L’œuvre de Jean-Daniel Pollet n’a pas la reconnaissance qu’elle mérite. En témoigne l’insuccès de la rétrospective qui lui fut consacrée en octobre 2001 au Centre Pompidou. Selon Émile Breton, « Il y avait dix-neuf personnes dans la salle, les animateurs du débat compris »[1], lors de la projection de Ceux d’en face (2001). L’ordre (1974) n’est malheureusement pas mieux connu. Ce documentaire de combat présente le portrait éclaté de Raimondakis, un des nombreux lépreux qui fut victime de l’arbitraire du gouvernement grec, comme l’annonce le narrateur dans la séquence d’ouverture : « En 1904, l'Etat décide de les enfermer. La police les arrête partout et les met dans cette île de Spinalonga, là, juste à côté de la Crête, pour qu'ils y finissent leurs jours, isolés, dangereux pour la société. Bon. Ils s'installent là et s'organisent une vie. (…) Tout à coup, on trouve un moyen de lutter contre la maladie. Les types ne sont plus condamnés. On peut refaire des projets. Alors, plus de raison de les enfermer. Donc, en 1956, on retire tout le monde de là, et on les amène ici, dans cette station, près d'Athènes, pour qu'ils se remettent avant de retourner dans le monde. Mais voilà, ils ne retournent pas dans le monde ». Ils ne reviennent pas car le monde ne veut plus d’eux ; et qu’ils ne veulent plus du monde non plus. Réaction bien légitime que la suite du film se charge d’expliquer.
La parole retrouvée
Plusieurs journalistes sont déjà venus visiter Spinalonga. Mais à chaque fois, les lépreux furent floués et terriblement déçus. On se déplaçait uniquement pour voir le spectacle de la monstruosité. Les intentions de Pollet sont bien différentes. Le réalisateur ne considère jamais Raimondakis comme un défiguré ou un homme effrayant. Les plans où il apparaît font surgir, sans détour, son visage de l’ombre à laquelle on l’avait condamnée. Il n’est donc pas étonnant que le cinéaste filme Raimondakis non pas dans l’hôpital, mais à l’extérieur de celui-ci. A l’air libre, loin des barrières sanitaires dressées par les autorités médicales. La luminosité méridionale épouse ainsi les formes du visage du lépreux. Elle rehausse les aspérités de sa peau, qui devient elle-même langage et témoignage de sa condition. « Devant moi cette statue antique. Quand je le vois là, je ne pense pas à la lèpre, je pense à lui, Raimondakis, à personne d'autre. Je vois bien que ses yeux ne sont plus des yeux, mais derrière, il y a mieux que le regard, cette espèce d'écran très mystérieux. Les courbes des yeux sont en rapport avec celles de la bouche. Et, en fait, cette asymétrie, toutes ces asymétries dans son visage, au lieu de lui conférer justement la laideur, lui donne une sorte de multiplicité absolument extraordinaire. La carte de ce visage m'évoque un volcan, une montagne sur lesquels serait passé un torrent de pluie qui aurait raviné, modelé naturellement un paysage »[2]. Les images en noir et blanc feraient presque croire que Raimondakis est une relique. Mais Pollet refuse de le reléguer à un ersatz de l’histoire. Le lépreux, malgré son ostracisme, est toujours vivant. Le cinéaste veut lui offrir la visibilité dont il a été privé pendant un demi-siècle. Il filme donc également le personnage en couleur, pour que le spectateur des années 1970 puisse le voir comme l’un de ses contemporains. Le film nous engage par conséquent à regarder autrement ce faciès ravagé. Certes, les gros plans surprennent de prime abord, ne suscitant que pitié et révulsion. Puis l’œil s’habitue peu à peu, tandis que le récit de cet homme nous fait oublier les stigmates de la lèpre, et oriente notre regard vers son humanité intérieure.
L’élocution de Raimondakis est difficile. Sa voix rocailleuse semble surgir d’outre-tombe. Mais il peut enfin parler du calvaire enduré par ses frères, parqués dans une réserve pour crever en anonyme. Galerie silencieuse de visages et de corps davantage profanés par un pouvoir coercitif que par la maladie. Le film peut donc être vu comme une anamnèse, qui réactive dans la conscience collective un lieu de mémoire longtemps refoulé. Et c’est finalement un nom que Pollet redonne au lépreux. Raimondakis. Un nom proscrit dans son village natal, et qui n’intéresse plus personne ; à part Pollet et quelques spectateurs touchés par la grâce qui se dégage du protagoniste.
Les longs travellings montrent les rues désertes, les bâtiments abandonnés, les intérieurs livides, les sentiers abrupts au bord de la falaise, et donnent l’impression au spectateur de devenir lui-même un de ces ostracisés, dont la présence hante toujours les environs. La voix off du réalisateur tutoie d’ailleurs le public pour lui faire prendre conscience de l’injustice que les résidants de Spinalonga ont pu ressentir durant leur exil.
