mercredi 24 mai 2006

Flesh (Paul Morrissey, 1968)

Morrissey est arrivé telle une comète dans le cinéma américain des années 1960. Introduit dans la Factory d’Andy Warhol, il réalise sous l’égide du maître une série de films underground qui fascine toujours à l’heure actuelle. Flesh, premier opus de sa célèbre trilogie new-yorkaise, se caractérise par un montage brutal, ponctué de coupes franches et lumineuses. Les dialogues, largement improvisés, suivent à peine une ligne narrative.
Il faut dire que l’entourage de Warhol est un vivier inépuisable. Comme le rappelle Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier : « Les premiers Morrissey, sans être des comédies au sens traditionnel du terme, révélaient de fait un humour, un sens comique non négligeable (…) dus pour beaucoup à la spontanéité d’interprètes habitués à être en représentation et qui jouent plus ou moins leur propre rôle, ou du moins des personnages proches de leur propre personnalité »[1].
Le réalisateur ne se lasse pas de filmer tendrement le visage du protagoniste en gros plan, et à en faire le foyer sensitif de Flesch. Joe (Joe Dallesandro) est un gigolo qui doit récolter 2OO dollars en une journée pour payer l’avortement d’une amie de sa femme Géraldine (Geraldine Smith). La simplicité du scénario permet au cinéaste de multiplier des saynètes qui décrivent avec spontanéité le quotidien de Joe.
Certaines séquences, entièrement silencieuses, permettent au spectateur de ne pas succomber aux bavardages incessants et désorganisés. Le montage éclate ainsi la parole. Il la pulvérise pour démontrer la déroute du langage. La faillite d’une communication faussement ouverte, entre des individus qui ne cessent de se manipuler pour parvenir à leurs fins.

Temporalité et sexualité
L’ouverture du film est audacieuse. La caméra reste immobile. Durant plusieurs minutes, nous voyons Joe dormir paisiblement. Ce plan-séquence fait référence à
Sleep (1963), le film expérimental d’Andy Wahrol où un individu dort pendant six heures[2]. Morrissey reformule l’expérience de son producteur en la résumant considérablement. Flesh débute donc par une mise en rapport entre la durée diégétique et le potentiel narratif du cinéma. Le spectateur est introduit dans une œuvre qui interroge les modalités d’appréhension du temps filmique, tout en restant au niveau zéro du récit. Que sait-on de ce jeune homme, que nous apprend le plan ? Absolument rien. Sa seule utilité, au niveau de la narration, est d'exprimer l’innocence et la beauté angélique de ce jeune prostitué, thèmes qui seront développés tout au long de Flesh.
Joe partage cette innocence avec son bébé. La séquence dans laquelle le personnage s’occupe de son enfant est splendide. Le père est nu, comme à son premier jour. Il est allongé sur un tapis et joue tendrement avec son enfant. Morrissey supprime la bande-son, ne gardant que le crépitement prononcé qui accompagne les images. Le réalisateur adopte un style proche du film de famille et exprime une esthétique de la paternité s’inscrivant dans le silence et le mystère.
Les plans suivant se déroulent dans les rues de New-York et montrent, à travers une approche documentarisante, la quotidienneté d'un gigolo. Morrissey saisit l’homosexualité urbaine en cadrant un homme de dos, qui pose subrepticement sa main sur l’épaule de son conjoint.
Puis vient l’attente. Joe arpente le bitume, en quête de son prochain client. Les plans sont longs et répétitifs. Ils expriment ce que Macadam Cowboy (John Schlesinger, 1969) n’illustre pas forcément, c’est-à-dire l’ennui de la prostitution, l’attente interminable pour le gigolo.
Contrairement aux personnages de
Macadam Cowboy, Joe n’a aucune ambition ou espérance. Il vit, se prostitue et s’endort paisiblement. Il ne rêve d’aucun ailleurs à atteindre. Le jeune homme reste attaché à son territoire, constitué de son appartement et des ruelles limitrophes. Le seul souhait qu’il formule est dérisoire : il demande à son épouse de laver son linge pour pouvoir travailler.
Le film expose le désenchantement du sexe, dû à son extrême banalisation. La permissivité est totale. Joe a des relations sexuelles devant deux travestis et Géraldine caresse son amie d’enfance sans être gênée par la présence de son époux. Nous assistons à la désertion de l’Eros. Le corps, continuellement nu, est désexualisé. Les bavardages sexuels incessants terminent de tuer le désir, en supprimant ses zones d’ombre. Le désir ne dispose plus d’espaces non-discursifs où se dissimuler. Surexposé à la lumière, il se dilate, se désagrège et finit par disparaître.

