jeudi 8 juin 2006

Une architecture de la décomposition

Gilles Bourdos est une figure de proue du jeune cinéma français. En témoigne Inquiétudes (2003) – son deuxième long-métrage après Disparus (1998) – adapté du roman A sight for sore eyes de Ruth Rendell. Bruno (Grégoire Colin) est étudiant en art contemporain et essaie d’échapper à l’univers familial qui l’oppresse. Une nuit, aveuglé par la rage, il tue froidement son oncle (Etienne Chicot). Quelques semaines plus tard, il a une liaison avec Elise (Julie Ordon), qui a été témoin de l’assassinat de sa mère lorsqu’elle était enfant. Anne (Brigitte Catillon), la belle-mère de la jeune femme, veut la protéger en exerçant sur elle une surveillance continue. Elle ne peut cependant empêcher Elise se s'enfuir avec Bruno, qui est happé dans une spirale meurtrière et s'enferme peu à peu dans la folie.
Malgré un synopsis qui pourrait tromper, Inquiétudes n’est pas un thriller au sens traditionnel du terme. La série des crimes n’évoque jamais le sujet premier du film, et représente seulement les rouages permettant à l’engrenage narratif de fonctionner. La structure déroutante et le déroulement discontinu de l’intrigue terminent quant à eux de briser les repères spectatoriels.
La réussite de l’œuvre, en dehors de ses qualités scénaristiques, repose sur la fluidité de la photographie, dirigée par Mark Lee Pink-Bing (connu pour ses collaborations avec le réalisateur taïwanais Hou Hsio Hsien). La plasticité des cadrages et la beauté de la lumière accordent au film une place importante dans la cinématographie hexagonale. Les longs mouvements de caméra, que Gilles Bourdos préfère aux plans fixes, se révèlent très judicieux lorsque les personnages évoluent dans de vastes ensembles. Ils permettent de donner davantage d’ampleur à la volumétrie des lieux. Cette impression est flagrante dans les séquences situées dans la maison où se réfugient les deux protagonistes. Multipliant les défis techniques, le cinéaste joue sur les perspectives et les déplacements de la caméra pour filmer l’espace dans sa totalité. Le travelling devient ainsi le corollaire indispensable de la troisième dimension - espace imaginaire au cinéma.
Les plans commencent souvent à partir d’un mur ou d’un élément du décor. Dans une scène, l’oncle de Bruno se saoule pour oublier la mort de son frère. Le jeune homme se cache et le regarde à son insu. La caméra subjective est placée derrière la porte, oscille plusieurs fois et indique que le personnage hésite à rentrer dans la pièce. Ce procédé permet évidemment au public de participer à la narration. Un autre plan débute derrière un mur, mais aucun témoin ne se trouve hors-champ. Le spectateur est troublé. Il se demande qui peut bien espionner les personnages, avant de se rendre compte qu’il est lui même le voyeur qu’il recherche. L’exercice de désorientation fonctionne à merveille.
Le plan-séquence est l’unité langagière privilégiée du réalisateur, qu’il utilise pour donner un relief supplémentaire aux objets et aux sujets qui peuplent son film. Le flux continu des images accroît ainsi le potentiel des acteurs, que Gilles Bourdos dirige à la perfection. Celui-ci évite les lieux communs du rapport amoureux. Les amants communiquent très peu ensemble. Les principales indications proviennent de la voix off d’Elise, qui commente, comme dans un journal intime, l’évolution de sa relation avec Bruno.
Les personnages ont en commun d’avoir subi une enfance traumatisante. Bruno détruit les meubles qui appartenaient à son père pour liquider symboliquement son hérédité familiale. Elise souhaite se débarrasser de la tutelle de sa belle-mère qui empêche la cicatrisation de son passé. Mais l’ambiguïté de leur histoire d’amour semble décupler le pathos de leur vécu.
L’enfermement représente le leitmotiv du film. Bruno veut piéger « quelque chose de beau » dans l’œuvre d’art qu’il élabore. Cette chose sera Elise. Il souhaite confisquer sa beauté pour éviter son inéluctable dégénérescence. Le corps n’est pas éternel. L’artiste fait le rêve dérisoire d’empêcher le papillon de mourir en le gardant enfermé dans sa main.
Le corps resplendissant de fraîcheur de la jeune femme, cloîtrée dans sa prison de verre, s’oppose bien évidemment aux cadavres en décomposition que Bruno a cachés derrières les murs. La mort et la putréfaction règnent dans les interstices qui séparent la cage du monde réel. Et c’est justement tout le paradoxe de l’omniprésence du blanc, qui représente le vide, la matière inerte. La pureté de la mort qui s’oppose à la chair en décomposition. Nouvelle utopie.
La valeur polysémique du blanc contraste avec le vert du monde de l’enfance et de la cellule familiale. Cette couleur, très présente dans les plans où Bruno est confronté à son oncle et où Elise subit la paranoïa de sa belle-mère, évoque la laideur du passé. Autrement dit, l’environnement parental sordide de Bruno et le meurtre de la mère d’Elise. Le blanc, c’est donc aussi le désir d’oubli et le rejet du mal qui ronge les personnages.
L’araignée est finalement victime de sa propre toile. Bruno tombe accidentellement dans un trou et se retrouve coincé dans les fondations de la villa. Son chef-d’œuvre devient son tombeau. Emmuré vivant, il ira rejoindre les corps pourrissants de ses victimes. Inversement, Elise est sauvée. Un ultime travelling la montre rayonnante, au milieu d’une immense pièce blanche. La couleur évoque cette fois une victoire : celle de la volonté de vivre face à la pesanteur de la mémoire.

Aurélien Portelli

INQUIETUDES. Réalisation : Gilles Bourdos. Interprétation : Grégoire Colin, Julie Ordon, Brigitte Catillon. Origine : France. Durée : 2h17. Année : 2004.

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