D’un film qui décrit le présent du « compromis historique » à travers le prisme du passé de l'Emilie, 1900 demeure désormais une oeuvre d'histoire qui évoque justement l'existence de cette double temporalité. Bertolucci s’est prononcé au début des années 1990 sur l’actualisation du contenu politique de 1900, alors que le PCI venait à peine de changer d’appellation : « La lecture purement politique est quelque peu superficielle sinon vulgaire mais c'est un film que je ne pouvais faire que dans ces années-là : je l’ai tourné en 1974-75 et il est sorti en 1976. Je ne pourrais pas le faire aujourd'hui car c'est le fruit d'une conjonction entre un certain besoin de retourner à Parme, de regarder en arrière et l'état politique de l'Italie à ce moment précis, le moment du meilleur Berlinguer quand il avait préfiguré "le compromis historique", à savoir la fusion entre le prolétariat communiste et catholique, une formule très italienne»[1]. Selon le réalisateur, un film tel que 1900 ne pourrait plus être réalisé de nos jours car « il ne correspondrait plus à rien ».
Le rapide effondrement des Etats communistes européens au début des années 1990 impose une lecture du film qui nous amène à penser que ses mécanismes idéologiques ne fonctionnent plus. L’utopie révolutionnaire du film reste donc purement fantasmatique. Dès lors, on perçoit 1900 en fonction du vide utopique actuel. La ruine des idéologies a ici fait son œuvre.
En 1991, Bertolucci confie d’ailleurs ce malaise : « Je n'arrive plus à ressentir les sentiments que je souhaitais éprouver au milieu des années 70. Cela est dû à une série de déceptions, de promesses manquées. Je crois que tout a commencé lorsque les idéologies sont entrées en crise ; elles sont devenues de plus en plus transparentes, elles ont perdu du corps, de la puissance et c'est quelque chose que j'ai perçu avant même que ça n'arrive. Puis tout à coup il y a eu un an ou deux, l'histoire a décidé que tout devait changer. Et cette absence, ce manque d’idéologie actuelle me laisse comme orphelin »[2].
Pourtant 1900 garde un intérêt social, qui ne correspond plus forcément à ses perspectives politiques (hormis du point de vue historiographique) mais à sa fonction mémorielle. Bertolucci a inscrit sur pellicule la mémoire rurale de l'Emilie. Une mémoire fixée en 1976 mais qui nous montre des visages qui, selon le cinéaste, n'ont rien perdu de leur authenticité d'autrefois.
La mémorialité de 1900 est double. Premièrement, le film reconstitue les modes de vie des paysans de la première moitié du siècle, interprétés par des figurants ayant réellement vécu cette période durant leur jeunesse. Bertolucci dédie d’ailleurs 1900 à ces hommes qui ont passé leur vie à labourer les champs de l’Emilie, ce qui confère au film la dimension d’un hommage grandiose à la paysannerie. Secondement, le cinéaste inscrit avec ce film une véritable « plaque commémorative » dans l’histoire du cinéma italien, en témoignant de la résistance des paysans face au fascisme durant tout le deuxième acte.
Cette mémorialité dépend de l’aspect politique du film. Tout d’abord, Bertolucci a voulu démontrer la vitalité de la culture paysanne, et ainsi prouver qu’elle n’avait pas disparue. « De nos jours, si c’est vrai que la culture agraire des patrons est morte, il est faux de dire que la culture paysanne est morte. La culture des patrons est récente, disons du XIXe siècle. La bourgeoisie agraire est venue avec la fin des latifundistes et le passage au libéralisme. La culture paysanne date de bien plus longtemps que cela. C'est une culture vraiment archaïque, mais encore très vive »[3]. En conséquence, l’évocation de la mémoire rurale sert à déprécier la culture bourgeoise et à accentuer l’importance que revêt le prolétariat aux yeux du cinéaste.