La chosification du corps
Le corps de Joe est réduit à une marchandise qu’il peut négocier en fonction des fantasmes de sa clientèle. L’épaule du personnage est tatouée. Morrissey la filme fréquemment. On peut lire son nom : « Little Joe ». Le corps consommé et sérialisé (thèmes très warholiens) nécessite un signe de reconnaissance. Une marque sur l’épiderme qui affirme l’identité d’un individu menacé par sa chosification.
Les rencontres urbaines sont imprévisibles. Joe devient le modèle d’un vieil homme, qui souhaite dessiner les courbes voluptueuses de son anatomie. L’artiste est fasciné par le volume et les mouvements de ses muscles. Le geste et la parole artistique transforment une nouvelle fois le corps en chose.
« Le culte du corps est l’impression première derrière tout art ». Cette phrase résume la démarche de Morrissey, qui profite lui-même de la beauté de Joe pour réaliser son film. Flesh insinue ainsi, à travers l’acte de réalisation, que le corps constitue l’impression-limite de l’activité créatrice. L’épaisseur de l’art ne dépasse pas la surface de la peau.
Une ancienne petite amie de Joe souhaite siliconer ses seins.
« Mon esprit a atteint ses limites. (…) Si je m’instruis trop, je ne serais pas heureuse, car plus on s’instruit, plus on déprime ». Le savoir et la pensée n’ont aucune valeur commerciale. Le corps, quant à lui, peut se vendre et rapporter de l’argent. La fille n’est pas une strip-teaseuse par hasard. Les artifices chirurgicaux dénotent les potentialités illimités du corps, que l’on peut transformer en fonction de ses attentes.
Joe rend visite à un ami culturiste, qui prône les vertus de la gymnastique. La santé du corps est un impératif à respecter. Nous rejoignons le discours de la jeune femme. Morrissey démontre avec cynisme l’aberration de cette pensée. Le culturiste a des troubles érectiles. La puissance de la chair est donc célébrée par un impuissant, qui est victime de ses troubles psychiques. Le corps reste subordonné à l’esprit.

L’omniprésence de la nudité corporelle est source de malaise. La construction de
Flesh (jusqu’au titre), évoque l’obsession de la plasticité de la chair. La dernière séquence accentue cette impression déroutante. Le corps de Joe est instrumentalisé par son épouse, qui profite passivement de l’argent qu’il vient de gagner. Elle exhibe fièrement son mari à son amie, comme s’il s’agissait d’un vulgaire objet de collection. Au début du film, elle emballe d'ailleurs le sexe de son mari dans un foulard, comme pour protéger cet outil de travail qui permet de subvenir aux besoins de sa famille.
Le protagoniste s’est prostitué durant toute la journée pour permettre à l'amie de sa femme d’avorter. La seule récompense qu’il en retire est d’entendre celle-ci reprocher à Géraldine de s’être bêtement enchaînée à Joe en l’épousant. Le jeune homme, quant à lui, est trop épuisé pour réagir. Il s’endort paisiblement après cette journée de labeur, enfouissant ses blessures secrètes dans un sommeil mérité.
Aurélien Portelli
______________________
[1] Bertrand Tavernier, Jean-Pierre Coursodon, 50 ans de cinéma américain, Paris, Editions Omnibus, 1995, p. 722.
[2] Warhol bat tous les records avec Empire (huit heures) et surtout Four Stars (vingt-cinq heures).
FLESH
Réalisation :
Paul Morrissey. Interprétation : Joe Dallessandro, Geraldine Smith, Candy Darling. Origine : Etats-Unis. Année : 1968. Durée : 1h25.
La trilogie de Morrissey : Flesh - Trash - Heat.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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