditions de tournage, pour reconstituer gratuitement l'atmosphère du cinéma classique. Soderbergh ne souffre pas des mêmes maux que Cameron. Dans The Good German, il ne s'agit pas de délirer sur l'authenticité de la moquette, de la vaisselle ou encore du lustre. Le film ne peut être comparé, de près ou de loin, au naufrage du Titanic (celui de 1998, pas celui de 1912). Derrière la photo rétro de Soderbergh, se trouve toute une matérialité historique que Cameron a été incapable de faire surgir de son chantier naval. Epaisseur qui proviendrait de la rencontre entre une imagerie ancienne (héritée de l'âge classique du cinéma) et un traitement narratif contemporain.
On regrette cependant, dans The Good German, le manque d'approfondissement du champ politique. Après un début très prometteur, le scénario reste malheureusement à la surface des processus historiques, sans parvenir à expliquer leurs mécanismes. Le film se contente ainsi d'énoncer des vérités désormais connues de tous. Déception. L'effet de surprise de la photographie s'estompe peu à peu, alors que le récit s'enlise dans des situations redondantes, fort regrettables. Cet aspect laborieux est peut-être dû à la volonté des scénaristes de dépeindre un monde confus et sans repère, où différencier l'ami de l'ennemi devient une prouesse. Dans de telles circonstances, une enquête policière peut effectivement se changer en bourbier.
Au-delà des enjeux internationaux (traités trop lapidairement), c'est surtout la manière d'aborder la liquidation du passé qui représente l'intérêt majeur du film. Intérêt qui se cristallise avant tout autour du personnage de Lena, figure de la beauté fatale parfaitement déconstruite. Femme humiliée et violentée, elle est prisonnière d'une ville qui renvoie non seulement à un espace urbain, mais également à un espace de claustration mental. Berlin est pour la jeune femme un lieu qui rappelle constamment le spectre de la déportation, à laquelle elle a pu échapper grâce au statut politique de son mari et à certaines exactions. Le protagoniste a donc pu survivre. Preuve incontestable, à ses yeux, de sa culpabilité. La dimension individuelle rejoint ici la dimension collective. La fuite de Lena représente dès lors un leurre qui, même en aboutissant, ne lui permet en aucun cas de faire table rase des ombres qui hantent sa mémoire.

Aurélien Portelli

La revue du cinéma, n°6, mai-juin-juillet 2007, pp. 54-58.


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