dimanche 15 novembre 2009

Les figures de l'étranger dans les films de Luchino Visconti

Luchino Visconti a décliné dans ses films plusieurs figures de l'étranger, reflet infime de la complexité de son oeuvre. L'envahisseur autrichien, le libérateur venu du Nord de l'Italie, le voyageur ou encore l'individu rejeté par sa propre communauté, révèlent toute l’ambigüité du rapport qui s'immisce entre « l'autre » et « soi-même ». C'est également dans cette dialectique que s'inscrit une partie de la réflexion politique du cinéaste, qui s'est longuement interrogé sur l'histoire et l'évolution des sociétés contemporaines.

La fonction identitaire de l’étranger

Senso (1954) relate la fin de l'occupation de la Vénétie par les troupes habsbourgeoises. L'arrogance de l'Autrichien est incarnée par le personnage de Franz Mahler, un jeune officier de l'armée impériale. Celui-ci assiste à une représentation du Trouvère à la Fenice, quand des partisans de la libération troublent la fin de l'acte III en manifestant leur rejet de l'occupant. Mahler se moque ouvertement de l'action patriotique des Italiens. Le marquis Ussoni, heurté par ses propos, le défie en duel pour venger l'honneur de ses compatriotes. Visconti exprime l'opposition entre les mentalités germaniques et latines, qui se traduit notamment par la fonction symbolique de la bande-musicale. Par exemple, la Septième symphonie de Bruckner est utilisée pour la première fois lorsque Mahler suit la comtesse Livia Serpieri et tente de la séduire. La présence de ce thème s'intensifie à mesure que la jeune femme succombe au charme de l'Autrichien. La musique de Bruckner s'oppose ainsi dans le film à celle de Verdi, le chantre du Risorgimento. Livia perd complètement son amour-propre et va jusqu'à trahir la confiance du marquis, en offrant à son amant l'argent des rebelles. La figure de l'étranger devient donc, dans Senso, un vecteur de l'italianité, qui s'édifie progressivement durant le XIXe siècle. Mais le sentiment d'appartenance à une même nation reste ambigu : dans la séquence de la bataille de Custozza, les paysans ne s'intéressent pas aux soldats ou aux combats. Ils restent impassibles, comme s'ils ne se sentaient pas concernés par les événements. Visconti reprend en fait la thèse de Gramsci. Pour ce dernier, le peuple a volontairement été écarté du mouvement risorgimental par la monarchie savoisienne.
« L'autre », dans Le guépard (1963), est cette fois de culture italienne et vient du Nord de la péninsule, afin de rattacher le Royaume-des-deux-Siciles à celui de Victor-Emmanuel Il. Le choix des figurants fut guidé, comme le rappelle Laurence Schifano, par des caractéristiques très précises : « Les garibaldiens originaires du Piémont, de la Ligurie, de la Vénétie et de la Lombardie devaient être grands et blonds ; les bourboniens napolitains ou siciliens de petite stature, avec les yeux, les moustaches et les cheveux très noirs (1). » La physionomie des personnages indique les différences évidentes qui séparent les méridionaux et les septentrionaux, amenés à s'unir au sein d'une nation plurielle. L'expédition des Mille apporte ainsi l'espoir d'une amélioration des conditions de vie en Sicile. Le guépard démontre cependant les illusions de l'entreprise garibaldienne. Les chemises rouges libèrent le peuple du joug de François II, mais les résultats de la politique centraliste du Piémont sont bien maigres. Premièrement, l'immobilisme de l'île limite considérablement toute progression économique ou sociale. Secondement, la révolution a une faible incidence sur les insulaires. La misère reste la même, avant et après la destitution des Bourbon de Naples. La présence et l'action de l'Italien du Nord révèlent ainsi les limites du Risorgimento. Les disparités entre les régions qui composent l'Italie naissante représentent un frein inexorable au véritable accomplissement de son Unité qui reste fictive à bien des égards.
La terre tremble (1948) souligne la situation dramatique des Siciliens d'après-guerre. L'État semble être incapable de résorber la paupérisation du Mezzogiorno après la chute du fascisme. Dans Rocco et ses frères (1960), l'accueil de la famille Parondi, originaire de Lucanie, soulève le problème de l'immigration et du statut des méridionaux. Ces derniers sont dénigrés par les Milanais, qui les considèrent comme des parasites mettant en péril leur équilibre économique. Le rejet des migrants indique ainsi les fissures de la cohésion sociale italienne.