La remise en cause de l'anormalité
Pollet demande : « Quand devient-on lépreux ? ». On le devient non pas en contractant la maladie, mais lorsque la lèpre commence à se voir. C’est d’abord le regard de l’autre qui est à l’origine de la ségrégation. Puis le regard médical, qui dessine les pourtours d’une ligne immunitaire, afin de séparer le bien-portant du malade.
Le film exprime un sentiment de honte. Honte d’avoir laissé des hommes pourrir sur une île. Honte de leur avoir confisqué leur droit à la décence. Pollet ne se révolte jamais contre la maladie. Il s’insurge contre l’ordre, qui condamne, emprisonne, déshumanise. Il dénonce le pouvoir politique qui régule la vie des hommes libres et non-libres, ainsi que le biopouvoir médical qui oppose le bien-portant et le malade, le sain d’esprit et le fou, l’homme inoffensif et la créature dangereuse. On peut du reste rapprocher le film de Pollet et la critique foucaldienne de la médecine moderne (cf. Les anormaux, Le pouvoir psychiatrique) qui s’insinue, dès le XVIIIe siècle – à l’instar des autres formes de pouvoir et de savoir – dans toutes les pliures de la vie humaine. « Même lorsque tu sais pourquoi tu es là, pour crever, tu as envie de t’organiser ». Les lépreux ont ainsi créé des modes de vie et un langage spécifiques à leurs besoins. Là où le biopouvoir laisse les corps livrés à eux-mêmes, la vie peut de nouveau s’organiser plus librement sur Spinalonga, malgré la maladie.
La découverte d’un nouveau médicament qui arrête la progression du mal arrive trop tard. Aucune famille n’attend les lépreux à leur retour. Nul employeur ne souhaite les embaucher. Les stigmates de la lèpre empêchent le malade de retrouver une vie normale, même s’il n’est plus contagieux. « Il aurait mieux valu ne pas sortir », dit la voix off. En effet, l’hôpital a brisé les sociabilités apaisantes de l’île. Désormais, les lépreux sont considérés comme des impotents qu’il faut garder à l’abri du regard des autres. Nouvelle prison. Le pouvoir médical a repris ses droits sur la vie. « La lèpre des médecins, c’est l’ordre. Les mauvais d’un côté, les bons de l’autre ».
D’où cette autre interrogation : où se situe la frontière qui sépare la normalité de l’anormalité ? Pollet démontre avec facilité que ces deux états se côtoient intimement dans un même corps, soumis à différents rapports de force et d’altération. L’anormalité définie par la médecine perd dès lors tout son sens.
Au final, Raimondakis plaint ses contemporains, pour leur arrogance et leur décadence. A Spinalonga, les lépreux veillaient toujours leurs mourants, alors que dans le monde libre, les familles abandonnent leurs malades dans les structures hospitalières. Derrière la laideur repoussante de la lèpre, il y a une croyance en la dignité humaine qui échappe à la civilisation des bien-portants.
La parole retrouvée
Plusieurs journalistes sont déjà venus visiter Spinalonga. Mais à chaque fois, les lépreux furent floués et terriblement déçus. On se déplaçait uniquement pour voir le spectacle de la monstruosité. Les intentions de Pollet sont bien différentes. Le réalisateur ne considère jamais Raimondakis comme un défiguré ou un homme effrayant. Les plans où il apparaît font surgir, sans détour, son visage de l’ombre à laquelle on l’avait condamnée. Il n’est donc pas étonnant que le cinéaste filme Raimondakis non pas dans l’hôpital, mais à l’extérieur de celui-ci. A l’air libre, loin des barrières sanitaires dressées par les autorités médicales. La luminosité méridionale épouse ainsi les formes du visage du lépreux. Elle rehausse les aspérités de sa peau, qui devient elle-même langage et témoignage de sa condition. « Devant moi cette statue antique. Quand je le vois là, je ne pense pas à la lèpre, je pense à lui, Raimondakis, à personne d'autre. Je vois bien que ses yeux ne sont plus des yeux, mais derrière, il y a mieux que le regard, cette espèce d'écran très mystérieux. Les courbes des yeux sont en rapport avec celles de la bouche. Et, en fait, cette asymétrie, toutes ces asymétries dans son visage, au lieu de lui conférer justement la laideur, lui donne une sorte de multiplicité absolument extraordinaire. La carte de ce visage m'évoque un volcan, une montagne sur lesquels serait passé un torrent de pluie qui aurait raviné, modelé naturellement un paysage »[2]. Les images en noir et blanc feraient presque croire que Raimondakis est une relique. Mais Pollet refuse de le reléguer à un ersatz de l’histoire. Le lépreux, malgré son ostracisme, est toujours vivant. Le cinéaste veut lui offrir la visibilité dont il a été privé pendant un demi-siècle. Il filme donc également le personnage en couleur, pour que le spectateur des années 1970 puisse le voir comme l’un de ses contemporains. Le film nous engage par conséquent à regarder autrement ce faciès ravagé. Certes, les gros plans surprennent de prime abord, ne suscitant que pitié et révulsion. Puis l’œil s’habitue peu à peu, tandis que le récit de cet homme nous fait oublier les stigmates de la lèpre, et oriente notre regard vers son humanité intérieure.