Selon le réalisateur, le communisme aurait également permis à la culture paysanne de ne pas périr. Au cours d’une interview avec ce dernier, Jean Gili évoque que « Dans ses “Ecrits corsaires”, Pasolini montre que la société de consommation est une forme de fascisme qui tend à détruire toutes les cultures »[4]. Bertolucci lui répond : « J'ai fait un peu Novecento pour engager un dialogue avec Pasolini sur ce sujet. Je voulais lui montrer qu'en Emilie comme par miracle le phénomène ne s'était pas produit. En Emilie, grâce au socialisme puis au communisme, les paysans ont vraiment réussi à prendre conscience que leur culture était un trésor important et la destruction qu’évoque Pasolini ne s'est pas produite. Je voulais lui faire voir que j'avais trouvé des centaines de visages qui n'étaient pas des visages effacés, banalisés, par la société de consommation mais des visages qui étaient restés les mêmes que ceux dont je me souviens lorsque j'avais huit ans, les mêmes visages qu’avant la guerre »[5]
Le film fonctionne aujourd’hui comme une œuvre d’histoire car la réalité historique qu'il exprime n'est plus d'actualité. Les images proposent un discours sur lequel l'histoire s'est refermée. Selon François Garçon « Le film, quelle que soit sa nature, est donc promu au rang de sources historiques. Par le biais du film, l'historien s'emploiera à reconstituer un équipement culturel révolu. Il tentera d'accéder à cet imaginaire qui précède l'émergence des représentations, des concepts et des techniques. Bref pour l'historien le film a un usage qui devient sans limites »[6].
Le fait que le propos politique du film ne soit plus d’actualité participe efficacement à intégration dans la mémoire spectatorielle. Peu à peu, les personnages et les événements historiques du film sont assimilés à cette grande mémoire que possède l’individu et qui lui permet d’appréhender l’Histoire, c’est à dire la connaissance mutilée d’un passé collectif continuant de vivre dans le temps présent de la conscience. Aussi, l’historicité du film se réalise-t-elle grâce à cet effort de remémoration, dans lequel le propos de 1900 se désagrège finalement pour devenir une mémoire de l’histoire ; ou plutôt d’une histoire parmi tant d’autres.
Enfin, la dernière étape du processus de mémorisation correspond à « l’oubli » du support filmique. Le spectateur s’approprie en quelque sorte la connaissance historique de 1900 sans faire directement référence au film. Il y a donc oubli de l’existence immédiate de la trace filmique
Paul Ricœur démontre que l’oubli permet non pas forcément d’égarer la trace, mais de la rendre vacante, pour réaliser justement le processus de distanciation[7]. Dès lors, les images filmiques sont assimilées dans l’esprit du spectateur grâce au travail de maturation de la mémoire. Cette opération lui permet d’intégrer les images à ses propres souvenirs et de les incorporer à son savoir. C’est en se refermant sur elle-même que l’histoire fonctionne comme phénomène de reconnaissance mémorielle d’une réalité qui n’existe plus.
Le rapide effondrement des Etats communistes européens au début des années 1990 impose une lecture du film qui nous amène à penser que ses mécanismes idéologiques ne fonctionnent plus. L’utopie révolutionnaire du film reste donc purement fantasmatique. Dès lors, on perçoit 1900 en fonction du vide utopique actuel. La ruine des idéologies a ici fait son œuvre.
En 1991, Bertolucci confie d’ailleurs ce malaise : « Je n'arrive plus à ressentir les sentiments que je souhaitais éprouver au milieu des années 70. Cela est dû à une série de déceptions, de promesses manquées. Je crois que tout a commencé lorsque les idéologies sont entrées en crise ; elles sont devenues de plus en plus transparentes, elles ont perdu du corps, de la puissance et c'est quelque chose que j'ai perçu avant même que ça n'arrive. Puis tout à coup il y a eu un an ou deux, l'histoire a décidé que tout devait changer. Et cette absence, ce manque d’idéologie actuelle me laisse comme orphelin »[2].
Pourtant 1900 garde un intérêt social, qui ne correspond plus forcément à ses perspectives politiques (hormis du point de vue historiographique) mais à sa fonction mémorielle. Bertolucci a inscrit sur pellicule la mémoire rurale de l'Emilie. Une mémoire fixée en 1976 mais qui nous montre des visages qui, selon le cinéaste, n'ont rien perdu de leur authenticité d'autrefois.
La mémorialité de 1900 est double. Premièrement, le film reconstitue les modes de vie des paysans de la première moitié du siècle, interprétés par des figurants ayant réellement vécu cette période durant leur jeunesse. Bertolucci dédie d’ailleurs 1900 à ces hommes qui ont passé leur vie à labourer les champs de l’Emilie, ce qui confère au film la dimension d’un hommage grandiose à la paysannerie. Secondement, le cinéaste inscrit avec ce film une véritable « plaque commémorative » dans l’histoire du cinéma italien, en témoignant de la résistance des paysans face au fascisme durant tout le deuxième acte.