Le voyageur et son rapport à l’espace

L'exclusion de l'autre dans Ossessione (1942) n'est pas liée comme dans Rocco et ses frères, à l'origine du protagoniste mais à sa mobilité spatiale. Gino est un vagabond. De ce fait, il est considéré comme un marginal et un individu dangereux. Son rejet est immunitaire : il dépend des imaginaires colportés par la figure du nomade. On se méfie de lui pour deux raisons : il vient d'une autre région et ne partage pas le mode de vie de la majorité de la population. Son absence de statut social le condamne à errer d'une ville à une autre, à la recherche d'un travail que nul ne veut lui confier. Bragana le méprise avant de s'apercevoir qu'ils ont tous les deux appartenu au même régiment. Le protagoniste invite alors Gino dans sa trattoria et lui présente son épouse Giovanna, qui deviendra sa maîtresse.
Les deux amants finissent par se débarrasser de Bragana en maquillant son assassinat en accident de voiture. Le vagabond se sédentarise, mais ne parvient toujours pas à être accepté par les habitants du hameau. Le prêtre, que la jeune femme sollicite pour officialiser cette union licencieuse, lui annonce d'ailleurs que Gino ferait mieux de quitter les lieux et de trouver un autre logement. Ce n'est donc pas le concubinage qui gêne la communauté, mais le mystère qui entoure le protagoniste, qui s'accroît bien évidemment après la mort douteuse de Bragana.
Gino est également trop imprégné par la fièvre du voyage pour se stabiliser. Cette impression est constamment soulignée par la construction de l'espace filmique. Le déroulement narratif se réfère toujours à un lieu de passage. La trattoria, située au bord de la route, qui accueille les voyageurs fatigués ; le train, dans lequel Gino rencontre l'Espagnol. — lui-même forain ; le port, où le voyageur tente de s'embarquer pour une prochaine destination ; enfin la chambre d'hôtel, où il fréquente une prostituée pour oublier Giovanna. Les événements importants qui rythment l'intrigue se déroulent toujours sur la route, qui représente le lieu embrayeur le plus important du film. L'ici et l'ailleurs constituent donc une logique d'opposition fondamentale, qui parcourt l'ensemble de Ossessione.
Le personnage principal de Mort à Venise (1971) entretient un lien tout aussi intime à l'espace. À la fin de son séjour à Venise, Gustav von Aschenbach se rend à la gare pour revenir à Munich et apprend que sa malle a été perdue. ll refuse catégoriquement de quitter la ville avant de l'avoir récupérée. Il rentre donc à son hôtel, heureux de pouvoir retrouver Tadzio, l'éphèbe dont la beauté virginale le fascine.
Les errances d'Aschenbach sont comparables à celles du prince de Salina dans la dernière partie du Guépard. Le professeur suit le jeune homme dans les rues. Visconti filme les quartiers de Venise pour la première fois du film. Jusqu'à présent, l'essentiel du récit s'était déroulé dans l'hôtel et ses alentours, lieux de villégiature protégés et parfaitement salubres. Les ruelles offrent un tout autre spectacle. Un homme déverse un désinfectant sur les murs pour des raisons mal déterminées. La puanteur urbaine insupporte le protagoniste, qui craint d'être contaminé par un mal inconnu.
Un agent de change finit par révéler la vérité à Aschenbach. Une épidémie de choléra risque de se propager dans Venise, rendue vulnérable à cause du sirocco et du peu de protection qu'offrent les lagunes. La majeure partie des habitants ignore ce risque. Le séjour des riches visiteurs ne doit pas être perturbé. Aussi, l'agent conseille-t-il au professeur de partir au plus vite, car l'application du décret de quarantaine est imminente.
Visconti évacue donc le charme et la beauté architecturale de Venise. Les édifices séculaires et l'entrelacement des canaux ne traduisent aucunement le potentiel esthétique des lieux. Au contraire, la ville s'impose peu à peu à l'écran comme un espace de décrépitude et de mort. L'ambiance lugubre de Venise exprime l'agonie du personnage, ainsi que la fin de la Belle Epoque. Les riches étrangers ne savent pas que la ville est menacée par l'épidémie, tout comme ils ignorent que l'Europe est sur le point de s’embraser.
Les bourgeois continuent par conséquent de se délasser et de profiter de la cité balnéaire, réputée pour sa douceur de vivre. Le film décrit en arrière-plan l'oisiveté de cette classe sociale. L'opulence de la bourgeoisie est représentée par le raffinement et le luxe du palace. On retrouve la somptuosité des intérieurs du Guépard (2). La clientèle, cosmopolite, se retrouve dans les salons ou sur la plage, pour profiter des bienfaits de la mer. Les fils de bonne famille, comme Tadzio, peuvent nager, se promener sur la lagune, et espérer rencontrer des jeunes gens de leur âge.
Cependant, Aschenbach est un étranger parmi les étrangers. Hanté par ses souvenirs, subjugué par l'adolescent, il ne se lie d'amitié avec personne. Dans une séquence, les clients écoutent un groupe de musiciens assez pittoresques, venus pour les divertir et gagner quelques sous. Contrairement à l'auditoire, Aschenbach ne prête aucune attention à l'orchestre. Ses pensées sont absorbées par Tadzio, miroir qui lui renvoie inéluctablement l'image de sa propre déchéance physique. La communauté étrangère n'a donc pas d'incidence sur la narration. Elle représente un décor humain, auquel ne se joint jamais Aschenbach.

