vendredi 26 mai 2006

Un caïman nommé Berlusconi

Bruno (Silvio Orlando) est un producteur de série Z au bord de la faillite. Il place son dernier espoir dans une jeune réalisatrice (Jasmine Trinca) qui tente désespérément de mettre en scène un film sur Silvio Berlusconi.
Nanni Moretti avait tout d’abord écrit un scénario abordant directement le personnage de Berlusconi. Il s’est bien heureusement ravisé. Le réalisateur explique ce choix dans Le caïman en interprétant son propre rôle et en résumant le problème de manière magistrale. Pour lui, la situation est irréversible, car l'opinion est contaminée par la télévision berlusconienne. De plus, nul n'ignore la réalité des délits du Président du Conseil italien. Tout est dit. Contrairement à Guzzanti (Viva Zapatero, 2005), Moretti met au jour le foyer du mal, c'est-à-dire la débilité de la télévision. Il refuse également, contrairement à certains cinéastes, de ressasser ce que tous savent déjà.
En effet, les Italiens connaissent leur Berlusconi par cœur. Sa réussite dans l’immobilier, son implication dans le football, sa mainmise sur les médias ou l’édition, son parcours politique. Le réalisateur fait donc un choix intelligent, et décide de contourner le personnage.
Certes, l'esthétique du film est assez convenue (hormis quelques séquences délicieusement kitsch). Le cinéaste reste même trop prudent lorsqu’il parodie les films bis, alors que l’exercice se prêtait à toutes les folies. Il est clair que
Moretti ne séduit pas par son style, mais par la pertinence de son approche.
Le scénario n'explique pas comment un producteur apolitique acquiert peu à peu une conviction idéologique. Bruno n'incarne pas la figure du bon pasteur. Il ne veut pas apporter la Bonne Nouvelle au troupeau égaré qui vote pour Forza Italia. Il souhaite seulement réaffirmer sa dignité en produisant un film, et rompre ainsi avec l’échec familial et professionnel qui l'accable.
Cet aspect du
Caïman n’est cependant pas la plus intéressante. Les séquences matrimoniales se répètent et lassent rapidement. Les représentations du couple échappent aux archétypes, sans pour autant parvenir à dérouler la thématique de la crise familiale, chère à Moretti. La réussite du film est ailleurs.
Le réalisateur dresse un bilan accablant de l’Italie, et dénonce en premier lieu le milieu cinématographique. La critique émane de l’intérieur. Alors que le pays est la risée de l’Europe, les cinéastes s’intéressent à des comédies ou à des films historiques insipides et désertent lâchement le champ politique.
Le caïman s’insurge ainsi contre la légitimité du désengagement et de l’apathie.
Le film multiplie judicieusement les représentations du « cavaliere ». Ce dernier est interprété par trois acteurs différents : Elio de Capitani (Berlusconi imaginé par Bruno lorsqu’il pense au film), Michele Placido (qui abandonne le projet avant le tournage) et Nanni Moretti (qui accepte finalement le rôle). Le cinéaste préfère miser sur l’imaginaire, et met en scène le procès fictif du caïman, afin de révéler sa véritable nature. Au-delà de la corruption, de l’incompétence politique et des propos navrants de Berlusconi, Moretti montre que le Président du Conseil est capable d’anéantir la démocratie italienne en incitant ses partisans à se révolter contre la magistrature qui le condamne. Le réalisateur réinvente l’actualité au lieu de la décrire, pour démontrer à quel point la déberlusconisation des consciences est urgente en Italie.

Aurélien Portelli

LE CAIMAN
Réalisation :
Nanni Moretti. Interprétation : Silvio Orlando, Margherita Buy, Daniele Rampello, Jasmine Trinca. Origine : Italie. Durée : 1h52. Année : 2006.

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