Cette mémorialité dépend de l’aspect politique du film. Tout d’abord, Bertolucci a voulu démontrer la vitalité de la culture paysanne, et ainsi prouver qu’elle n’avait pas disparue. « De nos jours, si c’est vrai que la culture agraire des patrons est morte, il est faux de dire que la culture paysanne est morte. La culture des patrons est récente, disons du XIXe siècle. La bourgeoisie agraire est venue avec la fin des latifundistes et le passage au libéralisme. La culture paysanne date de bien plus longtemps que cela. C'est une culture vraiment archaïque, mais encore très vive »[3]. En conséquence, l’évocation de la mémoire rurale sert à déprécier la culture bourgeoise et à accentuer l’importance que revêt le prolétariat aux yeux du cinéaste.
Selon le réalisateur, le communisme aurait également permis à la culture paysanne de ne pas périr. Au cours d’une interview avec ce dernier, Jean Gili évoque que « Dans ses “Ecrits corsaires”, Pasolini montre que la société de consommation est une forme de fascisme qui tend à détruire toutes les cultures »[4]. Bertolucci lui répond : « J'ai fait un peu Novecento pour engager un dialogue avec Pasolini sur ce sujet. Je voulais lui montrer qu'en Emilie comme par miracle le phénomène ne s'était pas produit. En Emilie, grâce au socialisme puis au communisme, les paysans ont vraiment réussi à prendre conscience que leur culture était un trésor important et la destruction qu’évoque Pasolini ne s'est pas produite. Je voulais lui faire voir que j'avais trouvé des centaines de visages qui n'étaient pas des visages effacés, banalisés, par la société de consommation mais des visages qui étaient restés les mêmes que ceux dont je me souviens lorsque j'avais huit ans, les mêmes visages qu’avant la guerre »[5]
Le film fonctionne aujourd’hui comme une œuvre d’histoire car la réalité historique qu'il exprime n'est plus d'actualité. Les images proposent un discours sur lequel l'histoire s'est refermée. Selon François Garçon « Le film, quelle que soit sa nature, est donc promu au rang de sources historiques. Par le biais du film, l'historien s'emploiera à reconstituer un équipement culturel révolu. Il tentera d'accéder à cet imaginaire qui précède l'émergence des représentations, des concepts et des techniques. Bref pour l'historien le film a un usage qui devient sans limites »[6].
Le fait que le propos politique du film ne soit plus d’actualité participe efficacement à intégration dans la mémoire spectatorielle. Peu à peu, les personnages et les événements historiques du film sont assimilés à cette grande mémoire que possède l’individu et qui lui permet d’appréhender l’Histoire, c’est à dire la connaissance mutilée d’un passé collectif continuant de vivre dans le temps présent de la conscience. Aussi, l’historicité du film se réalise-t-elle grâce à cet effort de remémoration, dans lequel le propos de 1900 se désagrège finalement pour devenir une mémoire de l’histoire ; ou plutôt d’une histoire parmi tant d’autres.
Enfin, la dernière étape du processus de mémorisation correspond à « l’oubli » du support filmique. Le spectateur s’approprie en quelque sorte la connaissance historique de 1900 sans faire directement référence au film. Il y a donc oubli de l’existence immédiate de la trace filmique
Paul Ricœur démontre que l’oubli permet non pas forcément d’égarer la trace, mais de la rendre vacante, pour réaliser justement le processus de distanciation[7]. Dès lors, les images filmiques sont assimilées dans l’esprit du spectateur grâce au travail de maturation de la mémoire. Cette opération lui permet d’intégrer les images à ses propres souvenirs et de les incorporer à son savoir. C’est en se refermant sur elle-même que l’histoire fonctionne comme phénomène de reconnaissance mémorielle d’une réalité qui n’existe plus.
Aurélien Portelli
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[1] Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, op. cit.
[2] Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, op. cit.
[3] Gidéon BACHMAN (propos du cinéaste recueillis par), « Bernardo Bertolucci », op. cit.
[4] Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[5] Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[6] François GARÇON, « Préambule : des noces anciennes », in Cinémaction, n°65, 4e trimestre 1992, 230 p., pp. 9-19.
[7] Cf. Paul RICOEUR, L’histoire, la mémoire, l’oubli, op. cit.
[1] Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, op. cit.
[2] Pierre PITIOT et Jean-Claude MIRABELLA, Sur Bertolucci, op. cit.
[3] Gidéon BACHMAN (propos du cinéaste recueillis par), « Bernardo Bertolucci », op. cit.
[4] Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[5] Jean A. GILI, Le cinéma italien, « entretien avec Bernardo Bertolucci », op. cit.
[6] François GARÇON, « Préambule : des noces anciennes », in Cinémaction, n°65, 4e trimestre 1992, 230 p., pp. 9-19.
[7] Cf. Paul RICOEUR, L’histoire, la mémoire, l’oubli, op. cit.
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