
La stratégie de la mise en scène est d’opposer sans cesse, dans un langage onirique, la faible carrure et la grandeur d’âme d’Hirohito. Isolée dans le silence et la pénombre de son blockhaus, la lumière de cet astre, symbole de l’homogénéité nationale, n’est plus qu’artificielle. Le cérémoniel impérial est le dernier procédé qui permet de sauver les apparences.
Hirohito, à la fois digne et ridicule, s’occupe de biologie marine et de poésie, tandis que son pays est en flamme. Mais l’insignifiance du personnage dissimule en fait un esprit peu commun. « Au nom de la tranquillité, de la prospérité et de la paix, il décide d’abandonner sa nature et ses origines divines»[1]. Dieu se fait homme pour sauver son peuple. Selon le réalisateur : « Il n’était pas facile de prendre ce genre de décision, bafouant ainsi la tradition japonaise. En août 1945, des centaines de suicides traditionnels de hauts dignitaires, certains d’ailleurs commis devant le palais de l’Empereur, ont traumatisé le pays. (…) Hirohito a eu non seulement le courage, de son vivant, de renoncer à son passé, mais aussi de garantir à son pays un avenir décent »[2].

Secondement, quelle valeur donner à la subjectivité du cinéaste ? Subjugué par la courageuse décision d’Hirohito, Sokourov choisit de ne pas évoquer les nombreux crimes de guerre auquel l’Empereur a participés. Sa manière de revisiter l’histoire est troublante. Les historiens japonais ont démontré depuis longtemps qu'Hirohito avait notamment soutenu l’invasion de la Mandchourie en 1931 et avait laissé l’armée martyriser la population chinoise, au mépris des conventions internationales. Il avait également autorisé l’utilisation d’armes chimiques à la fin de la guerre sino-japonaise. Les atrocités commises et légitimées par l'Empereur sont innombrables.
On ne peut comprendre ce désir de réhabiliter le monarque sans garder à l’esprit deux films historiques que Sokourov a précédemment réalisés : Moloch, qui retrace une journée de la vie d’Hitler, et Taureau, qui relate les derniers jours de Lénine. Pour le réalisateur, ces dirigeants politiques, contrairement à Hirohito, sont « sans remords et sans humilité »[3].
Néanmoins, la construction du personnage, dont les mœurs et la personnalité paraissent si innocentes, ne permet pas de deviner ses crimes. Au spectateur donc d’avoir des connaissances préalables et de garder suffisamment de distance critique par rapport à l’histoire.

Mac Arthur reste dubitatif lorsqu’il rencontre Hirohito : « Je ne comprendrais jamais comment de tels individus contrôlent le monde et envoient à la mort des millions de gens ». De quels gens s’agit-il ? Le général américain parle-t-il des civils, des soldats japonais et/ou de leurs victimes ? La phrase qu'il prononce reste bien vague concernant les crimes et la responsabilité politique de l’Empereur.
Cette vision amnésique, voire révisionniste de l’histoire pose problème. Toutefois, elle permet, au-delà des maladresses discursives du réalisateur (qu’il assume du reste parfaitement), d’orienter la réflexion historique vers de nouveaux horizons.
Immédiatement, on pense au double événement à peine évoqué dans le film, mais qui ne cesse de travailler la conscience du spectateur. Hiroshima et Nagasaki. Le récit, dans son ensemble, s’articule autour de ce cataclysme, qui a bouleversé le devenir de l'humanité. Pour la première fois dans l’histoire de l’armement, il était possible de tuer massivement à distance, et surtout de continuer de tuer à cause des radiations émises. 210 000 Japonais furent éliminés en quelques instants. Plusieurs milliers de civils irradiés décèderont des années plus tard.
Le soleil met au jour la décence d’Hirohito dans les derniers moments du conflit, et donne la possibilité à la nation de retrouver une certaine dignité à travers le sacrifice de son Empereur. Ce genre d’œuvre participe ainsi à rééquilibrer la mémoire nippone, face aux innombrables films de guerre qui présentent les Japonais comme des assassins et des tortionnaires. Mais est-ce suffisant pour valider le discours historique du film ?
Aurélien Portelli
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[1] Selon la tradition shinto, l'Empereur descendrait d’Amaterasu, la déesse du soleil.
[2] Cf. « Déclaration d’intention », in Dossier de presse du film.
[3] Cf. « Déclaration d’intention », op. cit.
[1] Selon la tradition shinto, l'Empereur descendrait d’Amaterasu, la déesse du soleil.
[2] Cf. « Déclaration d’intention », in Dossier de presse du film.
[3] Cf. « Déclaration d’intention », op. cit.
LE SOLEIL
Réalisation : Alexandre Sokurov. Interprétation : Issey Ogata, Robert Dawson, Kaori Momoi. Origine : France, Russie, Italie, Suisse. Durée : 1h50. Année : 2006.
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