L'étranger parmi les siens

L'étranger (1967) est le film de Visconti qui fut le plus mal accueilli par la critique. Le veto de Francine Camus, qui refusa l'autorisation d'actualiser l'ouvrage de son mari, et l'impossibilité d'avoir Delon pour interpréter Meursault sont les principales causes de l'échec de cette œuvre, rejetée par le cinéaste lui- même : « Maintenant, le film est l'illustration d'un livre, et il n'y a pas une véritable participation de moi, comme dans mes autres films, même dans le sens de l'interprétation de la réalité » (3). Le manque d'épaisseur et la désuétude du propos, ainsi que certaines maladresses — notamment l'emploi abusif du zoom avant qui alourdit la composition de l'image — accordent un statut particulier à L'étranger dans la filmographie de Visconti. Le film est d'ailleurs évoqué lapidairement dans les ouvrages consacrés au réalisateur (hormis dans celui de Youssef lshaghpour, qui lui accorde une place un peu plus conséquente). La représentation du personnage de Meursault a cependant permis à Visconti de décliner une nouvelle fois le thème du rejet de l'étranger, cette fois par les propres membres de son univers social.
Le principal intérêt de la réalisation est la façon dont Visconti parvient à souligner la singularité du protagoniste. On ne compte aucun plan où celui-ci fasse corps avec son entourage. La totalité de son comportement et sa perception des événements tendent à démontrer qu'il est au contraire étranger à ce monde qui l'entoure. Si Meursault est souvent isolé dans le champ, il n'est pourtant pas solitaire. Au contraire, il est accompagné la plupart du temps par Marie ou Raymond. Il est également importuné jusque dans sa cellule par un prêtre soucieux de son salut. La présence de la foule dans certaines séquences n'est pas non plus anodine. Elle rappelle indubitablement la difficulté pour le protagoniste « d'être au monde ». C'est dans ce rapport à l'autre qu'il expérimente péniblement la réalité de son existence. Lorsqu'il se retrouve seul, il s'attarde devant les miroirs ou d'autres surfaces réfléchissantes — tel que le dos de son écuelle lorsqu'il est en prison. Il est à la recherche de ce double qui lui échappe constamment.
Le film souligne l'absurdité de l'existence, encore plus grande quand le personnage tombe entre les mains de la magistrature, qui va réinterpréter, à la lumière de sa moralité affligeante, la succession des faits qui ont précédé le meurtre. Son vécu, tel qu'il est compris, devient le foyer de tous les vices.
Jamais Meursault n'a été aussi seul que durant son procès, au milieu de cette assemblée curieuse venue le juger. Comme l'annonce lshaghpour, « La vie est sans finalité, désorientée. Reste l'intériorité isolée, séparée des autres par un fossé infranchissable. Privée de tout moyen d'agir, l'existence de L'étranger se ramasse à l'intérieur de soi » (4). Plus que la mise en scène, c'est l'air hagard de Mastroianni qui assure le fonctionnement de la séquence. La scène de l'hospice ou celle de l'enterrement de la mère reposait déjà entièrement sur le jeu de regard de l'acteur, constamment à la recherche d'un repère hors-champ.