L’élocution de Raimondakis est difficile. Sa voix rocailleuse semble surgir d’outre-tombe. Mais il peut enfin parler du calvaire enduré par ses frères, parqués dans une réserve pour crever en anonyme. Galerie silencieuse de visages et de corps davantage profanés par un pouvoir coercitif que par la maladie. Le film peut donc être vu comme une anamnèse, qui réactive dans la conscience collective un lieu de mémoire longtemps refoulé. Et c’est finalement un nom que Pollet redonne au lépreux. Raimondakis. Un nom proscrit dans son village natal, et qui n’intéresse plus personne ; à part Pollet et quelques spectateurs touchés par la grâce qui se dégage du protagoniste.
Les longs travellings montrent les rues désertes, les bâtiments abandonnés, les intérieurs livides, les sentiers abrupts au bord de la falaise, et donnent l’impression au spectateur de devenir lui-même un de ces ostracisés, dont la présence hante toujours les environs. La voix off du réalisateur tutoie d’ailleurs le public pour lui faire prendre conscience de l’injustice que les résidants de Spinalonga ont pu ressentir durant leur exil.
La remise en cause de l'anormalité
Pollet demande : « Quand devient-on lépreux ? ». On le devient non pas en contractant la maladie, mais lorsque la lèpre commence à se voir. C’est d’abord le regard de l’autre qui est à l’origine de la ségrégation. Puis le regard médical, qui dessine les pourtours d’une ligne immunitaire, afin de séparer le bien-portant du malade.
Le film exprime un sentiment de honte. Honte d’avoir laissé des hommes pourrir sur une île. Honte de leur avoir confisqué leur droit à la décence. Pollet ne se révolte jamais contre la maladie. Il s’insurge contre l’ordre, qui condamne, emprisonne, déshumanise. Il dénonce le pouvoir politique qui régule la vie des hommes libres et non-libres, ainsi que le biopouvoir médical qui oppose le bien-portant et le malade, le sain d’esprit et le fou, l’homme inoffensif et la créature dangereuse. On peut du reste rapprocher le film de Pollet et la critique foucaldienne de la médecine moderne (cf. Les anormaux, Le pouvoir psychiatrique) qui s’insinue, dès le XVIIIe siècle – à l’instar des autres formes de pouvoir et de savoir – dans toutes les pliures de la vie humaine. « Même lorsque tu sais pourquoi tu es là, pour crever, tu as envie de t’organiser ». Les lépreux ont ainsi créé des modes de vie et un langage spécifiques à leurs besoins. Là où le biopouvoir laisse les corps livrés à eux-mêmes, la vie peut de nouveau s’organiser plus librement sur Spinalonga, malgré la maladie.
La découverte d’un nouveau médicament qui arrête la progression du mal arrive trop tard. Aucune famille n’attend les lépreux à leur retour. Nul employeur ne souhaite les embaucher. Les stigmates de la lèpre empêchent le malade de retrouver une vie normale, même s’il n’est plus contagieux. « Il aurait mieux valu ne pas sortir », dit la voix off. En effet, l’hôpital a brisé les sociabilités apaisantes de l’île. Désormais, les lépreux sont considérés comme des impotents qu’il faut garder à l’abri du regard des autres. Nouvelle prison. Le pouvoir médical a repris ses droits sur la vie. « La lèpre des médecins, c’est l’ordre. Les mauvais d’un côté, les bons de l’autre ».
D’où cette autre interrogation : où se situe la frontière qui sépare la normalité de l’anormalité ? Pollet démontre avec facilité que ces deux états se côtoient intimement dans un même corps, soumis à différents rapports de force et d’altération. L’anormalité définie par la médecine perd dès lors tout son sens.
Au final, Raimondakis plaint ses contemporains, pour leur arrogance et leur décadence. A Spinalonga, les lépreux veillaient toujours leurs mourants, alors que dans le monde libre, les familles abandonnent leurs malades dans les structures hospitalières. Derrière la laideur repoussante de la lèpre, il y a une croyance en la dignité humaine qui échappe à la civilisation des bien-portants.
Aurélien Portelli
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[1] Emile BRETON « Jean-Daniel Pollet et les colères d’Antoine », in L’humanité, 6 octobre 2001.
[2] J.-D. POLLET et C. LEBLANC, L'entrevue, Paris, Edition de l'œil, 1998.
[2] J.-D. POLLET et C. LEBLANC, L'entrevue, Paris, Edition de l'œil, 1998.
L'ORDRE
Réalisation : Jean-Daniel Pollet. Interprétation : Raimondakis. Origine : France. Genre : documentaire. Durée : 44 mn. Année : 1974.
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