Marie rend visite à Meursault en prison. Le montage champ-contrechamp oppose les deux amants, séparés par une ligne de barreaux. La communication est impossible à cause du bruit assourdissant des autres prisonniers, qui discutent avec leurs visiteurs. La promiscuité est complète. L'enfermement carcéral n'est en définitive que l'ultime manifestation de sa claustration intérieure. Seul dans sa cellule, Meursault est plongé dans le noir. Il s'agit du plus beau plan du film. Le visage de Mastroianni est éclairé par une faible lumière qui provient d'une fenêtre située hors du cadre. Dernière ouverture sur le monde dont dispose le protagoniste.
Ludwig (1973) développe plus pertinemment le thème de l'isolement. L'incompréhension de Louis II de Bavière par son entourage le pousse à se retrancher dans une solitude qui devient quasiment totale à la fin de son règne. Visconti dépeint à plusieurs reprises les excentricités du roi. Celui-ci entrevoit son pouvoir sous la forme d'une mission, qui consiste à régénérer la culture allemande à travers la diffusion populaire de la poétique de Wagner. C'est sa passion inconditionnelle pour le musicien qui l'écarte peu à peu de la réalité sociale et politique. Il réfute ses responsabilités monarchiques et rêve de façonner un monde uniquement gouverné par l'art. Nul ne saisit le sens de son amour pour le compositeur, même pas sa cousine Élisabeth — sa parente la plus proche — qui reproche à Louis II le coût exorbitant de son mécénat. Aucun de ses conseillers ne semble de plus capable d'accomplir son utopie artistique : édifier une nation éclairée par le génie wagnérien. Ses rêves ne pouvant aboutir, il sombre dans la déraison. Dans la dernière partie du film, il devient un étranger dans son propre royaume. Il erre dans ses nombreux châteaux, tel un nomade, hanté par un idéal brisé. Malgré l'absence complète de cour, le roi continue de se mettre en scène dans son Versailles imaginaire. La monumentale galerie des glaces, dernière illusion du faste monarchique, renvoie l'image d'un pouvoir qui a disparu, laissant derrière lui un décor tragique. Ludwig, dont le souhait final est de rester une énigme pour les autres ainsi que pour lui-même, représente le personnage viscontien par excellence. Comme le prince de Salina dans Le guépard, ‘Ntony dans La terre tremble ou encore le professeur dans Gruppo di famiglia in un interno (1974), il incarne cet autre qui, par sa démarche insolite, se détache de sa communauté d'origine, sans jamais parvenir à atteindre la félicité

Aurélien Portelli
La revue du cinéma, n°6, mai-juillet 2007
______________
(1) Laurence Schifano, Le guépard, Luchino Visconti, Paris, Éditions Nathan, 1991, 126 p. pp. 74-75.
(2) La ressemblance s'arrête cependant à la richesse des décors : Mort à Venise exprime une lumière vaporeuse, terne, propre à l'atmosphère vénitienne et bien différente de celle de la Sicile.
(3) Alain Sanzio, Paul-Louis Thirard, Luchino Visconti cinéaste, Paris, Éditions Persona, 1984, p. 108.
(4) Youssef lshaghpour, Visconti, le sens et l'image, Paris, Éditions de la Différence, 1984, p. 96.

Aucun commentaire: